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BIHDING LIS! JUN 1 5 1923
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Universityof Toronto
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PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE
VERBALES
A\
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS.
ETUDE DE GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE
PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE
VERBALES
I
CHAIR ET VIANDE
LA NEUTRALISATION DE L'ARTICLE DÉFINI
A PROPOS DE CLAVELLUS
RÉSUMÉ DE CONFÉRENCES FAITES A L'ÉCOLE PRATIQUE
DES HAUTES ÉTUDES
PAR
J. GILLIÉRON
m 7 a v.
»9. 4- a*
EN VENTE
A LA LIBRAIRIE BEERSTECHER
NEUVEVILLE
C\NTON DE BERNE (SUISSE)
1915
x
PATHOLOGIE
*
ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
NOTES PRÉLIMINAIRES
Le titre de Pathologie et thérapeutique verbales que nous
nous proposons de donner à une série d'études dont voici
la première, n'est pas de nous. Il appartient à M. Mario
Roques et devait servir de titre à des travaux que nous
comptions publier en commun sur les mutilés phonétiques
et les substituts créés par la langue pour parer aux rencontres
homonymiquesqui menaçaient la plupart dans leurexistence.
Il nous a paru depuis susceptible d'une plus large attribu-
tion et tout à fait approprié aux recherches que nous avons
faites à l'École des Hautes-Études depuis l'apparition de
notre étude sur l'aire de clavellus. C'est sous ce titre
qu'avec l'approbation de M. Roques nous publions le pré-
sent travail.
VALEUR DES CARACTÈRES
Les formes latines sont en caractères gras (caro).
Les formes patoises sont en caractères italiques (tser).
Les formes ou types français sont en petites capitales (viande).
Les formes entre guillemets doivent être interprétées comme s'appli-
quant seulement aux valeurs sémantiques (« viande »).
— 2
CHAIR ET VIANDE EN FRANÇAIS.
Tandis que les autres romanes ont gardé au prolongement
de caro le sens ancien en sa plénitude, ou disons plutôt —
puisqu'il ne saurait jamais être question d'une équivalence
complète d'un mot d'une langue avec le correspondant
d'une autre — tandis que les autres langues romanes n'ont
pas éprouvé le besoin d'une scission dans la tradition
sémantique de caro, le français, à partir d'une époque qui
ne saurait remonter au delà du xve siècle, a restreint cette
tradition et l'a laissée envahir par vivenda.
Par son affectation à une partie sémantique de caro, le
mot viande a, peu à peu, perdu sa valeur étymologique de
« nourriture » qu'il avait gardée jusqu'à l'époque classique
de la littérature française, et qui existe encore de nos jours
dans certains parlers1.
La substitution partielle de vivenda à caro répond-elle à
une nécessité ou à une opportunité d'ordre sémantique ?
C'est peu probable, puisque ni les autres langues romanes,
ni, à notre connaissance du moins, les langues étrangères
avec lesquelles le français a été en contact direct, n'ont
éprouvé cette nécessité ou cette opportunité. S'agit-il, au
contraire, d'un hasard ? Mais, pareil hasard existe-t-il dans
une langue littéraire ?
D'ailleurs, dans les deux hypothèses, pourquoi vivenda,
dont le sens étymologique a survécu presque jusqu'à nos
jours à l'infiltration dans le domaine de caro, n'a-t-il pas
exercé tout son pouvoir sémantique vis-à-vis de caro ?
i. Nous l'avons signalée nous-même à Vionnaz, où vivenda désigne
le « pain et le fromage », nourriture essentielle des gens de ce pays. —
On verra plus loin comment s'explique la survie de viande « nour-
riture » encore longtemps après son intrusion dans caro.
pourquoi n'a-t-il pas laissé à ce dernier uniquement
l'aire d'où il ne pouvait le déloger (« chair » non alimen-
taire) et lui abandonne-t-il, notamment, la a chair » de
poisson ■ ?
Le latin caro, ou plus exactement carnem, devait abou-
tir en français à char, et telle est la forme uniquement
usitée jusqu'au xve siècle, c'est-à-dire jusque vers l'époque
où, d'après les textes cités par Littré, viande « nourri-
ture » se substituait partiellement à caro. Ce n'est qu'au
xve siècle qu'apparaît la forme chair, due à une tendance
de changement réciproque entre ar et er qui pouvait affec-
ter caro et l'a réellement affecté, comme elle aurait pu le
laisser indemne comme charme, etc. 2. Par la transforma-
tion de cha/r en chair, ou proprement cher, caro entrait
en collision avec chère, né de chiere, né de cara, dont
l'évolution sémantique de « visage » à « bon accueil, bon
repas » l'a rendu synonyme de caro. « *Unjour de chère »
(cara) 5 était un jour où l'on faisait chère, où l'on faisait
gras, où l'on mangeait cher (caro sémantiquement dimi-
nué de la chair de poisson) — tandis que les jours maigres
on ne tolérait en fait de cher que la cher de poisson.
Pour écarter la conception d'un état lexical où l'on aurait
eu d'une part
char = chair non alimentaire -f- chair de poisson ;
d'autre part chèr(e) = chair alimentaire — chair de poisson
et pour constater la quasi-nécessité de l'intervention lexicale
i . Le lecteur voudra bien nous permettre de poser le problème sous
cette forme simplifiée, c'est-à-dire sans tenir compte de chairs, qui,
sémantiquement, rentrent dans la même catégorie que « chair de' pois-
son ». Le problème ne saurait souffrir de cette restriction.
2. Cette tendance s'est produite entre le xive et le xvie siècles, dit le
Dictionnaire général de Hatzfeld, Darmesteter, Thomas, § 302 et 312.
3. Cette expression, que, momentanément, nous accompagnons ici
d'astérisque, on verra parla suite qu'elle existait réellement.
— 4 —
d'un tiers (viande), il importe d'examiner soigneusement
la nature de l'évolution de ar en er, donc la nature de l'évo-
lution de char à chair, qui est la cause immédiate de
l'échec subi par caro et de tout le mouvement lexical con-
sécutif.
Le Dictionnaire général nous dit :
§ 302. « Si a est entravé, il se maintient régulièrement
à l'origine ; mais, entre le xive et le xvie siècle, il a une
tendance à se changer en e : arrha, arres et erres ; aspa-
ragum, asparge et asperge; carnem, charn, char, et
cher, chair; *carptiat, (il) jarce et gerce; haut allem.
garba, jarbe et gerbe ; *sarpa sarpe et serpe.
§ 312. Nous avons vu que a de a entravé devant r avait
eu, à partir du xive siècle, une tendance à se changer en e.
Inversement, à la même époque É et È, dans les mêmes
conditions, s'échangent avec a : allem. bohlwerk, boule-
ver puis boulevard ; herse a dû se changer en harse,
d'où harceler, anciennement iierseler; hernia, hergne
puis hargne. On peut rappeler ici larme de lacrima,
devenu lairme, lerme, puis larme ».
Ces citations constatant l'existence de deux courants con-
traires et de la même époque nous permettent de conclure
— il nous paraît impossible d'admettre une autre supposi-
tion — à un courant (populaire ou littéraire, provincial ou
parisien) contrarié et aboutissant parfois à de fausses régres-
sions.
La fluctuation entre er et ar qui résulte de cet état de
choses est rendue bien manifeste par l'historique que nous
donne Littré de tous les exemples cités par le Dictionnaire
général1, et il n'y a aucune raison pour que cette fluctua-
tion phonétique n'ait aussi affecté caro.
1 . Voir notamment la remarque sur arrhes.
— 5 -
Nous ne pouvons nous attarder à l'examen de chacun
de ces mots ; niais nous ne saurions ne pas commenter les
exemples que Littré nous donne du mot chair.
Son « historique » contient pour le XVe siècle — le seul
qui importe ici — cinq exemples qu'il présente dans la
suite chronologique suivante :
i) chair (Froissart).
2) chair (Froissart).
3) char (Ch. d'Orléans).
4) chair (01. Basselin).
5) (à ung jour de) char (Bibl. des Chartes).
Antérieurement à la date de ces exemples, nous ne trou-
vons toujours que char, postérieurement toujours que
CHAIR.
La série des exemples du XVe siècle nous montre à l'évi-
dence la fluctuation. Que cette fluctuation doive être attri-
buée à la diversité d'origine des auteurs ou non, peu
importe ici.
Le cinquième exemple, a ung jour de char que Littré
fait suivre de la traduction un jour de gras, mise entre
crochets, a une importance capitale pour nous.
S'il confirme que caro a abouti un jour à figurer dans
cette expression dont nous nous sommes servi plus haut
— en la faisant précéder toutefois d'astérisque — pour
éclairer la marche de caro vers viande, par contre il paraît
par sa forme char réduire à néant la valeur de toute l'argu-
mentation qui précède ; car, en effet, la forme char semble
marquer cet exemple d'unedate chronologique antérieure à
la collision de char (caro) avec chère (cara).
Selon ce que nous avons cherché à démontrer, pour que
u\ jour de char fût un jour de gras, il fallait qu'il fût UN
jour de chair.
— 6 —
Au xive siècle un jour de char n'eût rien signifié,
puisque le mot char s'appliquait alors aussi bien à la chair-
viande qu'à la chair de poisson, n'aurait pu prendre nais-
sance, puisqu'il n'y avait pas opposition entre ces deux
derniers.
Au xvie siècle, d'autre part, char avait cessé d'exister.
C'est au xve siècle seul que ung jour de char est com-
préhensible, et il ne l'est que si l'on adopte notre argumen-
tation. Il s'est produit à une époque de fluctuation entre
char et cher. En employant la forme char (provincialisme
ou archaïsme, forme populaire ou forme littéraire), l'auteur
usait d'une expression qui ne pouvait émaner que de la forme
chair ; c'est un jour de chair qui a fait naître un jour de
char à une vie sans doute bien éphémère, sinon tout à
fait individuelle.
Cet exemple, ainsi commenté, fait bien concevoir l'oppor-
tunité de l'intervention d'un tiers, de l'intervention de
viande qui met ordre à un état d'anarchie, se substitue
comme champion à cara dans l'emprise de celui-ci sur
caro.
L'incursion de viande dans le domaine de caro ne s'est
naturellement pas produite sans avarie grave pour lui-même :
il en a perdu son sens primitif.
chère (« visage »), par sa collision formelle et séman-
tique avec caro a subi la même avarie. La disparition de
chère « visage » s'est produite de meilleure heure que celle
de viande « nourriture ». Cela tient à ce que de chèr(e)
« visage » à chère « viand(e))) l'écart sémantique est bien
plus grand que de viande « nourriture » à viande « chair »,
si toutefois les phénomènes d'origine littéraire peuvent être
soumis aux mêmes considérations que ceux qui se pro-
duisent dans les parlers populaires.
La perte de l'un et de l'autre de ces mots a été facile-
ment compensée par de multiples concurrents de toute
époque.
Cependant on ne peut s'empêcher de constater que le
trouble apporté par la collision phonétique de caro avec
cara et l'intrusion de viande dans l'histoire de caro n'a
pas encore complètement disparu, du moins dans certains
milieux, et contraste encore avec l'admirable stabilité des
mots de la langue française. Je n'en veux pour preuve que
la traduction d'un passage d'un journal allemand qui me
tombe aujourd'hui même sous les yeux 1 :
« Il est arrivé que des consommateurs qui n'avaient pu
satisfaire leur appétit avec de la nourriture « animale » —
viande ou poisson — en raison de son prix, sont sortis du
restaurant aussi affamés qu'ils y étaient entrés. »
Au xive siècle char aurait satisfait le traducteur. Dès le
xve il se serait trouvé embarrassé.
Aussi bien, les lexicographes, à plus forte raison les pro-
fesseurs qui enseignent le français aux étrangers, éprouvent-
ils une grande difficulté à rendre compte, brièvement et
palpablement, de la différence actuelle entre chair et viande
et entend on aujourd'hui parler de nourriture carnée, de
régime carné, alors que nos dictionnaires ne signalent
carné qu'avec sa valeur technique: de couleur de chair.
L'enrichissement qui résulte du dédoublement sémantique
de caro dans ses dérivés pourrait avoir des inconvénients
(comp. carné avec carnation).
L'histoire de la succession à caro latin, nous l'avons
établie uniquement sur la base offerte par le dictionnaire
deLittré 2.
i. Matin du 22 février 191 5.
2. Nous attirons l'attention du lecteur plus particulièrement sur les
exemples et les expressions suivants donnés par Littré aux mots viande,
CHAIR, CHÈRE :
— 8 —
Son évidence — si toutefois on nous permet d'user de
ce mot — était offusquée d'une part par la nature de
l'évolution phonétique en cause (er >> ar, ar > er),
d'autre part par la nature du parler où les faits se sont pro-
duits, par la nature de la langue littéraire qui a été soumise
à une fluctuation d'influences notamment littéraires ou
populaires. C'est l'élément littéraire, en dehors de sa col-
laboration phonétique, qui y est, en particulier responsable
de la survie dont témoignent viande et chère dans leur
valeur de « nourriture » et de « visage ».
L'évidence eût été sans doute moins offusquée, s'il s'était
agi d'un développement historique qui se serait effectué en
dehors de la langue littéraire, dans une région patoise
d'une certaine étendue et offrant par Là des données de
géographie linguistique aptes à nous servir de fil conduc-
teur.
Ceci nous amène tout naturellement à parler des maté-
riaux que nous fournit l'Atlas sur notre sujet, de signaler
avant tout la pénurie de ses matériaux qui ne nous a pas
permis dès l'abord de le mettre en œuvre, comme c'est
notre coutume.
Dieu donne viande à toute chair (Calvin).
On a défendu de manger chair, comme si c'eust été une viande pol-
luée (Calvin).
Ne m'achète point de chair, Car tant soit elle friande L'esté je hay la
viande (Ronsard).
Chez le roi, la viande est servie, se disait les jours maigres comme
les jours gras (Maintenon).
Le saumon n'est pas une viande de malade.
Chère de commissaire « un repas où l'on sert viande et poisson, locu-
tion qui vient du temps où il y avait des chambres mi-parties de catho-
liques et de protestants, les commissaires faisant les uns maigre, les
autres gras ».
Ni chair ni poisson.
— 9 —
Chair et viande d'après l'Atlas.
Il est très pauvre de renseignements.
Il est muet sur l'histoire de « chair » en dehors de sa
concomitance avec « viande » .
Il ne nous fournit sur « chère » que ce que les cartes
FIGURE ()66, 754), MUSEAU (893), FAIRE LA MOUE (1859)
ont bien voulu nous en trahir. Les cartes figure en
signalent l'existence actuelle avec sa sémantique latine dans
cinq points du Roussillon, dans le Cantal à 715, 717 et en
Italie à 992. Dans ce dernier point, le mot prend une
valeur péjorative, puisqu'il figure également dans la carte
museau. La carte 1859 (faire la moue) nous le montre
nettement et uniquement péjoratif à 967 et à 777, 78e.
Cette valeur péjorative est évidemment le résultat de l'adop-
tion des mots littéraires, par conséquent plus relevés,
tels que figure, visage, etc. Il est évident que les
questions posées par M. Edmont aux sujets n'ont pu
faire apparaître toutes les formes de chère existant encore
en gallo-roman . C'est ainsi que dans le Supplément, non
encore publié, figurera au mot visage un Uyàrà (889) qui
n'avait pas été évoqué.
L'Atlas est également muet sur viande antérieur à son
intrusion dans la sémantique de caro.
D'ailleurs nous doutons fort que des questions telles que
FAIRE BONNE CHERE, CHAIR DE POISSON, IL LUI A ENLEVÉ UN
morceau de chair, etc. eussent abouti à des renseigne-
ments bien précieux pour l'étude de nos mots.
Quant à la carte viande (1383), qui est, en somme,
l'unique point d'appui que nous fournisse l'Atlas, elle se
présente à nous sous un jour qui exclut une interpréta-
tion claire et exempte de doutes .
— 10 —
En effet, sans doute le mot français viande lui-même, et
plus certainement encore son sens actuel) a recouvert des
territoires bien plus vastes que celui où, de par son évolu-
tion sémantique exceptionnelle, il a pu prendre naissance.
Il n'a laissé à son prédécesseur issu de caro que la moi-
tié à peine du domaine gallo-roman, et encore cette moi-
tié, plus particulièrement dans ses parties géographique-
ment les plus exposées, est-elle dès maintenant fortement
entamée et à la veille d'être conquise : on y trouve caro
en concurrence avec viande.
L'invasion du français viande n'est pas due uniquement
à une servilité aveugle des parlers populaires à l'égard de
la langue littéraire. L'héritage qu'ils tenaient du latin caro
a pu présenter de graves inconvénients suscités par des col-
lisions formelles autres encore que celle dont la littérature
a été victime : l'adoption du mot français y remédiait.
Faire le départ dans le domaine actuel de caro entre
son existence autochtone et son intrusion paraîtrait témé-
raire en l'absence d'autres documents que ceux dont nous
disposons, en l'absence notamment de renseignements sur
l'évolution sémantique de chiere (cara) ; mais pour une
autre raison encore, celle qui repose sur la fluctuation pho-
nétique er : ar, laquelle existe aussi dans les parlers popu-
laires.
Rien, par exemple, ne serait plus tentant que de faire
fond sur la présence clairsemée de formes chiere pour
chair qui ont déconcerté M. Herzog dans ses Neufran-
Xpsïscht Dialekt texte (75) et qui semblent confirmer de la
façon la plus heureuse notre conception de la collision de
caro avec cara. Mais, leur apparition indépendante en
plusieurs régions, alors que pour la réalisation de la col-
lision ayant eu lieu en français littéraire, il faut un con-
cours de conditions phonétiques et sémantiques qui n'a pu
— II —
se produire que tout à fait exceptionnellement, c'est-à-
dire le concours de :
l'existence de cara, avec sa marche sémantique, éche-
lonnée, jusqu'à chère = « repas gras », au moment de
l'arrivée phonétique de caro à l'étape cher, étape de sa
collision ;
leur apparition indépendante en plusieurs régions,
disions-nous, fait catégoriquement rejeter cette confirma-
tion trompeuse.
Examinons un des exemples de M. Herzog.
A Granges, près Plombières (Vosges) ;
cara — s'il y existait — était chiere, puisque capra,
dans le même texte, est représenté par syef;
carne y est chié
La solution qui confirmerait la genèse de carne > chié
sous l'influence de chie(re) est nécessairement fausse ;
car, si ce patois a conservé eyef (capra), il n'a pu avoir
réduit chier(e) (cara) à cher, réduction nécessaire pour
qu'il y ait collision avec cher (caro).
Donc : chié (caro) ne peut être qu'un chair ou pro-
prement cher français introduit à Granges à l'époque où
son parler avait sy en regard du français s (réduit de ïy)
— et c'est encore l'état de chose actuel — et où par natu-
ralisation phonétique le parler populaire faisait du fr. cher
un chier. Nous ne pouvons envisager sérieusement une
autre explication, d'après laquelle, à Granges, un hypothé-
tique chière (cara), arrivé — hypothétiquement — à la
valeur sémantique de « repas gras, gras » aurait supplanté
caro.
Quand nous aurons ajouté que la fluctuation entre er
et ar, qui a existé à une certaine époque dans la langue
de l'Ile-de-France, existe encore actuellement dans les par-
lers populaires et qu'il y a des formes char qui peuvent
— 12 —
remonter à cher, on comprendra l'absence dans notre
travail d'une carte interprétative de viande .
Aucune des raisonsvci-dessus exposées ne saurait cepen-
dant mettre obstacle à l'examen d'une particularité de la
carte viande, à l'examen d'un problème dont la solution
révèle des aperçus intéressants sur les moyens employés
par les parlers pour sortir d'un état de détresse lexicale.
Voici ce problème :
Char dans les patois du Nord.
Quelques points du Pas-de-Calais (283, 284, 285, 286,
287, 276), du Nord (272, 282), de la Belgique (293, 294),
formant une aire cohérente, ont de caro une forme qui
est en contradiction avec la phonétique. Cette forme est
char. Elle est singulière a deux égards : d'une part par la
présence du € au lieu de k, d'autre part par sa voyelle qui
va se révéler comme un archaïsme.
Il ne saurait faire de doute que caro n'eût existé par-
tout sous sa forme phonétique régulière de kar dans le
Nord de la France l, là où le c devant a se maintient sans
se palataliser et où même, vraisemblablement, un son fran-
çais £ aurait été naturalisé en k à l'époque moderne. Or,
cette forme régulière y a totalement disparu et son aire a
été submergée par l'envahisseur viande, qui lui-même,
n'a, sans doute, recouvert qu'imparfaitement une aire -car
plus ancienne dont il ne reste plus que la parcelle consti-
tuée par les points ci-dessus énumérés et où il vit soit seul,
soit en concurrence avec viande.
Quelle est la cause qui a fait disparaître kar ?
1. Voir le Dict. de Godefroy, Suppl. chair.
— 13 —
Tant que l'article féminin est resté la, la coexistence de
la kar (chair) et de le kar (char)
n'avait pas le caractère de menace dangereuse pour l'un ou
l'autre. C'est ce que nous enseigne jusqu'ici la coexistence
d'homonymes de genre différent. Il n'en fut plus de môme
lorsque l'article féminin devint le (comme ma, la, sa >
me, U\ se); la collision devint complète et intolérable.
Où était le remède à cet état pathologique ?
Nous avons vu des parlers, en pareille occurrence, recou-
rir à leur propre fonds, tel le gascon qui, privé du mot
épi, en collision avec épine, ressuscitait le mot kabel, tombé
en désuétude dans sa signification de « cheveu », sugees-
donné qu'il était par la puissance étymologique de la grande
famille kap (« tête »). Une suggestion semblable a fait dis-
paraître presque totalement du Midi de la France la forme
phonétique de caballum, remplacée par une forme patoi-
sée du français cheval .
Mais ce recours au propre fonds, témoignage d'indépen-
dance et de vitalité provinciales, a disparu presque totale-
ment de nos jours, depuis que presque tous les parlers de
la France sont privés de l'élément directeur régional qui
police l'action mécanique, aveugle, destructrice de la pho-
nétique, depuis qu'ils sont délaissés par les classes ins-
truites et lettrées, toutes converties au français littéraire.
Dans leur pauvreté génétique, dans leur misère actuelle,
les parlers — nous n'en exceptons pas la langue illustrée
par Mistral — ont recours à la grande pourvoyeuse qu'est
la langue littéraire ' et leurs emprunts sont moins souvent
i. Nous verrons dans une prochaine étude des parlers, fourvoyés
comme en une impasse sous l'action aveugle des lois mécaniques de la
phonétique, faire volte-face, rebrousser leur cours phonétique sous la
tutelle de la langue littéraire plus prévoyante, plus perspicace, plus
capable d'œuvre réparatrice. Le français est la providence des parlers
qui s'égarent.
— i4 —
peut-être les effets d'une servilité à son égard que ceux
d'une nécessité causée par l'engrenage des lois phonétiques
qui provoquent un désarroi lexical, auquel ils ne savent
plus remédier autrement que par l'emprunt.
C'est ainsi que, dans sa détresse lexicale, le Nord de la
France, antérieurement au xvie siècle, a emprunté char à
la langue de Paris et a ainsi réparé le mal causé par l'évo-
lution de l'article la à le à ce mot spécialement. A ce mot
spécialement, disons-nous, car nous allons voir tout à
l'heure que cet emprunt n'a été qu'un remède de fortune
auquel on a été obligé d'avoir recours, tant que le parler
en détresse n'eut pas adopté un régime général et préventif
qui se fût sûrement aussi appliqué à la forme de caro,
déchue par le fait de sa collision, et eût ainsi sauvé kar.
On a tenté soit de nier, soit de mettre en doute, soit de
restreindre le rôle délétère de la phonétique en tant que
créatrice de produits homonymes qui obligent le parler à
remanier son patrimoine lexical, le contraint constamment
à un travail de réparation. Nous croyons pouvoir prétendre
qu'il n'est aucune loi phonétique qui, dans le long cours
d'un parler, s'effectue sans causer des dommages néces-
sitant une œuvre de réparation et des modifications de
tout ordre, que la phonétique est responsable de la dispa-
rition d'une grande partie des mots du patrimoine latin,
qu'une foule des disparus sont des déchets de l'usure pho-
nétique, qu'une foule de mots nouveaux sont des compen-
sations, plus ou moins heureuses, à ces déchets.
Presque toutes les études qui suivront celle-ci dans la
publication : Pathologie et thérapeutique verbales auront
pour objet de démontrer cette thèse par des exemples qui
remonteront parfois à la langue latine de l'époque classique.
— 15 —
Neutralisation de l'art, défini.
Cas pathologiques.
i) Exemples de la perturbation qui en résulte dans le lexique.
Pour entraîner la conviction du lecteur en ce qui touche
La nécessité d'une intervention lexicale lors de la collision
de chair et char en le kar et l'importance du désarroi
causé par la collision de la avec le dans le lexique du Nord
de la France, il nous paraît utile de recourir à une consta-
tation qui sera la base d'une étude future sur le merle et
le loriot ■
La Gaule romane a conservé le latin merula (sous une
forme féminine ou masculine), tandis que ce mot a disparu
en Wallonie et dans une région limitrophe en France.
Les deux mots ont été frappés à mort par la phonétique,
mais l'ont été diversement, et, de ce chef, ils ont aussi
succombé diversement.
En effet,
par une évolution des plus régulière, merula, en Wal-
lonie, devait devenir la mierle, par assimilation la miellé,
et par la collision de la avec le, le rnielQe), qui était l'abou-
tissement de mel latin ;
par une évolution des plus régulière, merula, au sud
du territoire précédent et où l'e entravé ne se diphtongue
pas, devait devenir la merle, par assimilation la mel(J)e
i . Cette étude ne pourra paraître qu'après que nous aurons recueilli
des matériaux de contrôle dans un territoire actuellement envahi par
l'ennemi. Elle bouleversera entièrement toute l'explication — par trop
ingénieuse — que nous avons précédemment donnée pour établir la
filiation des formes intermédiaires entre noire et merula. Cette expli-
cation date d'une époque où nous usions encore de certains tours de
passe-passe qu'excusait une méthode surannée.
— lé —
qui est l'aboutissement de mespila latin, ou, si l'on
prend pour point de départ le masculin — nous étudie-
rons cette alternative dans l'article annoncé — le merle
devait devenir le melle, le mêle, qui est l'aboutissement du
latin mespila et la forme que celui-ci avait prise lors de
la collision de la avec le.
Voilà pourquoi, en Wallonie, on dit lam ï pour « miel »
(= larme, cf. le français goutte = eau-de-vie) et mauvis
ou grive pour « merle » (disparition des deux mots en
collision). Voilà pourquoi, plus au sud, merle a disparu et
a été remplacé par mauviard ou par une série de formes
que nous étudierons dans l'étude annoncée. Si l'on se
refuse à admettre que merle a disparu, parce qu'il allait
devenir ou était devenu l'équivalent soit de miel, soit de
nèfle, que miel a disparu, parce qu'il allait devenir ou
était devenu l'équivalent de merle, que répondra-t-on aux
questions suivantes :
Comment se fait-il que, seuls des parlers gallo-romans,
le wallon et le picard aient perdu merle, alors que tous
deux seuls ils étaient soumis à une loi qui devait fatale-
ment faire aboutir ce mot à celui qui désignait soit la
nèfle soit le miel ? Comment se fait-il que seul des par-
lers gallo-romans, le wallon ait perdu miel, alors que
seul il était soumis à une loi qui devait fatalement faire
aboutir ce mot à « merle » ? Comment se fait-ii que des
substituts de « merle » et de « miel » aient envahi seule-
ment des territoires où ils remplaçaient des mots rendus
par la phonétique inaptes à leurs fonctions ?
Il nous semble qu'il y a ici non pas probabilité, mais
certitude.
ï. Voir : MEYER-Lùbke, Wortgeschichtliches dans la Zeitschr. fur
rom. Phil., XXIX.
— I
2) Changement du genre des substantifs.
Neutralisation des flexions génériques de l'adjectif.
L'évolution de l'article féminin la à le a été pour la
langue de l'extrême nord de la France la cause directe d'une
catastrophe linguistique que l'on peut comparer, par son
importance, à celle qu'a produite en français la disparition
des formes du cas-sujet.
La première conséquence qui en devait résulter fut
l'ébranlement du genre des substantifs.
A tous les mots qui commençaient par une voyelle,
qui étaient précédés de l'art. /' et non de le ou de la, qui
au gré des influences analogiques inhérentes à certains
mots changeaient de genre ou flottaient entre le masculin
et le féminin et sont par conséquent l'apanage d'une
région beaucoup plus étendue que la nôtre (âge, orage,
ouvrage, air, etc., etc.) viennent s'ajouter une foule
d'autres qui sont propres à la région de la >> le. On en
trouvera une liste, très incomplète naturellement puisqu'ils
n'y figurent qu'cà titre d'exemples, dans le Lexique Saint-
Polois de M. Edmont (2e partie, page 316).
Il est malheureusement fort probable que les études les
plus approfondies, pour ne pas disposer de textes patois suf-
fisants qui datent de cette époque, n'aboutiront pas à en
dresser une liste complète, parce que, dans l'état actuel du
patois, tel mot qui de féminin était devenu masculin et
vice-versa, peut être le résultat d'un retour au genre origi-
naire sous l'influence du français — influence dont la pré-
sence effective se manifeste déjà à l'époque où kar équiva-
lait à « char » et à « chair » et qui n'a cessé depuis de se
faire sentir, influence qui doit, selon nous, avoir même
2
— 18 —
été déterminante dans la réfection d'un article générique
remplaçant l'article neutralisé.
Les textes anciens nous révèlent un mot nuit du genre
masculin, nous le révèlent bien vivant en Picardie, d'autre
part, les Lettres picardes de P.-L. Gosseu de Vermand, qui
ne datent pas de ioo ans, nous le montrent encore (a nivi
« à la nuit »); nous ne savons s'il existe encore comme
masculin actuellement, cela est douteux à en juger par le
parler de Saint-Pol qui ne le connaît plus que comme
féminin, mais tout fait supposer que le genre féminin
actuel est dû à un retour sous l'influence française.
« Nuit » qui n'est nulle part masculin dans la Gaule
romane ailleurs que dans l'aire à article neutre était devenu
masculin en Picardie évidemment sous l'influence directe
de « jour »; mais la puissance analogique de « jour » fût
restée latente, si la neutralisation de l'article n'était venue
la déclencher (le jour et le nuit).
L'évolution de la à le était donc devenue un élément
de désorganisation pour le genre des substantifs. Long-
temps sans doute la langue ne réclama pas impérieusement
une intervention. L'examen historique auquel on soumet-
trait les mots de notre région ayant changé de genre pour-
rait, ce nous semble, fixer l'intensité de la désorganisation
en même temps que la durée de l'interrègne duquel date
l'emprunt de car.
Toutes les parties du discours en dépendance directe
avec le substantif étaient menacées de perdre leurs flexions
génériques.
Ainsi, l'adjectif indéfini tout, toute est réduit dans
une bonne partie de l'aire à collision de la avec le à la
forme neutre tout et, en Gaule romane, là seulement.
Tout la nuit (Atlas 929).
Il est curieux de voir comment, pour ce mot particuhè-
— 19 —
renient, la langue se débat ensuite contre la tyrannie pho-
nétique, la paralysie dont elle est affligée. Outre qu'elle a
sauvé du naufrage une forme tut à laquelle elle donne une
fonction particulière (Lexique Saint-Polois), elle a éprouvé
le besoin de recourir a un traitement qui n'appartient en
propre qu'à la pharmacopée du français littéraire, à la résur-
rection d'une consonne ne vivant plus que dans la tradition
graphique, à IV de tous, pour redonner quelque individua-
lité au pronom pluriel; elle dit lous, comme les Parisiens,
et comme nous disons plus et non plu lorsque nous vou-
lons écarter l'équivoque à laquelle ce mot peut donner
lieu : Y en a plu; mais y en a. plus (= davantage).
Le Picard en a même affublé son vieux mot tartous
(= trestous).
Il faut bien se garder de faire nécessairement remonter la
neutralisation de tout à un âge antérieur à celui de l'exis-
tence de l'article démonstratif ce, celle, en prétextant que
ce, celle aurait empêché tout de se neutraliser (tout ce
pays, mais toute celle contrée), car nous ne savons pas
si, lorsque le patron est là devint ce patron est là,
tout ne persistait pas encore sans article.
X'importe quel adjectif pouvait être affecté dans sa vie
tiexionnelle par la neutralisation de l'article défini, et nous
aurons l'occasion d'en présenter un cas frappant dans le
prochain fascicule que nous publierons (blanc-blanque).
Nous nous contenterons ici d'en signaler un exemple,
qui s'offre à nous comme par hasard et fort à propos à l'oc-
casion de notre remarque sur tout, dans la carte (elle vit)
toute seule.
On y voit que seul a perdu sa forme féminine, comme
tout, et, de sa combinaison avec ce dernier, il est résulté
les quatre réalités suivantes .
— MO-
ELLE VIT SEUL
ELLE VIT TOUTE SEUL
ELLE VIT TOUT SEULE
ELLE VIT TOUT SEUL
NEUTRALISATION DE L ART. DEFINI.
TRAITEMENTS THÉRAPEUTIQUES.
i) L article démonstratif.
Au fur et à mesure que se multiplia le contact avec le
français — qui est toujours le but plus ou moins lointain,
plus ou moins fatal auquel tendent les parlers, souvent par
des détours — la langue populaire eut de plus en plus con-
science des inconvénients que présentait, comparé au fran-
çais, l'état d'anarchie engendré par l'évolution de la à le.
Elle n'opère pas un retour de le à la, mais elle use d'un
compromis : la distinction de genre était sensible pour elle
dans l'adjectif démonstratif ce, celle, qui était employé
dans un rappel du substantif énoncé une première fois par
le, article sans genre, neutre si l'on veut ; elle use de ce
démonstratif comme d'un moyen propre à recouvrer la dis-
tinction des genres, autrement dit, lui enjoint les fonctions
de l'article défini, déchu d'une faculté différentielle qui lui
paraît nécessaire au même titre, par exemple, qu'à son
adjectif possessif.
On ne s'étonnera pas que nous fassions entrer en ligne
de compte la comparaison avec le français, que nous admet-
tions celle-ci comme opérante à cette époque, puisque l'em-
prunt de la forme char dénote déjà le contact intime des
deux langues. Cependant nous avouons qu'elle n'est pas un
facteur indispensable dans l'intervention thérapeutique de
l'adjectif démonstratif.
— 21 —
Il ne nous est pas permis déposer la question : pourquoi
le parler en détresse ne retourne-t-il pas à la distinction
générique antérieure qui lui serait indiquée par celle du
français?
Une langue populaire peut, sans inconvénient, emprun-
ter des mots à quelqu'autre langue, pourvu que ses emprunts
ne contrecarrent pas, ne dénaturent pas ses lois fondamen-
tales. Le picard peut admettre dans son sein le fr. champi-
gnon, parce qu'il possède les sons qui constituent ce mot
et qu'aucun caractère de ce mot ne l'offusque : selon la
conception qu'il s'en fera, il le gardera tel quel, il pourra
en faire kâpiyô, s'il le rattache à « champ » ou s'il a tendance
outrancière de naturalisation, ce qui est souvent le cas
dans les points les plus périphériques d'une aire ; mais
retourner à un état délaissé pour des causes phonétiques
supérieures équivaudrait —du moins serait-ce le cas ici —
à recréer un ancien état de choses pour le détruire le len-
demain.
Quoi qu'il en soit, la langue du Nord de la France a
cessé de dire
le foire se tient à Arras; celle foire est très fréquentée
pour dire dès lors :
celle foire se tient à Arras ; celle foire est très fréquentée.
Il en est de même pour les mots masculins.
On voit ainsi que, si la nécessité d'une intervention lors
de la collision
le kar (chair) avec le kar (char)
s'était produite alors que la 'palingénésie différentielle de
l'article défini (< adj. dém.) était en usage, on aurait eu
la coexistence réelle de
tel kar avec tkar
— 22 —
comme nous avons, en français, la coexistence réelle de
LE LIVRE avec LA LIVRE,
que mr trahissait, comme nous l'avons dit plus haut, un
remède de fortune de date antérieure, que -ear n'existerait
pas actuellement dans le Nord de la France si l'intervention
de la palingénésie différentielle de l'article défini s'était pro-
duite dès l'apparition de la confusion de la avec le.
Il est bien naturel que ni l'imminence du danger qu'elle
allait courir à la suite de la collision, ni même les symp-
tômes du cas pathologique — dont mr est l'indice certain,
selon nous — n'ont pu trouver la langue prévenue, instan-
tanément prête à parer les coups que lui portait la collision,
qu'il a fallu une expérience du désarroi causé et qu'il y a
eu une tentative d'accoutumance.
Le démonstratif, dans ses nouvelles fonctions de substi-
tut, fait encore sentir sa virtualité démonstrative, puisqu'il
ne remplace pas partout l'art, déf. : on sait que son emploi
offre quelque analogie avec celui de l'art, déf. à certaine
période du vieux-français. Dans ses fonctions de démons-
tratif il se fait renforcer des adverbes ci et LÀ dans une
mesure bien plus grande que ne le fait* le français et les
parlers voisins et compense de cette façon la déperdition
sémantique causée par ses fonctions de substitution (cf. la
carte de l'Atlas cette année dans ses deux exemples).
2) Le pronom personnel de la je pers, comme explétif .
Un autre caractère particulier à la même région est l'em-
ploi des pronoms personnels il, elle, ils, elles après le
substantif sujet de la phrase :
Le patron est là > le patron il est là.
Le patronne est là >> le patronne elle est là.
Il rétablissait la distinction du genre abolie par la neutra-
lisation de l'art, déf. Il faisait donc les mêmes fonctions que
l'art, démonstr. ; mais tandis que ce dernier était opérant
sur le sujet et sur les compléments, le pronom explétif ne
l'était que sur le sujet, par contre il avait une action sur le
subst. capable de démonstrativité et sur celui qui ne l'était
pas.
Le patron il est là. Le vérité elle est là.
Ni l'un ni l'autre n'offraient, isolément, un régime com-
plet pour la restauration des genres : il fallait le concours
des deux moyens. Il fallait même celui d'un troisième.
3) L'article possessif.
L'appel à Tadj. possessif dans des cas où ni l'un ni l'autre
des deux moyens réparateurs n'étaient opérants complète
le tableau d'une langue mobilisant toutes les forces diffé-
rentielles de genre pour réparer le dommage causé par la
collision des deux articles définis.
Etant donné que voici le village restait dans voici le
village de x, parce que le village était déterminé par le
complément de x et que, par conséquent, le ne pouvait
être remplacé par le démonstratif ce ; mais devenait voici
ce village, parce que le village est sans complément,
qu'il est passible de démonstrativité, que l'art, neutre devait
faire place à l'art, démonstratif; la bifurcation de le en ce
et le devait également se produire dans l'art, contracté.
je vais au village devenait soit
JE VAIS A CE VILLAGE, Soit
JE VAIS A LE VILLAGE DE X
mais non pas je vais au village de x, car l'art, contracté
au, de par les nouvelles fonctions de l'art, qui est dépouillé
— 24 —
au profit de ce de toute la part de démonstrativité qui lui
était encore inhérente, ne persistait que devant des mots
dont la sémantique s'opposait à toute démonstrativité.
L'art, contracté n'était pas rejeté purement et simple-
ment, il continuait à vivre d'une vie restreinte; mais il fal-
lait qu'il fît, à côté de lui, place aux nouvelles fonctions
dévolues à l'adj. déni, devenu art. dém. et, avec lui, à l'art.
le dont les fonctions étaient, du même coup, modifiées.
La langue aboutissait donc à une coexistence
de au avec a ce et a le
de DU » DE CE » DE LE
de AUX » A CES )) A LES
de DES )) DE CES » DE LES
L'art, contracté remontait ainsi, en partie, à sa source
(a le > au > a le). Or, cette coexistence, par sa nature
même, faisait naître des conceptions individuelles et
momentanées qui expliquent la variété infinie des réponses
faites à M. Edmont, des variations que présentent les
cartes de l'Atlas où peuvent s'étudier les phénomènes rela-
tifs à l'histoire de l'article.
A la question : avant de penser aux autres, je pense à
moi-même (Atlas 76), les sujets répondent
soit par . . a les autres..
» » . . A CES AUTRES..
)) » . . AUX AUTRES..
Ces trois réponses découlent logiquement de notre con-
ception : elles se produisent selon que le mot autre, dans
l'esprit du sujet, est plus (a ces autres) ou moins (a les
autres) accessible à l'idée de démonstrativité, ou reste
neutre vis-à-vis du dédoublement de Fart, contracté. —
Nous ne pouvons ici entrer dans des détails sur la conserva-
tion en picard de AU, aux et de du, des, sur lesquels nous
sommes imparfaitement renseignés, par l'Atlas du moins,
et dont l'exposé se compliquerait d'un examen attentif d'ex-
pressions telles que : il avait pris une telle cuite qu'il ne
tenait plus a jambes, ou : il a mal a bras, expressions qui
peuvent fort bien s'expliquer, non comme des archaïsmes
chronologiquement parallèles à l'absence de l'article en fran-
çais, mais comme les débris d'une ère où la langue déboutée
devant j'ai mal au bras, j'ai mal a le bras, j'ai mal a ce
bras a tenté de dire : j'ai mal a bras.
Des considérations qui précèdent il résulte que la tour-
nure française
LA TÊTE ME TOURNE
ne pouvait vivre dans l'aire de la collision de la avec le.
La ne pouvait rester dans l'indéfini qui y résulte du fait
de l'adoption de l'art, déni. (= une tête me tourne, ou
quelque chose de semblable). On ne pouvait le remplacer
par l'art, dém. qui, en raison de son origine, est encore
sensible à une démonstrativité ne pouvant s'appliquer qu'à
une troisième personne : celle tête me tourne est impos-
sible (= la tête d'un autre me tourne). 11 fallait donc
dire ma tête me tourne, et, avec le pronom explétif, sinon
MA TÊTE ELLE ME TOURNE, du moins MA TETE ELLE TOURNE,
ce qui est, en effet, la tournure picarde que M. Edmont nous
donne dans la carte de cette locution (Atlas 1728).
De même il a mal au BRAs(Atlas 171), comme l'exemple
ci-dessus, ne peut devenir ni il a mal a le bras (mais on
dit bien il a mal a le bras droit), ni il a mal a ce bras
(qui pourrait être au bras d'un autre), et ne pouvait deve-
nir que IL A MAL A SON BRAS.
Lamobilisation de l'adj. poss. pour parer aux conséquences
de la collision de la avec le nous montre que l'art, démons-
— 26 —
tratif n'a pas seulement taillé une brèche dans les fonctions de
l'art, déf. différencié le, la, sans par là inquiéter le règne
de l'art, le dans la part qu'il lui a concédée, mais qu'il l'a
réduit par son opposition de démonstratif à une part congrue
obligeant celui-ci à renoncer à une fonction dont le fran-
çais littéraire lui-même s'accommodait fort bien.
J'ai mal au bras n'est plus en picard l'équivalent de j'ai
mal a le bras et j'ai mal a mon bras n'est pas, comparé au
français, une revivification outrancière du genre, l'applica-
tion inutile d'un remède à un mal inexistant, mais une vie
différentielle plus intense que celle qui précéda la collision
de la avec le et créée par la débilitation delà position que
l'art, dém. a causée à l'art, déf. Le Parisien qui dit j'ai mal
au bras ne soupçonne pas possible que ce soit au bras d'un
autre. Non pas le Picard qui se demande réellement: à qui
le bras?
Nos exemples de l'emploi de l'art, possessif sont :
i) Il a mai à son bras (Atlas 171)
2) Une branche pourrie m'est tombée sur ma figure
(Atlas 566)
3) et m'a fait saigner de mon nez (Atlas 908)
4) Vous vous êtes blessé à votre main (Atlas 797)
5) Ecrire de sa main gauche (Atlas 797)
6) J'en ai plein ma tête (Atlas 1032)
7) Ma tête elle tourne (Atlas 1728).
Comme le sont les deux autres moyens thérapeutiques,
celui de l'adj. poss., en Gaule romane, est, dans ces exemples,
exclusivement particulier à l'aire de la collision de la avec
le. Mais il s'y présente avec une irrégularité qui pour être
reproduite cartographiquement nous aurait obligé à des tra-
cés fort embrouillés, plus gênants qu'opportuns pour le lec-
teur. Très intense dans tout le domaine où le c latin devant
— 27 —
a ne s'est pas palatisé, ce caractère l'est moins à l'est immé-
diat et l'est encore moins en pays wallon : si l'extrême Est
de l'aire de la collision de la avec le le présente encore
presqu'intact dans l'exemple i, il est moins accentué dans
les exemples 2 et 4, encore moins dans l'exemple 5, où seul
le point 294 l'a, et il est complètement dépourvu des exemples
3 et 6. Nous allons voir tout à l'heure comment s'explique
et se justifie la variation de ce caractère.
LES AIRES A TRAITEMENTS THERAPEUTIQUES
1) L'aire à régime complet.
La première aire, que nous appellerons aussi aire picarde,
est caractérisée par la présence des trois traitements,
autrement dit du régime thérapeutique complet :
ce patron il est là, il vend ce vin. Il a mal a son bras.
Les exemples suivants que j'emprunte à Edmont ' et
que je francise donneront au lecteur une idée de l'aspect
qu'a pris la langue a la suite de la collision de la avec
LE.
« Celle femme elle le regardait d'un drôle d'œil, faut pas
demander.
« Lui, il lui dit comme ça : Asseyez-vous une minute,
« ma femme elle va rentrer, elle vous paiera, qu'il dit
« comme ça. Une demi-heure elle se passe ; nous devi-
« sions toujours en attendant. Titine elle ne revenait pas.
« Celle paysanne, elle ne durait plus... »
— « Son nom il me passe par ma bouche, je le dirais
cinquante fois pour une. »
— «... de rire..., c'est pas tout de le dire, à tenir mon
ventre à deux mains. »
1. Edmont, A Vbuèe. Champion, 1911.
— 28 —
— « Si que ça n'a seulement pas une bonne chemise à
mettre dans son dos. »
— « Elle l'empoigne par son cou. »
— « Elle lui pressait si fort son gosier. »
— « Tu verras, ma fille, si que ça continue de ce train-
là, ces enfants, faudra les marier avec leur sucette à leur
bouche et puis encore avec leurs langes à leur cul. »
Il est certain que les trois traitements étaient néces-
saires pour panser la plaie causée par la neutralisation de
l'art, déf.
Mais, on le voit par les exemples ci-dessus, il en est un
dont l'application était superflue, celui du pronom explé-
tif après un substantif qui déjà est régénéré par l'art,
déni . D'après ce qui a été dit plus haut, on s'attendrait à
ce patron est là, il vend ce vin cher. Il a mal à son bras .
Cet emploi rationnel du régime complet n'a laissé au-
cune trace, et, s'il a existé, il n'a pu avoir qu'une existence
bien éphémère. En effet, si le Picard devait dire ce patron
est la, par contre, il disait le patron de cette maison il
est LÀ; il en résulta ce patron il est là. Si encore il
disait le vin de Bordeaux il est bon, en considérant que
le complément de Bordeaux dégage vin de sa démons-
trativité, mais ce vin de Bordeaux est bon, en considé-
rant que de Bordeaux ne dégage pas vin de sa démons-
trativité — car les deux conceptions sont possibles — il
en résultait ce vin de Bordeaux il est bon.
On comprend dès lors qu'un emploi persistant aussi
judicieux, aussi logique du régime complet n'ait pas été le
fait d'un parler populaire, que l'emploi de l'explétif ait été
généralisé et appliqué là où il cessait d'avoir aucune effi-
cacité.
— 29 —
2) Laire à régime incomplet,
La seconde aire, située immédiatement à l'est de celle
que nous avons appelée picarde, n'est caractérisée que par
un traitement incomplet.
Elle a l'art, poss., le pronom explétif, mais il lui
manque totalement l'art, dém. de l'aire picarde, à la place
duquel nous ne trouvons que / pour les deux genres
c'est ainsi que nous désignerons l'art, neutralisé, ce sera
probablement plus conforme à la réalité phonétique, qui
provient d'une violente contraction plutôt que d'une modi-
cation de a en e.
Devons-nous concevoir un groupe de parlers à traite-
ment incomplet, s'étant contenté d'une revivification par-
tielle du genre, ayant :
Le vérité elle est là. Le patron il est là. Il a mal à son bras,
mais non : ce patron vend ce vin cher ?
Cette aire aurait-elle dédaigné de gaîté de cœur le
secours que lui prêtait l'adj . dém. pour régénérer le subst.
complément et serait-elle restée insensible à la distinction
fonctionnelle de Fart. dém. à côté de Lan. déf. ?
Il n'en est rien .
Notre aire à deux traitements a été en réalité une aire à
régime complet, absolument comme l'est actuellement
l'aire picarde, dont elle n'est que le prolongement jusqu'à
la limite capitale formée par le traitement picard du c
latin devant a et e (limite k s).
€ s
Elle est une aire qui a perdu son art. dém. pour une
cause que nous allons étudier, et où nous allons montrer
que son adj. dém. avait perdu toute efficacité thérapeu-
tique. Ainsi dépouillé d'une partie de son efficacité le
- 30 -
régime complet s'en va à vau-l'eau. En effet, comment
expliquerait-on autrement que par une débandade causée
par la décapitation du régime complet le fait que dans cette
aire l'explétif est en voie de disparition, que cette dispari-
rition va en s'accentuant de l'ouest à l'est, est en raison
directe de son éloignement de l'aire picarde ; — sur 9
exemples choisis au hasard 271 a 7/9, tandis que 270 n'a
plus que 1/9.
L'adj. dém. était dans notre aire, comme dans l'aire
picarde che, chelle. Il existe encore sous cette forme
partiellement — nous allons voir à l'instant ce que valent
ces témoignages — mais aux points 294, 281, 293, 292
sous des formes avec le son 5, donc en plein territoire
picard, où phonétiquement on ne peut avoir que € et con-
formément au point 291, qui est au delà de la limite
^i-f (carte III).
£, s
Ces formes de ce, celle (s, s(e)l) vivent côte à côte,
nous pouvons même dire dans le même mot avec des
formes ayant le e picard : celle année chi, cel endroit
chi ; jamais on ne trouve chelle année ci, chel endroit
ci, formes qui ne manqueraient pas d'exister si nous avions
à faire à une dénaturalisation arbitraire du son initial sous
une influence française ou wallonne (ni le -français ni le
wallon ne possèdent d'ailleurs la forme fém . celle) : la
dénaturalisation atteindrait tantôt chelle, tantôt chi?
ou plutôt n'atteindrait ni l'un ni l'autre, car, loin d'être
moins abondants d'exemples que dans le centre des aires,
les caractères phonétiques s'accentuent plutôt en bordure '.
L'explication par une invasion étrangère qui aurait
1. Cf. disandes (samedi) pour disande. Le point 292 est le seul du
nord de la France où l'on trouve kâptnô (champignon) !
3i
atteint ce mot à l'exclusion des autres et l'aurait atteint
. , i
presque partout dans notre aire n a donc pas
de
10000
chance pour être juste; nous croyons pouvoir intervertir
les termes de la fraction en expliquant ce, celle par voie
phonétique.
Che, chelle par leur fonction d'adj . et plus encore par
celle d'article étaient sensibles à des modifications syn-
taxiques, telles que la dissimilation (ch chimetière >> s chi-
mitikre dans les Lettres picardes de P.-L. Gosseu de Ver-
mand, point 262) et à l'assimilation que l'Atlas nous permet
d'établir rigoureusement et qui va nous conduire à la
solution recherchée.
£ se (le sel)
/ se
l
s se (263)
Cette évolution se produisait sans enlever à l'art, la
faculté de maintenir intacte son individualité, comme
medsè en français à côté de metse que veulent nous impo-
ser les phonéticiens intransigeants.
Donc, au sing., ch peut se présenter sous la forme de s.
Au pluriel :
ee^ anges
i
ۥ{ anges-
è^, 0)^ anges
i
si, (e)sz anges
et même
1
— 32 -
Le fait que ces formes résultant d'assimilation s'ap-
pliquent aux substantifs masc. et aux substantifs fém. (ches
mains, mais ee% oiseaux, -ee^ âmes) — fait qui est commun
aussi à la langue littéraire, mais non pas le suivant — que
cette neutralité de ee\ plur. était soutenue par la présence
de mots qui, au sing., exigeaient la forme ce pour che (ce
sel, ce cimetière), devait, si la langue voulait obtenir
une unité dans l'emploi d'un mot ayant une fonction
grammaticale uniforme, et obéir en même temps à ses
obligations phonétiques n'en contrecarrant pas d'autres,
aboutir nécessairement à la création d'un
s = ce, che
L'adj. déni, vient ainsi se confondre avec l'adj. possessif
de la 3e pers. s, qui déjà était l'équivalent du fr. sa depuis
l'époque où une puissance de contraction particulière au
nord de la France avait réduit la, ma, ta, sa à /, m, t, s et
était devenu aussi l'équivalent du masculin son par la
création d'un s que la confusion de ces et de ses (s% oiseaux,
s% âmes = « ces oiseaux » et « ses oiseaux », « ces âmes »
et « ses âmes ») devait presque immanquablement ame-
ner, aussi naturellement que plus loin, la confusion de
son avec ce et vice-versa que nous allons tout à l'heure
constater. Ainsi se trouvèrent neutralisés l'adj. dém. et l'adj.
possessif, neutralisés et confondus en une seule forme s.
Voici un tableau qui montre toute la confusion et qui
comprend notamment tous les points de l'aire 2 et de l'aire 3
où le possessif son a la signification de l'adj. démonstratif.
Pour plus de clarté, nous négligeons de marquer la pros-
thèse de Ye qui est un caractère particulier à toute notre
région, et qui se produit même en français populaire de
Paris (Qu'as-tu dit? èrye).
— 33 —
c
g g
u
<n c
c
J 8
S . .a cet endroit
1/5
M
&<
1/5
-a
M
-D
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c
C
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st
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s. .si
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s
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st
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290
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sn
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s
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s
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s>
sln
se, s6
188
su
sn
—
s. .si
s
—
s
1. Figure dans la carte : dans ce pays.
-• — : à cet endroit.
3. D'après : quand sa femme vivait encore.
4. et a ami, von abi.
5. Figure dans la carte : son congé.
6- : il a mal au bras.
Ce tableau nous révèle entr'autres :
un s qui équivaut à son, sa, ce, cel-celle, cet-
cette ;
un si issu de chel-chelle picard, par contamina-
tion avec s = ce et équivalant à cel-celle ;
un sn issu de sln picard et wallon (= son) et signi-
3
— 34 —
fiant cel-celle, cet-cette, par contamination
sémantique de s = ce ;
un m qui est un sn picard (= son) naturalisé faus-
sèment en bordure de l'aire - et qui signifie
G
CELLE ;
à quoi il faut ajouter un cet (argent) qui traduit son (ar-
gent) dans les points 186 et 190 et des formes dont il sera
question plus loin .
Mais, dans notre aire 2, l'équivoque provoquée par la
confusion de s(== son, sa) avec s (== che, chelle) n'exis-
tait en réalité qu'à 294, 281, 280, 270 et non pas à 272,
271, 261, où l'on ne dit pas s congé, s bras, mais se con-
gé, se bras .
La constatation de l'état linguistique actuel de ces trois
points annule totalement la valeur de leurs témoignages :
272 dit chette année, forme apparemment picarde, qui
n'existe nulle part ailleurs. Comme elle y est en concur-
rence avec chelle, 272 ne pouvait les tenir toutes deux en
héritage du latin . Le type cet-cette est français et wallon
et n'existe dans notre aire que sous la forme avec c, tou-
jours sous l'influence de s = £ picard, comme si de €Ï.
chelle année et chel endroit pourraient être picards
et contredire notre explication puisqu'ils n'auraient pas
subi une influence de s. Nous allons voir par l'examen du
point 271 combien pèsent dans la balance ces deux formes
de 272.
271 dit son année (=« cette année ») ou plutôt chon
année par une fausse naturalisation picarde de son, dit
cette année et non chette année, ce qui montre que
chette année de 272 témoigne d'une naturalisation picarde
trompeuse de cette, naturalisation que 271 n'approuve
pas, vu qu'il considère cette comme se rattachant à s, adj.
— .->) —
poss. et déni, en même temps; par contre, il a A chelle
PENETRE, ce qui prouve que 271 et 272 avaient autrefois
comme adj. déni, le picard che-cheL-chelle et que cet-
cette y est un intrus ; il a encore son endroit et non
ci ion endroit ce que nous laissait attendre chon année.
271, enfin dit chetui-la (= « celui-là ») à côté de cette
AN NI 1 !
On voit par là ce que valent les témoignages de 271 et
272. Quant à 261, s'il dit cette année, son endroit, il
dit par contre a s fenêtre (= « à cette fenêtre »), témoi-
gnant par cette dernière forme — si son témoignage avait
quelque valeur critique — qu'il est arrivé à l'ultime étape
de la confusion de « son » avec « ce ». D'ailleurs, 261 n'a
que des caractères patois effacés, comme les points au sud
de Taire picarde, et nous ne pouvons examiner si nous y
avons un égrenage de caractères patois dénotant une exis-
tence autrefois patoise ou une invasion de caractères patois
dans un français populaire. C'est dans ces régions qu'un
professeur berlinois est venu jalonner le terrain de drapeaux
aux couleurs diocésaines sans avoir même tenté de savoir
s'il y plantait ses jalons sur le sol en place ou sur des
décombres d'origine récente '.
L'aire maxima de l'art, dém. che-chel-chelle, c.-à.-d.
l'aire 1, comprend 3 points (297, 295, 282) qui n'y appar-
tiennent que tout à fait exceptionnellement : ils n'ont
qu'un souvenir arbitrairement conservé de son existence et
l'ont généralement remplacé par /, appartiennent par con-
séquent plutôt à l'aire 2 qu'à l'aire 1.
297 réduit régulièrement à s le son picard e où qu'il se
trouve . Il dit à s poteau (= au poteau), dans les bois ou
dans se bois, moudre / café ou s café, chelle y est devenu
1. Mori-, Zur sprachlichen Glieâemng Franhreichs.
si (si écluse, si armoire). Il importe de noter que 297
représente une colonie de marins venue, dit-on, du Pas-de-
Calais.
295 dit à s poteau, 282 à è poteau. Si 295 dit 1% anges
et si avoine, 282 dit £e% anges et / avoine.
Pour l'adj. dém. 295 et 282 reproduisent exactement
l'état de 272 (voir plus haut le tableau), sauf que chel-
chelle y sont il et que che est / à 282 .
Comme 272, 295 et 282 ont deux adj. dém., qui ne
sauraient tous deux remonter au latin, chel-chelle et
chest-cheste. Le dernier est sûrement un intrus et for-
mellement il se comporte inversement au point 271, qui
dit chon pour son, st pour ceste, alors que 295 et 282
disent son pour son, et pour ceste el M pour chel-chelle.
Le mélange constaté dans les 3 points de l'aire 2 (272,
271, 261), avec conservation de l'adj. poss. non envahi
sémantiquement par l'adj . dém . ou sans cette conserva-
tion, forme une ligne droite qui longe la limite de l'aire
picarde et se poursuit dans l'aire 1 (appelée ici impropre-
ment aire 1, parce que notre carte I trace la limite maxi-
ma) jusqu'à 295. Cette ligne parfaitement droite marque
évidemment la zone intermédiaire, la zone de mélange,
entre l'ouest du territoire où l'adj . poss . se conserve intact
à côté de l'adj. dém. et l'est du territoire où la confusion
des deux adj. est complète.
Ainsi, — si nous faisons abstraction du point 291, en
dehors de la limite—^— qui a celle année et que nous ne
€, c
pourrions analyser sans avoir étudié à fond son patois et
celui de ses voisins — , nous avons reporté, sans nous en
douter, la limite orientale de che-chel-chelle jusqu'à la
k €.
limite actuelle de — — ■
€, C
Le traitement par Fart. déni, a donc très probablement
existé dans notre aire à régime incomplet, et l'on voit, par*
ce qui précède, que, devenu inefficace, il obligea la langue
à s'en retourner a son ancien état :
ce patron il vend son vin
était devenu :
s patron il vend s vin,
qui pouvait avoir tous les sens que l'on peut obtenir par
la substitution à l'un et l'autre s de « son » et de « ce »,
voire même de « 1 », et devait redevenir:
/ patron il vend / vin ou même / patron vend / vin.
Que fût-il arrivé si la langue n'avait eu en réserve l'art.
déf. qu'elle continuait à employer lorsque le subst. n'était
pas susceptible de démonstration ? A-t-elle effectué ce retour
sans tutelle ? L7 qu'elle allait retrouver n'était plus celui
qu'elle avait abandonné. Nous avons de la peine à conce-
voir une langue mécontente de son état et retournant à
l'état qui a motivé son mécontentement (page 21). Ici
encore nous croyons entrevoir l'intervention — bien tar-
dive — de la langue littéraire.
L'inefficacité de l'art, dém. entraîna, par contre-coup, la
disgrâce des deux autres traitements, désormais insuffisants,
mais dans une mesure tout autre et leur état actuel, dans
l'aire 2, nous en offre l'écho sincère. En effet;
La collision de « ce » avec « son » détruisait l'efficacité
d'un mot qui, frappé, périssait sans laisser de trace. Il n'en
est pas de même des deux autres traitements qui se basaient,
non pas sur la fragilité d'un seul mot, mais sur un facteur
syntaxique commun à toute la Gaule romane, où il était
constamment mis en œuvre dans certaines conditions.
L'homme, il est mortel; la vérité, elle est immor-
telle n'est pas plus étranger à l'aire 2 qu'au français lit-
téraire. Dans l'aire 2 on pouvait donc continuer à dire,
-38-
par accoutumance, le blé il est mur à côté de l'enfant
crie, et vice-versa.
Le français qui dit il ne se tenait plus sur jambes ou
sur les jambes ou encore sur ses jambes autorisait nos
gens de l'aire 2 à continuer à dire j'ai mal a mon bras.
Dépourvus de leur fonction utilitaire, le pron. explétif,
l'art, poss. restent encore, de même que nos jaquettes portent
toutes encore les deux boutons autrefois pourvus de fonc-
tion ou que, encore, les boutons à bretelles ne sauraient man-
quer au pantalon de ceux qui n'ont de leur vie porté des bre-
telles. Boutons, pron. expl.,art. poss- n'en sont pas moins
des témoignages de fonctions disparues. Il se peut que
longtemps encore, après l'extinction des patois, les tour-
nures avec pron. expl. et art. poss. restent dans le fran-
çais régional comme derniers vestiges de la collision de
l'art, la avec le.
Dans un conflit aussi grave que celui où la mettait la
confusion de « son » avec « ce » il est explicable que dans
l'aire 2 on ait tenté de se sauver sur n'importe quelle
planche de salut qui s'offrait, qu'on ait adopté l'adj. cest-
ceste, alors que cependant l'adj. autochtone eût la même
efficacité, chél-chelle (> sel).
Dans les 3 exemples de cette année (2 ex.), cet en-
droit du tableau ci-dessus
son est en concurrence avec cel-celle (294, 281)
» » » cet-cettë et cel-celle (293,
292)
» » » CET-CETTE (280, 27 1, 270,
26l, I98)
» est sans concurrence (290, 189, 1
cest-cestë pourrait être un emprunt au wallon, un
emprunt à la 3e aire, où il est l'adj. dém. seul usité, mais
— 39 —
il peut aussi être venu du français de Paris, et c'en est l'ori-
gine la plus probable, selon nous, car les rapports de l'aire
2 Axce le français sont attestés par mille emprunts, ceux
avec le wallon sont encore à démontrer. S'il en est ainsi,
nous constatons que le recours à la langue de la métro-
pole linguistique n'a eu lieu que lorsque, en ce point, le
parler populaire tut à toute extrémité. Sous la même in-
fluence que celle qui ftttt/ de CHEL-CHELLE, CEST-CESTE gar-
dèrent généralement leur initiale intacte, contrairement a
la tendance de naturalisation phonétique qui, dans la péri-
phérie des aires, sévit davantage que dans le centre.
L'intervention du français, qui ne pouvait sauver l'aire
2 de l'équivoque existant dans s (= « son, ce ») que si
elle eût en même temps adopté l'adj. poss. français, —
adoption qui eût été aussi révolutionnaire et encore bien
plus compliquée qu'un retour à l'article différencié selon le
genre — était absolument inefficace, puisqu'aussi bien
cel-celle que cest-ceste étaient entachés de promiscuité
sémantique avec l'adj. poss. dans leurs formes sing. devant
les subst. commençant par une consonne et dans toutes
leurs formes plurielles.
Aussi bien, la géographie linguistique nous les révèle-
t-elle (Atlas 44, 460) comme deux tentatives collatérales,
l'une comme un emprunt exotique (cest-ceste), l'autre
comme un accommodement indigène (chel-chelle>> s(e)l),
non reconnu, non voulu, ou non entrevu peut-être par les
adeptes de cest-ceste. Les deux tentatives sont cumulées dans
les points 293, 292.
La confusion du dém. avec le poss. ne pouvait man-
quer d'avoir son écho dans les pronoms correspondants au
dém. Nous n'avons pas à nous en occuper ici; nous nous
contenterons de signaler l'embarras où s'est trouvée la
langue pour reconstituer une série de pronoms qui échap-
— 4o —
pat à la malencontreuse confusion née de la tyrannie pho-
nétique. Elle n'y réussit que, bien difficilement et bien
imparfaitement.
3) L'aire sans régime.
La troisième aire est actuellement caractérisée par l'absence
totale de l'art, déni, et du pron. pers. expl. de la 3e
personne.
Seul le traitement par l'art, poss. y existe, celui dont
l'application était la moins fréquente. Il y existe à l'état de
phénomène disparaissant et s'évanouissant de plus en plus
en raison directe de son éloignement des deux premières
aires vers l'est, ainsi que nous l'avons signalé en parlant de
sa fonction thérapeutique (page 27).
Dans la troisième aire, comme dans la seconde mon,
ton, son, ma, ta, sa aboutissent à m, /, 5, formes qui ont
donc perdu toute efficacité pour distinguer les genres du
subst.
L'existence clairsemée de l'art, poss. ne peut cependant
laisser aucun doute sur sa nature autrefois utilitaire.
Si l'on tentait de la considérer comme satisfaisant un
besoin populaire commun à tous les parlers gallo-romans,
comment expliquerait-on que 6 parlers de Belgique disent
vous vous avez (êtes) blessé a vo main, alors que cette
tournure n'existe nulle part ailleurs dans tout le domaine
gallo-roman, sauf dans l'aire de l'article neutralisé ? que sur
17 patois belges, faisant partie de l'aire 3, 14 disent il a
mal a son bras, alorsque nous ne trouvons cette tournure,
en dehors de l'aire de l'art, neutralisé, que clairsemée dans
6 points du reste de la Gaule romane, à l'embouchure de
la Loire (478, 459), dans le Gard (840, 851), dans le Puy-
de-Dôme (805), dans l'Ardèche (825) ?
— 4i —
Quant aux deux autres traitements, auraient-ils disparu
de l'aire ) sans laisser de trace ?
Pour Fart, dém., il s'agit dans cette aire non plus d'une
inefficacité deCEL-CELLE, mais de CEST-CESTE. Celui-ci avait
au pluriel si et se% devant un mot commençant par une
voyelle, lesquels sous l'action violente de la contraction
wallonne aboutissaient à s3 s% ; d'autre part le st de cest-ceste
perdait phonétiquement son / devant une consonne (^ e
sûr = c'est sûr; mais s est un ivrogne).
Ceste fenêtre devenait s9 s fenêtre — l'apostrophe repré-
sente l'emplacement possible d'un son vocalique, rendu
nécessaire par l'accumulation de sons consonantiques pré-
cédents ou suivants et qui n'a plus rien de la tradition
latine de IV de ceste — et finit par être s fenêtre. Cest-
ceste ne pouvait vivre sous la forme st ou s't que devant
un subst. commençant par une voyelle.
L'inefficacité de cest-ceste impliquait, comme pour ce,
cel, celle, la disparition d'un mot isolé qui, en cas de dis-
parition, pouvait ne laisser qu'accidentellement une trace
de son passage, comme chel-chelle a laissé sel, si en
picard, et cette trace propre au picard ne pouvait se pro-
duire en wallon qui n'a pas le son €.
La disparition du pron. expl. pouvait en laisser attendre
comme dans l'aire 2, mais si 280 présente encore 4
exemples sur 9, alors que 290, le point le plus rapproché
de ce dernier dans l'aire 3, n'en présente aucun, par contre
292, dans l'aire 2, n'en a qu'un. Il n'y a donc pas lieu de
tirer de l'absence complète de Pexpl. dans l'aire 3 la con-
clusion que celui-ci n'y ait jamais existé.
D'autre part, il n'y a pas synchronisme de l'aboutissement
de son à s, de cest-ceste à s, de l'inefficacité du pr. expl.
que nous allons démontrer, et cela nous aide à comprendre
l'inégalité dans la conservation des vestiges, en dehors des
— 42 —
considérations qui peuvent les faire concevoir comme
variables selon la différence de leur nature et de leurs
facultés de résistance. Si l'on nous permet de reprendre une
image que l'on a pu trouver quelque peu déplacée peut-être,
nous nous demanderons : les boutonsau dos de nos jaquettes
disparaîtront-ils avant les boutons à bretelle ?
Des recherches faites d'après d'autres sources que l'Atlas
nous diront si la faculté de recourir à l'art, dém. et au pron.
expl. a manqué aux parlers wallons dès l'époque où le
besoin se faisait sentir d'y recourir ou si, y ayant recouru,
ces parlers les ont perdus à la suite de leur inefficacité.
Le pron. pers. n'a actuellement pas plus d'efficacité que
l'art, dém. pour restaurer le genre des subst.
Il y est bien i devant les verbes commençant par une
consonne et il devant les verbes commençant par une voyelle,
elle y est bien généralement el; mais il et el peuvent subir
l'un et l'autre l'aphérèse devant le verbe commençant par
une voyelle
/ a est indifféremment = il a, elle a
/ Ô » » — ILS ONT, ELLES ONT.
Le point 199 dit, par ex. : où s qu'il était, comme / était
(=== où il était, tel quel). Quand il a plu, il faut bien savoir
nager pour passer outre quand / est bien remplie (la
rivière).
Il ressort de cet état un / neutre, un / à double fonction
générique. C'est cet / qui est la base de toutes les formes du
pron. pers. de la 3e pers. en Belgique. La preuve en est dans
la confusion qui résulte d'une revivification par le besoin
d'une prosthèse : il signifie aussi bien il que elle dans les
points 193, 176, 187 (il a = il a, elle a ; il ô— ils ont, elles
ont1).
1. Que les parlers usent souvent du pron. masc' il pour elle, c'est
ce que nous observons tous les jours à Paris dans le français régional de
Si les patois congénères ont il, /au masc. èl, <7 au fém.,
la voyelle de ces formes n'est pas un son hérité directe-
ment du latin, n'en est pas un prolongement phonétique,
niais représente en réalité un son vocalique de pause, sem-
blable à ceux de l'article actuel, nés de / ou de Tadj. poss.
m, /, s et qui flottent indifféremment du genre entre //, i,è,
etc. (///, //, lé, mu, mi, nie). Si, dans le pronom personnel,
ces sons ont acquis une fixité, une généralisation plus grande,
c'est qu'ils le doivent aux fonctions bien définies d'un rôle
grammatical, et s'ils se sont figés en / pour le masc. et en e
pour le fém., ce ne peut être que sous l'influence de la
langue littéraire à laquelle, à toute extrémité, les Wallons
ont eu recours.
C'est ce que, outre la confusion des deux genres dont
nous venons de parler, démontre l'effort, probablement
momentané que laissent deviner les transcriptions
d'Edmont et que font les sujets pour faire ressortir dans
leurs réponses le genre du pronom (èll, ili) et plus cer-
tainement encore le fait que le pron. fém. el, s'il était d'une
autre nature que celui que nous établissons, n'aurait pu
manquer de devenir e devant un verbe commençant par
une consonne, comme al (= elle) picard devient généra-
lement a dans ce cas.
La phonétique wallonne, libre de toute entrave, autori-
toute la Gaule romane. Dès que le sujet féminin est d'un caractère fém.
ne primant pas forcément, comme le mot femme, par ex. — et encore !
— ou qu'il peut être substitué dans l'esprit par un masc, le masc. use
de sa prédominance et s'impose. Les Suisses allemands vont plus loin :
Frâulein est couramment féminin. Kôchin, à Berne, est employé comme
neutre. Les bêtes crèvent quelquefois quand ils ont (les animaux)
mangé trop de trèfle est aussi bien normand que wallon, qu'orléanais.
Ce n'est pas de ce fait qu'il s'agit ici, mais de faits se produisant et pou-
vant forcément se produire seulement en territoire belge, de traduc-
tions de : elle vit seule ; il s'est blessé à la main, elle enfle, etc.
— 44 —
sait la phrase suivante, où nous marquons par des traits ver-
ticaux tous les emplacements que pouvaient occuper les
sons vocaliques selon les pauses ou les nécessités d'obvier
à des heurts consonantiques trop pénibles :
| s | s | men - | 1 a sté a 1 | s | kol
Cette phrase peut recevoir de multiples interprétations.
S'agit-il de cette semaine ? de sa semaine ? de lui ? d'elle ?
A peu près complète la gamme des voyelles pouvait y
prendre place (a, e, i,ii). Seul le pronom y serait resté stable,
y serait resté soit il, soit elle ??
Il est évident, par ce qui précède, que dans la 3e aire le
traitement par le pronom personnel explétif de la 3e per-
sonne était inefficace, ou du moins l'était devenu, si jamais
il fut efficace.
Notes sur les matériaux de l'Atlas et sur les
cartes qui accompagnent cette étude.
Nous devons prévenir le lecteur du danger qu'il pourrait
courirà attribuera des erreurs la multitude de contradictions
apparentes que révèlent les relevés d'Edmont en ce qui con-
cerne les matériaux employés par nous pour ébaucher les
modifications subies par la langue à la suite de la collision
de la avec le.
Nous saisissons cette occasion, qui ne pouvait être mieux
choisie, pour dire notre mea culpa à l'égard de l'Atlas, mais
aussi pour le réhabiliter aux yeux des savants désintéressés
dans la question du relevé des patois, et qui pourraient
s'être laissés influencer, défavorablement pour l'Atlas, par
de nombreuses critiques r.
1. Il va sans dire qu'ici nous ne faisons pas état de critiques telles que
celles d'un professeur qui fit de notre Atlas un compte rendu « très
— 45 —
L'Atlas est ce que nous avons désiré qu'il fût : un recueil
de matériaux enregistrés par un homme qui ne fût ni phi-
lologue ni linguiste et dont l'oreille nous donnât toutes les
garanties désirables. Ce sont les conditions que, seul en son
temps, notre bon et vénéré maître G. Paris, comprenait et
plaçait au-dessus de toute autre, comme étant un gage d'une
sincérité que l'on ne saurait attendre de la part de gens du
métier, et qui sciemment ou inconsciemment prévoient,
retouchent, rectifient, ajustent, dont le cerveau en un mot
travaille, même lorsqu'ils lui imposent silence, alors que
seule l'oreille doit être en jeu. Aux fautes commises par
l'enregistré et qui devaient nécessairement se produire,
n'eût-ce été qu'à la suite d'une mauvaise interprétation de
la question posée, nous ne voulions pas avoir à ajouter les
fautes de l'enregistreur et compliquer ainsi le travail du
critique au point de lui rendre impossible l'accès à la
vérité.
C'est à ce gage de sincérité que, de notre part, nous avons
sacrifié les nombreux matériaux que nous avons recueillis
autrefois dans tout le nord de la France, en Normandie, en
Bretagne, en Suisse, en Savoie, en Dauphiné. Il n'en a rien
été publié — ou si peu que rien — et il n'en sera plus rien
publié, parce qu'ils ne nous inspirent plus qu'une confiance
très relative.
Nous avons laissé s'accumuler les critiques sur le travail
d'Edmont — qui est incontestablement mieux fait que celui
dont nous étions chargé nous-même, c'est-à-dire l'établis-
sement du questionnaire, qui, pour être sensiblement meil-
leur, aurait dû être fait après l'enquête (!), comme la sépa-
élogieux, dans la plus répandue de toutes les revues de linguistique »
(au début de l'année 1904), suivi d'une demande d'un exemplaire
gratuit de l'ouvrage, demande restée vaine, et en fit un second dans une
revue du Midi de la France (juillet-août 1905), lequel est... bien loin
d'être élogieux.
-46-
ration des mots, fantaisiste nécessairement avant une étude
préalablement complète et après plus ou moins doctrinaire
— nous avons laissé s'accumuler ces critiques sans en faire
le moindre cas dans nos recherches géographiques, sans
prendre la peine de les réfuter, sachant bien que tôt ou
tard quelque tiers complètement désintéressé et par le
simple jeu d'une critique bien avisée remettrait les choses
en place, comme nous le faisions nous-même, et cela était
préférable à de vaines polémiques.
Depuis l'an dernier, notre attente s'est trouvée justifiée :
M. Hubschmied, au jugement duquel nous attachions la
plus grande importance depuis que nous l'avons connu, il
y a une dizaine d'années, à nos conférences de l'Ecole, a eu
l'occasion de rendre pleine justice à la valeur des matériaux
d'Edmont dans un ouvrage dont la valeur scientifique semble
être encore inconnue à l'heure actuelle x.
Les critiques ne pouvaient manquer non plus, surtout de
la part de ceux qui s'occupent avant tout de la restauration
des textes de l'ancienne langue, d'avoir traita l'absence dans
le questionnaire de mots des plus intéressants. Nous en
aurions dû doubler l'effectif, dit-on. Nous-même, qui nous
plaçons à un point de vue plus général, nous reconnais-
sons qu'il aurait dû être non seulement doublé, mais qua-
druplé, mais décuplé. L'une et l'autre de ces appréciations
entraînaient pour des raisons matérielles l'impossibilité
d'une publication, car nous sommes allés jusqu'aux
extrêmes limites de ce qui était exécutable à cet égard.
D'autre part, nous serions bien embarrassés, même actuel-
lement après l'enquête, de déterminer ce qui, dans le ques-
tionnaire, aurait pu être retranché et céder le pas à d'autres
i. Hubschmied, Zur Bildung des Imper jekts imFrankoproveniaîischen
(Beihefte iur Zeitschr. fur roman. PhiL, Heft 58), Halle, 1914.
— 47 —
exigences ; à bien plus forte raison l'étions-nous avant de
savoir ce que seraient les réponses.
Carte I. Nous avons parlé dans notre article de la nature
du point 297. C'est exceptionnellement qu'il figure comme
appartenant a l'aire 1, et dans la carte I, et dans la carte IL
A la même occasion nous avons dit ce qu'étaient 295 et
282, qui font partie de l'aire 1 exceptionnellement dans la
carie I.
268 est tout à fait exceptionnel et dans la carte I et dans
la carte II. Les parlers de la Seine-Inférieure ne sont en
réalité que du français régional, ayant plus ou moins con-
servé des caractères de parlers anciens et très accessible aux
invasions étrangères, ainsi que le montrent les limites
variables de l'art, déf. neutralisé. A 268 : eu blé est mûr;
ma grand'mère cousait à stè vitre, où tu couds mainte-
nant !
Pour tracer la limite de l'art, neutralisé / nous avons
choisi des exemples où il est à l'abri de l'introduction des
multiples sons vocaliques auxquels le wallon recourt a la
suite de la violente contraction consonantique qui le régit
et qui reconstituent un article avec voyelle.
Carte IL Les limites de l'art, dém. variant quelque peu
selon les exemples, nous avons voulu ajouter à la première
une seconde carte traçant l'état de l'un de nos exemples
qui représentât en même temps la propagation du pronom
explétif.
-48-
CONCLUSION
Guidé par une méthode qui révèle de jour en jour davan-
tage sa fécondité, malgré les erreurs auxquelles son appli-
cation peut avoir donné lieu, nous avons voulu dans cet
article grouper quelques faits en connexité géographique.
Nous y avons été amené par l'obligation où nous nous
sommes trouvé d'expliquer la présence du mot char en
pleine aire de la conservation du c latin devant a.
Nous n'avons cité que quelques exemples des troubles
lexicaux provoqués par la collision de la avec le, sans
entamer réellement le sujet, nous avons indiqué quelles
sont, à première vue, les modifications d'ordre morpholo-
gique et syntaxique que cette collision a entraînées, sans
même tenter d'en épuiser le nombre.
A première vue, les phénomènes étudiés pouvaient être
considérés comme indépendants les uns des autres et, sans
les indications que fournit la géographie linguistique, pro-
voquer des explications particulières à chacun, aussi nom-
breuses que les faits eux-mêmes le sont. Leur assise géogra-
phique nous en a trahi l'origine commune, nous a permis
de les coordonner, de les grouper en un organisme.
Bien que nous n'ayons qu'ébauché le sujet, nous avons
le sentiment que nous avons réuni en un faisceau un
nombre suffisant de probabilités pour atteindre à un degré
non éloigné de la certitude. Est-ce à dire que nous pensions
avoir persuadé la majorité de nos lecteurs ? Pas le moins
du monde. Il semblerait parfois que certains romanistes
aient pris pour tâche de démontrer que les mathématiques
reposent sur des lois erronées et veuillent justifier la sus-
picion dans laquelle est tenue la linguistique chez les repré-
sentants des sciences exactes.
— 49 —
A une démonstration du genre de celle qui est faite dans
cet article et où il nous paraissait inutile d'insister sur sa
valeur mathématique, l'un de ces romanistes, sans consi-
dérerl'assise géographique commune à plusieurs faits étayant
notre démonstration, chercha à chacun d'eux une solution
indépendante. Il en résulta que certain article de chaussure,
une conception onomatopéique du fléau et une influence
du mot clarté sur celui de flamme se trouvaient, de ce
chef, être, par hasard, subordonnés... au mouillement de
l'I dans les groupes cl, fl!
Nous en appelons à « jenen philosophischen Geist,
welcher eine Wissenschaft nicht nur mit den anderen in
lebendige Fùhlung bringt, sondern sie auch in sich einigt
und vor Zerbrôckelung bewahrt » (Schuchardt).
— 50
A PROPOS DE CLAVELLUS
M. Meyer-Lùbke, dans h Deutsche Literaturçeitung ', a fait
un court compte rendu de mon étude sur clavellus \
J'ai la plus grande admiration pour son immense érudi-
tion qui l'a mis à la tête des lexicographes romans. C'est à
ce titre que son opinion m'importe et que je dois répli-
quer à ses critiques.
Je m'y sens d'autant plus autorisé que nous sommes
liés d'amitié et que mon travail est loin de mériter l'ap-
préciation louangeuse qu'il en a faite (Durchgefùhrt mit
bewunderungswùrdiger Folgerichtigkeit . Bedeutsam auch nach
der methodoîogischen Seite), si ses critiques sont justifiées.
Je les examine toutes — elles ne sont d'ailleurs pas nom-
breuses, quoique graves à mes yeux — , et je donne en
italiques la teneur entière du texte.
Dans mon étude sur clavellus j'ai dit que, dans l'aire
où... ellum aboutit à et, ..ellum s'est rencontré avec
..ittum >> et, que, de ce chef, des mots en ..ellum, con-
sidérés comme des diminutifs, pouvaient se dédiminutivi-
ser dans des conditions qui dépendent de leur sémantique
et d'après des modèles existant, généralement français,
qu'ainsi klawet (== petit clou) devenait klaw d'après le mo-
dèle CLOU.
Auch was liber das Gaskognische gesagt ist, kann mit einer
Einschrànkung angenommen werden. Ein vôlliger Zusammen-
fall von -ellu und -ittu hat nirgends stattgefunden.
La coïncidence a lieu partout : ..ellum devient et ou et,
.. ittum devient et ou et. Il suffit de comparer la carte
i. 1914, no 44/45.
2. L'aire clavellus, d'après F Atlas îing. de la France.
- 5i —
agneau avec la carte bluet1. D'ailleurs, cette coïncidence
appert du tableau ci-dessous.
Viehnehr sind die Vokale ùberall geschieden.
Nulle part, dans aucune carte de l'Atlas, les voyelles ne
se distinguent selon qu'elles remontent cà ..ellum ou
qu'elles remontent à ..ittum. Contentons-nous des points
qu'il importait de contrôler pour la démonstration sui-
vante :
PEAU
683
69I
685
692
693
699
790
*
e
e
e
e
e
e
CHEVALET
*
è
e
e
e
e
e
und ausserdemfiiidetsich « klau » auchda zuo -q\\u ^u-etywird,
a Isa von -et ans -ittum gan^ verschieden ist.
C'est-à-dire dans les 7 points signalés ci-dessus. Dans le
tableau ci-dessous les blancs remplacent des formes en
..ety, ,.eU, etc, etey. Ce tableau est établi d'après 15 mots en
..ellum et 7 mots en ..ittum :
BLUET
BOYAU
TROUPEAU
CERVEAU
CHATEAU
COUTEAU
MARTEAU
PEAU
FLÉAU
683
et
691
et
685
et
692
et
693
et
699
790
et
et
et
et
—
—
et
et
et
et
et
et
et
et
et
et
et
et
et
et
1. Peu importe que les exemples soient des mots évidemment
importés ou non, puisqu'il ne s'agit pas de faits anciens.
— 52 —
Si 699, 790 témoignent uniquement des sons U, t-e,
Uy pour ..ellum, ils ont par contre blttkfy, bluetïy et 790 a
en outre tehbaleUy !
Ces sons U, iêy se réduisent à t dans beau employé
devant un substantif commençant par une consonne (un
BEAU CHIEN).
Premier retranchement s'il m'avait fallu battre en retraite
devant l'assaut !
..ellum et ..ittum deviennent au pluriel tous deux ..ets
dans tout le territoire en question, ainsi que le montrent
les cartes fléaux et râteaux.
Second retranchement s'il m'avait fallu battre en retraite
devant l'assaut !
La collision de ..ellum avec ..ittum est partout si évi-
dente que je ne pouvais prévoir les objections de M. Meyer-
Liibke.
Die Thatsache dass « kl au » erst eine Rùckbildung ist, bleibt
aber bestehen, nur der Griind der Beschrânkung auf dm Siid-
westen muss noch gefunden zuerden.
J'attends patiemment la solution particulière à la Gas-
cogne, qui est, selon nous, la seule région de France où
une Riickbildunç fût possible.
Nicht %utreffend scheint mir aber die Auffassung, dass cla-
vellu eine siïdfran^ôsische Neubildung ist. Wir haben auch
liai, chiavello, das, da es ein ital. chiavo nicht gibt, laleinisch
sein muss und offenbar ans dem belegten clavulus umgestaltet
ist, ein Vorgang jûr den wir ^ahlreiche, sichere Parallelen
haben.
Clavulus désigne en latin un petit clou et clavellus
formé d'après clavulus désignerait un (grand) clou ?
Mon étude, jusqu'à son titre (l'aire de clavellus) consi-
dère clavellus comme latin, comme préroman, et né de
la nécessité d'obvier à l'état pathologique de clavus causé
— 55 —
par la présence de clavis à une certaine époque, posté-
rieure à celle où déjà le latin ne pouvait tolérer un cla-
vare (— fermer à clef), qui était en puissance, parce que
clavare remplissait déjà les fonctions de clouer.
Un problème n'est pas une solution et le problème ita-
lien que nous pose M. M. L., en guise de solution, res-
semble comme un frère au problème gallo-roman que nous
avons cherché à résoudre :
Pas de chiavo, donc pas de clavus (comme dans le Midi
de la France) et pourquoi ?
Un chiavare \ par contre, qui équivaut à un latin cla-
vare, existant et signifiant clouer (dans le Midi de la
France kîava naît ou reste en puissance à cause de la pré-
sence du mot suivant).
Un chiavare ', dont le prototype n'existe pas en latin et
signifie fermer a clef (comme klava dans le Midi de la
France).
Un chiodo et un chiovo 2 qui par leurs formes ne peuvent
être que d'origine secondaire et que remplacer un chiavo
attendu par la phonétique, signalé comme absent par
M. M.-L. (semblables aux nombreuses formes secondaires
de clavus que l'on trouve en France, là où clavellus exis-
tait autrefois).
Tous ces mots existent dans une langue littéraire. Ils
ne sont pas localisés. Attendons Y Atlas ling. de Y Italie qui
permettra de les soumettre à une enquête semblable à celle
que nous avons entreprise pour la France. Comme clavus
vit encore dans le Nord de la France et y a toujours vécu
(clou, clcufire, cloufichier), la conception de M. M.-L.
pourrait aboutir à la conclusion que Paris, Rouen et Bou-
i. Dict. Ferrari et Caccia.
2. Meyer-Lùbke, Etym . ÎVorterbuch.
— 54 —
logne, qui ont clavus, ont été romanisés antérieurement
à Marseille, Nîmes et Lyon qui ont clavellus et, nécessai-
rement, que les trois villes du Nord ont, en ce point, un
latin plus archaïque que les trois villes du Midi.
Les élèves de M. M.-L., pendant toutes ces années der-
nières, ont formé le noyau des conférences de dialectolo-
gie gallo-romane et se distinguaient par leur érudition et
par l'excellente préparation aux recherches linguistiques.
L'un d'entre eux — et non des moindres — m'a fait,
l'an dernier, des objections, apparemment graves, à mon
explication de klawet > klau, c'est-à-dire à la dédiminuti-
visation gasconne. Il s'est trouvé, de son propre aveu,
qu'elles n'étaient pas fondées, et elles m'ont fait regretter
que dans mon étude je n'aie pas laissé entrevoir tout le
travail préparatoire auquel il avait donné lieu. Voici la
principale objection qu'il me faisait : le mot nœud, dans
la région gasconne, se présente sous une forme de dimi-
nutif (type nu%et) ; or s'il est un mot qui sémantique-
ment soit capable de Riickbildung, c'est bien celui-là.
C'est en lui soumettant les cartes os, noix et noyau
qu'il reconnut tous les pièges auxquels échappait nwçet en
ne se dédiminutivisant pas.
Dass im Westen das, was wir als Eigentûmlichkeiten des
Proven^alischen betrachten, einst viel weiter reichte als in der
historischen Zeil hat P. Meyer auf Grund der Ortsnamen auf
-ac vor mehr als 40 Jahren ausgesprochen, aber der Gedanke ist
nicht weiter verfolgt worden ; jet^t bringt Gilliéron ein néues
Moment von grosser Bedeutung. Dafùr, dass betràchtliche sprach-
liche Verschiebungen stattgefunden haben, glaube anch ich
mancherlei anfùhren %u hônnen ; auf eine ein%elne Erscheimmg
so viel %u bauen, habe ich freiltch nicht den Mut. Aber viel-
leichl gibt iveitere Forschung G. recht.
Je ne connais pas les résultats de l'étude de
— 55 —
M. P. Meyer auxquels M. M.-L. fait allusion, mais je
doute fort que ce savant ait pu par une étude des noms
de lieu en ..ac assigner au traitement méridional une
limite aussi septentrionale que celle de clavellus.
Le but que je me proposais était bien celui que m'im-
pute M. M.-L. : établir par un seul mot, indubitablement
populaire et à l'abri d'objections telles que celles que l'on
peut faire à toute étude d'étymologies toponymiques, que
l'on doit abandonner l'idée d'un état lexical reposant sur
une latinité autochtone dans l'immense région où clavus
a pris la place de clavellus. Si l'on n'explique pas d'une
façon plus plausible que je ne l'ai fait le recul de clavel-
lus et l'avance de clavus, mon exemple suffit, je ne me
suis pas trompé dans ma conclusion et les matériaux que
M. M.-L. tient encore en réserve en apporteront la
preuve ' .
Mon intention était bien d'établir que, sans avoir préa-
lablement soumis à un examen sévère chacun des mots de
cette région, il est contraire à toute probité scientifique
de se servir de ceux-ci comme témoins de la latinité.
C'est de ma part témoigner d'une grande méfiance pour
tout ce qui a été publié de scientifique jusqu'ici sur les
patois et admettre que tout est à refaire ; mais je n'y puis
rien changer.
i. Il s'en présentera d'autres exemples dès le deuxième fascicule de
Pathologie et thérapeutique verbales.
- 56-
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Chair et viande en français 2
Chair et viande d'après l'Atlas 9
Char dans les patois du Nord 12
Neutralisation de l'article défini. Cas pathologiques.
1) Exemples delà perturbation qui en résulte
dans le lexique 15
2) Changement du genre des substantifs. Neu-
tralisation des flexions génériques de l'ad-
jectif 17
Neutralisation de l'article défini. Traitements thé-
rapeutiques .
1 ) L'article démonstratif 20
2) Le pronom personnel de la 3 e pers. comme
explétif 22
3) L'article possessif. 23
Les aires à traitements thérapeutiques.
1) L'aire à régime complet 27
2) L'aire à régime incomplet 29
3) L'aire sans régime 40
Notes sur les matériaux de l'Atlas et sur les cartes
qui accompagnent cette étude 44
Conclusion 48
A propos de clavellus 50
MAÇON, PROTAT FRERES IMPRIMEURS
Carte 1
*(>
t
;
J
© ; e
294 j 293
•-.._ I- ,
> 292 I 29/
\ A-1
272 ~ ~l'~[
196
197
195
7S£
193 ^.
i /97
i
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't^-4-* * ' r\ i-'- ■ ■ . + ■•183 :%i +
I7S>) Xi% ' :)X
178 + s-pas £ + +£
, \,, lies ;
775>/.r \
y N 787 \
.ooooooooooc
-♦"!- + -♦-++•+ +++•»<
lim. (maxima) de l'aire ce, art. démonstr.
lim. (maxima) de l'aire du pron. pers. expl.
lim. mérid. de / cave (descendre dans la cave) et limite com-
mune aussi aux 2 ex. suivants.
lim. mérid. de / foire (acheter deux che-\
vaux à la foire). I
' diiï. de la lim.
lim. mérid. de / chasse (le chasseur va à la
chasse).
char, emprunté au fr. avant le xvie siècle.
Carth 1 1
i><
^
~T ce blé il est mûr.
le blé il est mûr.
Çj ce blé est mûr.
Carth III
o
+
reproduction d'après la carte I de l'aire du pron. pers. expl.
de la 3e pers. sans art. dém.
limite orient, act. du k et du £ picards,
présence actuelle de cel-celle, adj. dém.
fraction supérieure à la moitié des 9 ex. du pron. pers. expl.
de la 3e pers.
: absence complète du pr. pers. expl. dans les 9 ex.
: totalité des 5 ex. de l'art, possessif.
: fraction super, à la moitié des 5 ex. de l'art, poss.
: présence de son année-ci (là), son endroit-ci (là) pour
« cette année, cet endroit ».
— )
PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE
VERBALES
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
ÉTUDE DE GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE
PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE
VERBALES
II
MIRAGES ÉTYMOLOGIQUES
I *Co.MMENQ.UER.
II Claudere « rentrer (une récolte) ».
III Collision de trabem avec traucum en trau.
IV Le verbe trauha « trouer ».
V Exaequare et *exaquare.
VI Bouter et mettre.
RÉSUMÉ DE CONFÉRENCES FAITES A L'ÉCOLE PRATIQUE
DES HAUTES ÉTUDES
PAR
J. GILLIÉRON
EN VENTE
A LA LIBRAIRIE BEERSTECHER
NEUVEVILLE
CANTON DE BERNE (SUISSE)
1915
-; -
PATHOLOGIE
ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
MIRAGES ETYMOLOGIQUES
« Uni aber Rùckschlûsse auf die Laut- und Wortge-
schichte daraus zu ziéhen, wie es die Verfasser tun, muss
man doch seinem Material kritischer gegenûber stehen,
es reichlicher sammeln und grûndlicher prùfen, sonst
geràt man in Gefahr, das Opfer ganz andrer noch unan-
genehmerer«niirages5* zu werden >.vj(Herzog.)
Ces paroles à notre adresse figurent dans une critique de
nos Mirages phonétiques, où l'on repousse notre expli-
cation par fausse régression de faits qui se sont produits
uniquement dans l'aire où 17 des groupes cl, gl se mouille.
A la fausse régression, cause unique des troubles phoné-
tiques causés dans l'évolution régulière de cl et de fl, on
substitue trois facteurs divers, n'ayant entre eux aucun rap-
port, et ayant cependant conspiré ensemble contre la libre
éclosion des produits de cl et de fl. Nous en avons parlé
précédemment (Pathol. et thér. verbales, I, p. 49).
Comme cette critique, ainsi que toutes les autres du
même auteur sur nos études antérieures et postérieures, est
faite sur un ton quasiment paternel (« Wir haben sie davor
gewarnt », etc.), que toutes témoignent d'une incompré-
hension de raisonnements basés sur le bon sens et qui
inspirent à M. Herzog de naïves exclamations (« Warum
demi nicht ! »), il y aurait mauvaise grâce à s'en offusquer.
Cependant nous devons avouer qu'il n'est pas totalement
étranger au choix de notre titre.
I. — *COMMENQUER \
(Carte I).
Comme un enfant repousse dédaigneusement la boîte à
jouets qui lui a été offerte, parce qu'il n'y a pas trouvé la lune,
objet de ses désirs, M. Herzog a été tenté de rejeter avec
humeur les cartes commencer de l'Atlas, qui ne lui révélaient
ni emprendre, ni entamer, ni initiare, ni principiare, ni
incipere2,ni se mettre a, — nous pourrions continuer la
liste des défections... ni débuter, ni s'évertuer, ni se
prendre a, ni se e... a, etc., etc. Cependant, mal lui en
aurait pris, car si ces cartes ne se conduisent pas comme
il le désirait, il y a trouvé un type commenquer qui serait,
selon lui, une contamination de commencer et du vieux
provençal encar remontant à inchoare.
Il n'y aurait pas lieu de s'occuper longuement de cette
trouvaille, si cette rareté ne circulait déjà entre les mains
de romanistes qui la croient de bon aloi, alors que son
authenticité, fortement ébranlée par la géographie linguis-
tique, ne résiste pas à une enquête phonétique sérieuse, et
si surtout elle ne soulevait des questions dont l'importance
dépasse celle d'un simple fait-divers éymologique.
Qu5 "encar n'ait laissé aucune trace dans les parlers actuels,
aucune trace autre que dans sa contamination avec commen-
cer, cela serait possible. Cette contamination pourrait s'être
1. Zeitschr. f. iieufr. Spr.und Lit., XXXIV, i, 304-305.
2. Les cartes trouver ne révèlent pas non plus invenire, reperire !
produite, comme un accident isolé, n'importe où dans tout
le Midi, où règne actuellement commencer, et plutôt, sans
doute, dans les régions où la langue du Midi s'est bien con-
servée. Mais, par un hasard assez singulier, elle se trouve-
rait (807, 709, 811) dans une région intermédiaire entre
le Nord et le Midi, dans le voisinage immédiat delà limite
entre les sons k,g et Is, d%, limite qui traverse, précisément
dans la région de *commenojjer une zone où le son fran-
çais s alterne avec /, e (commencer == himensa-kumenea).
Que cette contamination se soit produite ailleurs, et
toujours sans être accompagnée du primitif encâr, dans une
aire bien distincte de la première, cela devient très singulier.
Que, derechef, elle se produise dans un milieu phoné-
tique absolument semblable à celui du groupe précédent,
c'est-à-dire dans le voisinage immédiat de la limite ci-des-
sus précisée, mais cette fois-ci (626) au sud de celle-ci,
donc dans l'aire k, g l , et non au nord, voilà ce qui dépasse
les bornes de la possibilité, voilà ce qui rend nécessaire-
ment l'existence de *commenquer conditionnée par la
limite phonétique.
Rendant compte du dictionnaire étymologique de
Meyer-Lùbke, M. Thomas, dans la Remania 2 reproche à
l'auteur de n'avoir pas inséré dans son article *incoare la
contamination encar -f- coiuençar, révélée par M. Herzog,
et apporte deux nouveaux témoignages de *commenojjer,
recueillisdanslesuddelaCreuze.Ceux-cisontdonc, derechef,
d'une région dont la situation géographique est identique
à celles de 62e et du groupe 807, 709, 811 par rapport à
la limite phonétique du k non palatalisé, et, d'autre part,
appartiennent, comme les points de l'Atlas — ceci est une
1. M. Herzog ne donne pas ce détail.
2. 1912, p. 459.
autre condition nécessaire à la création du mot par lequel
nous entendons remplacer *commenquer — à une aire où
il y a hésitation constante entre les sons â et e (>> an et
en -|- cons. Voir les cartes en rentrant, vendanger,
etc.). Cette hésitation se manifeste même dans les 12 témoi-
gnages de *commenquer que l'Atlas fournit à M. Herzog.
807 a : kiïmako (commencent), humekav (commençait),
kumâka (commencé). Il ne signale pas cette hésitation,
l'ayant sans doute mise sur le compte .. des erreurs
d'Edmont.
La prétendue conservation de encar est donc liée à une
aire phonétique où on pourra la trouver en 10, 30, 100
endroits, mais en dehors de laquelle on ne l'a point encore
trouvée et ne la trouvera pas. Ce n'est pas à inchoare que
nous avons à faire dans cette zone intermédiaire entre les
parlers du Midi et ceux du Nord, zone influencée par les
uns et par les autres, mais à un commanquer dont la for-
mation anormale n'est, vu son lieu d'origine, qu'un brevet
d'authenticité, selon nous.
Tous ces parlers avaient le verbe d'origine étrangère
moka « manquer », où le son h ne pouvait se naturaliser
en ts qu'en se heurtant contre un mâtsa (mancher, mettre
un manche ou une manche, emmancher) ; ils avaient le
verbe d'origine étrangère marka « marquer », où le son k
ne pouvait se naturaliser en ts qu'en se heurtant à un
martsa qui était marcher (et non marquer). Commencer,
mis par eux en rapport avec manquer, devient très natu-
rellement commanquer. Ce commanquer ne peut exister
que dans la zone où il a été observé, c.-à-d. la zone avoi-'
sinant la limite du k non palatalisé et où les parlers hésitent
entre e et à (an, en + cons.), entre s et €. On ne le trou-
vera pas ailleurs.
Si l'origine qu'attribue M. Herzog à *commenquer est
*
condamnée par la géographie linguistique, elle ne Test pas
moins par la phonétique, sous le couvert de laquelle elle a
été imaginée.
*Commenquer, en temps que contamination de com-
mencer avec enkar, ne peut phonétiquement se justifier
dans aucun des parlers au nord de la limite du k non pala-
talisé, carie son k, quelle que soit l'époque de son arrivée
dans la langue, s'est naturalisé en ts, etc. C'est ce que nous
allons démontrer tout cà l'heure : trank -f- are y devient
trautsa1. Kumentsa y pourrait renfermer un inchoare ;
commenquer ne le peut.
Co.mmenq.uer, en temps que contamination de commen-
cer avec enkar, ne serait phonétiquement justifié qu'au
point 626, qui, quoique dans l'aire du k non palatalisé, repré-
sente un parler tout aussi mélangé que 807, 709, 811.
Faudra-t-il croire à l'existence de deux commenquer, celui
de M. Herzog et le nôtre ? Va-t-on nous annoncer, au
nom de la phonétique, que le type provençal de inchoare
s'est totalement perdu dans la langue du Midi, sauf dans le
poste frontière le plus avancé que représente 62e ?
Commanquer n'a pu naître de commencer que dans un
milieu triplement conditionné au point de vue phonétique,
que dans une région où alternaient :
€ et s (= fr. 5)
e et à (== fr. à)
e etk (= fr. e).
Dès que l'une ou l'autre de ces alternances vient à
manquer, commanquer n'existe pas.
Ainsi, par exemple, la limite orientale de commanquer
s'arrête aux points 807, 811, parce qu'à ces points s'arrête
1. Voir plus loin la fin de l'article Le verbe trûîlka.
10 —
la concomitance approximative de € et k avec € et s. En
effet, la zone de £-s continue dans la même direction vers
l'Est jusqu'au territoire allemand, la zone£-&, dès les points
807, 81 r, s'infléchit, assez brusquement, vers le sud et
perd tout contact avec celle de es : commanquer ne peut
y naître.
Ainsi, notre commanquer n'est point une hypothèse que
nous opposons à *commknquer, mais une certitude quasi-
ment mathématique que nous opposons à une hypothèse
fli i te à la légère.
En voulant soustraire la linguistique à l'examen de lagéo-
graphie, on la diminue d'un facteur puissant — le plus
puissant peut-être — qui peut lui donner le droit d'être
considérée comme une véritable science.
Aussi, nous trouvons que notre ami Jud, qui est l'homme
le plus à même de juger de toute l'importance qu'elle doit
avoir dans les recherches, est beaucoup trop modeste lorsque,
s'adressa nt à un de ses maîtres italiens, il semble ne reven-
diquer pour la géographie linguistique qu'une petite place
au soleil1.
M. Herzog a raison : il faut apporter beaucoup de cir-
conspection dans l'usage que l'on fait des matériaux, surtout
lorsqu'il s'agit, comme ici, d'une zone où peuvent se pro-
duire des monstruosités semblables à commanquer et à celle
que nous allons exposer dans l'article suivant.
IL — Glaudere « rentrer (une récolte) ».
Nous avons dit que la formation anormale de comman-
quer, par elle-même, était, dans la région où elle se pro-
duit, un brevet d'authenticité. Il importe d'appuyer cette
assertion qui peut paraître paradoxale.
1. Jud, Problème der altrom. IVortgeschichte. Extr. de la Zeitschr. fur
rom. Phil., vol. 38, p. "2.
— II —
Certaines régions, aux confins d'aires nettement caracté-
risées, reçoivent des échos contradictoires de débats linguisL
tiques qui se vident dans tes aires, en sont passagèrement
affectées jusqu'au moment où elles sont gagnées à Tune ou
l'autre des parties en conflit.
Telle est l'origine de commanojjer, telle celle du mot
qui tait l'objet du présent article et telle est aussi celle de
bouter « regarder » dont il est question plus loin.
Nous comparerions volontiers ces créations aux contre-
sens faits par des élèves inexpérimentés qui traduiraient à
coups de dictionnaire un texte français en latin.
Les régions qui donnent naissance à ces mots sont toutes
dans une situation analogue par rapport aux aires où se
produisent les débats linguistiques qui les font apparaître.
11 serait téméraire d'accorder à des créations de ce genre,
sans doute éphémères, la même confiance qu'inspirent les
mots qu'une tradition ininterrompue livreauxenquêtes éty-
mologiques et de tenter de les rattacher sémantiquement à
une origine latine. Elles sont les résultats de mirages éty-
mologiques.
Dans des études précédentes nous avons cherché à éta-
blir la nature du conflit de serrare-sciER avec serare-FER-
MER ■ et de celui de clore avec clouer 2.
Glaudere dans le Midi a pris des acceptions métapho-
riques qui l'ont rendu impropre à persister dans sa valeur
primitive de fermer. Aussi ce mot n'y est-il nulle part
représenté dans les réponses qu'Edmont a reçues à la ques-
tion fermez la porte. Toute l'histoire des expressions
propres à traduire l'idée de fermer dénote le besoin d'avoir
un terme expressif, généralement un dénominal, tiré du
1. Scier dan-» la Gaule romane du sud et de Test. Champion, 1905
2. L'aire clavellus d'après Y Atlas linguistique delà France.
— 12 —
substantif désignant l'appareil au moyen duquel on ferme.
La création de mots nouveaux était d'autant plus active que
l'idée de fermer est une de celles qui se dilatent, s'hyper-
trophient métaphoriquement le plus et dont les représen-
tants lexicaux sont par conséquent exposés à une rapide
usure.
Glaudere a disparu par dilatation métaphorique(à moins
que l'on n'admette pour raison exclusive l'insuffisance de
son contact formel avec clavem), serare a disparu par dila-
tation métaphorique, fermer a triomphé, parce que le
peuple y a vu un dérivé de fer, comme dans verrou *.
Dans le Midi, où l'on a eu et a encore serrare « scier»
et où l'on a encore serare « fermer » il existe un verbe
serrer qui nous montre le verbe latin serare avec des
sens identiques à ceux du français. Nous n'avons pas à
examiner ici si les évolutions métaphoriques de serare sont
autochtones dans le Midi, comme elles le sont en français
— question très épineuse ! Nous nous contentons de cons-
tater que serrer, même dans l'aire serer « fermer », a la
valeur sémantique du français (Atlas : il me serrait si
fort que...).
Nous avons dit que claudere n'apparaissait nulle part
dans le Midi à la question fermez la porte, posée par
Edmont. Mais il apparaît une fois, une fois seulement, et
où on ne l'attendait guère, comme traduction de rentrer
dans : un bon temps pour rentrer le regain. Or, le point
où apparaît ce singulier claudere est 81 1, précisément l'un
des quatre qui ont témoigné de la présence de *commen-
quer.
Comment s'explique ce claudere « rentrer » ?
8 ï i est, en bordure, dans l'aire actuelle de serer « fer-
i. Carte excessivement intéressante au point de vue de la contami-
nation de types divers et précieuse pour l'histoire de serer-fermer.
nier». Ce serer est le successeur de clore dont nous
avons signalé La collision avec clouer et dont nous expli-
quons, dans l'aire clavellus, la disparition, en temps que
synonyme de « fermer », par une dilatation sémantique
incompatible avec le besoin d'avoir un verbe expressif pour
énoncer l'idée de « fermer ». Que clore, qui n'a pas cessé
partout de vivre, que Ton voit céder peu à peu dans son
acception de « fermer », se concentrer dans ses acceptions
métaphoriques(>clos, clôture), agonisercommeen français
(à huis clos, clore une séance et non pas la fermer) — que
ce clore soit sémantiquement ébranlé au point de pouvoir
servir à exprimer quelque autre idée, par aventure amenée
à sa portée, cela n'a rien d'étonnant à nos yeux '.
Le sujet de 811 aie sentiment que ser(r)er est le syno-
nyme de clore. Pour rentrer le regain il veut dire ser-
rer le regain, ce qui est juste en français — même nos
petits dictionnaires à l'usage des écoles donnent comme
exemple de cette acception serrer une récolte — ; mais
il ne saurait dire serrer le regain, qui, dans son langage
populaire, serait l'équivalent de fermer le regain, puisque
notre sujet ressortit à l'aire serer « fermer » 2, il se rabat
sur le débilité sémantique qu'est clore, c'est ainsi que hlauré
devient l'équivalent de « rentrer ».
On pourra restreindre la valeur de ce renseignement en
alléguant qu'il émane d'un seul sujet, — celui qui témoigne
en même temps d'un commanquer attesté par d'autres
témoignages; — maison ne l'annulera point : pourquoi
ce clore n'apparaîtrait-il que là seulement où il est expli-
cable ?
i. Comp. bouter « regarder ».
2. C'est un indice qui a sa valeur dans la question, que nous nous
sommes posée plus haut, relativement à la présence dans le Midi d'évo-
lutions métaphoriques semblables à celles du français.
M
III. — Collision de trabem avec traucum en trau.
M. Jud dans son travail sur poutre j a montré que
la disparition du type trabem dans le Midi de la France
était due à une collision avec traucum.
Ce fait est rendu évident par le tracé de l'aire actuelle de
trabem, qui était un mot en usage dans tout le Midi : nous
la voyons partout s'arrêter, comme devant une muraille,
à l'aire trauk-lrau. S'il était encore quelque lecteur rebelle
à reconnaître la valeur de cette constatation, il suffirait de
lui soumettre les deux lignes suivantes, suggestives dans
leur laconisme, et que nous extrayons du petit dictionnaire
provençal de Lévy :
trau, traite s. m. et f. poutre, solive.
trau s. m. trou, ouverture, souterrain.
Notre carte nous paraît mettre mieux en relief que celle
de M. Jud l'histoire de leur collision et y apporte quelques
modifications auxquelles il sera le premier à souscrire. Le
point 711, qu'Edmont a trouvé vivant — d'une vie sans
doute bien précaire — dans l'état de collision Qrao ~ trou
et poutre), loin de porter préjudice à la thèse de M. Jud,
n'en fait que rehausser la vérité par sa situation sur la
limite des deux aires ; il ne peut qu'en être de même du
point 893 (Hyères), où la présence de trabem est signalée
sous une forme avec agglutination de Va de l'article fémi-
nin, forme qui l'a préservé de la disparition et qui ne se
trouve absolument que là.
La collision de trabem avec traucum a produit les 3
états suivants :
1 . Jud, Poutre, eine sprachgeographische Untersuchung. Tirage à
part de Y Archiv Jïtr das St. der neueren Spr. und Lit. Vol. CXX, livrai-
son 1/2.
— 15 —
i) trabem a été évincé de tout le territoire trauk-trau,à
l'exception des deux points dont il est question plus haut;
2) traucum a été évincé des aires trabem existant
encore en contact immédiat avec celle de trauk-trau ;
3) traucum et trabem ont été tous deux évincés de la
langue sous le coup ou la menace de la collision dans une
zone qui de l'Océan aux Alpes morcèlent actuellement les
aires trabem. L'évincement de traucum y est démontré
par la présence à sa place de multiples substituts tels que
/>/(/;<>, kreb.. (de crepare), goulet, etc., mots évidemment
secondaires. On se rappelle ce qui a été dit à cet égard
dans notre travail sur clavellus (p. 14) : « Comme par-
tout où il y a lutte entre deux mots, il y a sur la scène où
se produit la collision des formations nouvelles, des tenta-
tives plus ou moins éphémères, plus ou moins réussies
faites par la langue pour écarter ou prévenir l'homonymie
intolérée ou redoutée. »
S'il n'en est pas ainsi, que l'on nous dise alors pourquoi,
allant du midi au nord, on ne pénètre pas directement
dans l'aire trou en sortant de celle de trau, puisque trau-
cum est aussi bien de la langue du Nord que de celle du
Midi, pourquoi traucum disparaît pour reparaître ensuite
et pourquoi cette disparition coïncide avec une existence
actuelle ou ancienne de trabem > trau, bref pourquoi
traucum présente une faille entre Agen et Poitiers, entre
Rodez et Guéret, entre Nîmes et Dijon, entre Digne et
Mâconet qu'il n'y a aucune solution de continuité lexicale
entre Lons-le-Saunier et Liège, Boulogne, Cherbourg,
Nantes.
Ces substituts sont bien l'hoirie de traucum, qui dispa-
raîtra peu à peu devant l'envahisseur français trou, lequel
se trouvera alors (si le bloc méridional trauk-trau attend
toutefois cette échéance) confiner à trau « trou », recouvrir
— lé —
la plaie faite par trabem à traucum, effacer ainsi, quand les
restes de trabem auront été expulsés par le français, jus-
qu'au souvenir de la lutte de ce mot contre traucum et
reporter bien plus au sud une limite qui rétablira une jonc-
tion de trou avec trau, une limite qui sera un mirage plus
mensonger encore que la limite actuelle de l'aire trauk-trau.
Notre conception se heurte cependant à une difficulté :
pourquoi trabem qui est devenu trau ne peut-il coexister
avec traucum dans l'aire où celui-ci reste trauc (un tràuc
= un trou, un trau ou une trau = une poutre) ? La dif-
ficulté n'existe que si l'on ne considère le mot que sous la
forme telle qu'elle nous est donnée par l'Atlas, c'est-à-dire
au singulier seulement et comme mot isolé ou en pause.
Elle disparaît devant la constatation qu'au pluriel trauc
devait devenir traus et ainsi semblable à celui de trabem,
que, d'autre part, le c final devait disparaître dans certaines
combinaisons syntaxiques.
Il nous paraît évident que le français littéraire qui a su,
beaucoup plus que les parlers populaires, se préserver des
suites fâcheuses de l'homonymie et de la mutilation pho-
nétique — deux facteurs souvent concomitants — aurait
su sauver l'un et l'autre de la disparition et en rendre pos-
sible la concomitance. La langue littéraire possède, à côté
de la langue parlée, une langue écrite pleine de traditions
étymologiques — légitimes ou illégitimes — qui constitue
en quelque sorte une autre vie linguistique, tolérant des
phonèmes proscrits par la phonétique de la langue parlée,
en même temps qu'un réservoir où celle-ci peut se régé-
nérer et se prémunir des accidents qui la menacent l.
i . La revivification de consonnes finales disparues est notamment un
procédé si fréquent pour régénérer les monosyllabes qu'il a induit en
erreur de nombreux savants, qui croyaient avoir affaire à des consonnes
remontant directement au latin.
11 nous paraît inutile d'insister sur le fait que le procédé français de
— i7 —
Une langue sans tradition littéraire ne le saurait : elle
reste attachée fidèlement aux lois de la phonétique, en doit
supporter patiemment la tyrannie et trouver d'autres moyens
pour parer aux suites de la mutilation et de l'homonymie.
Pourquoi est-ce traucum qui ici triomphe, pourquoi là
trabem, pourquoi ailleurs disparaissent-ils tous deux ?
L'existence réelle de toutes les alternatives qui pouvaient
être prévues comme résultats d'une collision nous montre
que la solution de ces questions n'est pas à rechercher
uniquement dans la différence de vitalité des deux mots et
de leur aptitude à se trouver des substituts, que d'autres
facteurs entrent sans doute en considération et qu'il est
prudent de la réserver à un avenir où nous nous serons
mieux documentés.
IV. — Le verbe traukà « trouer ».
(Carte I).
Dans ce qui suit, traucare est considéré comme un type
latin, trauc + are comme une formation faite d'après le
substantif.
revivification formelle des mutilés phonétiques par l'adoption de con-
sonnes disparues de l'usage était nécessairement inapplicable dans les
pariers non soumis à l'influence directe de la langue littéraire. Si la
forme œ « œufs », dans la langue populaire de Paris, fait place a à'f
dans deux œufs, p. ex., elle s'est maintenue dans une douzaine
d'œufs, deux œufs sur le plat, parce que douzaine (on vend les
œufs par douzaine), sur le plat atténuent l'équivoque que peut pro-
duire œ dans d'autres cas ou l'effet de sa mutilation, font, en quelque
sorte, partie intégrante de la sémantique d'ŒUFS et qu'ils prolongent
ainsi la vie de ce mot. Certains pariers provinciaux, par contre, où la
même mutilation s'est produite, ont recours à un mot nouveau, à co-
con, etc., et en font encore exactement l'usage d'à^en regard d'eé (un
cocon, deux cocons; mais une douzaine D'à?).
2
— 18 —
Si traucare était un verbe latin nous devions le trouver
sous la forme trauka dans l'aire de c =k et non sous la
forme trauga. Il devait se comporter non comme jocare
ou locare, mais comme auca et son dérivé qui a le même
accent que traucare. C'est en effet trauka que Ion trouve
dans l'aire de c = k; la phonétique nous permet d'y
admettre l'existence de traucare r.
Mais, si, au nord de la limite de c = k, dans la zone
où c se palatalise, nous trouvons régulièrement le type
autsa (type sous lequel nous comprenons tous les produits
de auca avec c palatalise) et trauka alternant avec trautsa
(type sous lequel nous comprenons tous les produits du
verbe traucare ou trauc -|- are avec c palatalise), si nous
n'y trouvons jamais le C de auca conservé simultanément
dans un seul et même parler avec le c palatalise dans trau-
care ou trauc + &r6, nous en concluons forcément que
dans cette zone de C palatalise nous avons à faire à trauc -f-
are et non à traucare, que trauka y est un dénominal,
comme trouer, d'après le Dictionnaire général, est un
dénominal de trou.
Voici un tableau qui expose clairement ces faits ; nous y
avons fait entrer tous les trauka-tr autsa situés au nord de
la limite maxima de c = k :
i. Deux parlers duMédoc, 549 et 650, ont trauga, et non trauka.
On ne saurait raisonnablement revendiquer pour ces formes limitrophes
un type latin particulier (traucare traité comme jocare), alors surtout
que ces points ont auka. Il s'agit sans doute d'un accident survenu tar-
divement à la consonne entre deux voyelles.
6n
624
6l2
614
615
608
6r7
609
710
705
709
719
805
807
trouer
trhbkâ
trâokâ
trtm
trtihh
trâokà
traûka
/yr.///;.)
trôusà
fr$M
tmïkâ
trykà
Uiihà
t rai sa
trùtsa
oie fem. ; oie mâle
hbSb\ âè
âo!o ; (76
cïotso ; là
autsb ; «0
âoSb ; flo
âûtsà ; />(/it/('
()//tV); (1/5(7r
âôio; aêsar
tfiitsè ; #S/jâr
tiùlso ; «foîr
ai) lia , ykâf
àitsà ; ifktii
âtsô ; dftgi
otsb; d%à
+
+
+
+
+
+
+
t
+
*
t
t
t
f
811
812
83
814
825
824
822
826
833
8;6
844
855
869
868
866
trouer
lui';.)
triitsâ
trâiihà
troûtsà
trifitlià
trçûish
troûteyâ
trkitsti
tréiiteyâ
/r,i((/(-,i
tràûtêâ
trâûkâ
tréktir
trukâr
tnjMr
oie fem. ; oie mâle
(fût sa ; iftsar
fyûlsà ; —
àiitsà ; — Mtsà ; ûtshi
o\'t ; —
qûtsô ; —
qûteyô ; —
whyô ; —
âtïteyô ; —
Cyo ; —
Htit-et ; —
wâ ; —
U'à ; —
wtis; —
W ; ; —
+
f
t
î
f
f
f
t
Légende : + = k dans trauc + are et palatal, dans auca.
=|= = palatal, dans les deux.
5 = k dans trauc + are, palatal, dans auca, k
dans son dérivé, qui est encore moins
autochtone que auca.
— r9 —
Traucare aurait dû devenir uniquement trautsa dans la
zone au nord de la limite maxima de C = k. Son double
traitement, qui exclut une participation régulière à la loi à
laquelle obéit auca suppose nécessairement un autre point
de départ et celui-ci ne peut être que trauc -\- are. Or,
si la phonétique est incapable de reconnaître si le trauka de
Faire de c = k est un traucare ou un trauc -|- are, la
géographie linguistique vient poser des questions dont elle
soumet la solution au simple bon sens : n'étant pas latin
au nord de la limite de c = k, à 617, par exemple, sera-
t-il latin à 618 ? Parce que la limite de C — & sépare 617 de
618? Parce que la limite de c = k renverse les rapports
d'un substantif avec son verbe et les renverse partout, de
l'Océan aux Alpes ? Mystérieuse coïncidence d'une loi pho-
nétique avec un fait morphologique!
Laissant momentanément de côté tout ce qui s'est pro-
duit ou a pu se produire dans l'aire de c = k, nous reve-
nons aux faits que nous enseigne la zone septentrionale.
Trauc -+- are y est notre point de départ, nous considé-
rons ce type comme une base assurée.
Si, malgré l'invraisemblance d'une chute du c final dans
trauc antérieure à la palatalisation du c dans trauka, l'on
voulait tenter l'explication du maintien et de la palatali-
sation de c dans trauka (trauka et trautsa') par des états
chronologiques différents des parlers quant à chacun des
deux phénomènes (chute et palatalisation), qu'on veuille
démontrer qu'à 609, par exemple, le k de trauka était an-
térieur à la palatalisation et l'a par conséquent subie, tan-
dis qu'à 617, par exemple, le point immédiatement voisin,
le k de trauka était postérieur à la palatalisation et n'y
pouvait plus participer, que 705, comparé à 8o5,estdansun
rapport inverse, et ainsi de suite sur toute l'étendue orien-
tale de la zone, — on établirait une bigarrure de dates
— 20 —
chronologiques et, d'autre part, une intégrité phonétique
qui étonnerait singulièrement dans la patrie de comman-
quer « commencer» et de clore « rentrer », où viennent
se brouiller et se culbuter les caractères du Nord et ceux
du Midi, où l'aire enclose par la ligne maxima et la ligne
minima de c = k nous donne le tableau suivant :
CHERCHER
ATTACHER
SECHER
PECHER CHARGER
821 serka
estàt-eyà
settya
pîteyâ teyârdjya
822 »
estateà
»
peS€yà »
810 »
htàkâ
»
pe-ea Uyàrdjyà
729 »
htâUyà
sekâ
pestya kàrgà
830 »
htàkà
seUyà
pçsttya »
Toute tentative d'explication conçue sur cette base échoue-
rait. Et comment cette explication s'accommoderait-elle
avec la présence de trua à 71 1 et 714 (à côté de trao, « trou »),
d'une forme évidemment française qui s'explique fort bien
dans la thèse que nous allons exposer, avec 711 notam-
ment où trao représente et trabem et traucum, c'est-à-
dire la collision partout ailleurs intolérable. 711 et 7 14 sont
des patois délaissés par la tradition de trauka, qui, dans
leur abandon, se replient sur le français; 711 {trau =
poutre et trou ; trua = trouver) est le pendant, avec
termes renversés, de 616 (krœ et trauka).
Le verbe Irauka, relâché de son substantif trauk qui est
devenu trau, ne peut suivre l'évolution à laquelle l'invite
instamment la nouvelle forme, ne peut devenir trawa (cf.
la création spontanée de klawa « clouer »), car il signifie-
rait quoi ? poutrer, c'est-à-dire serait un mot vide de
sens, n'ayant donc aucun droit à l'existence . Trauka survit
donc, vient s'enrôler dans la catégorie de verbes en., ka,
représentés au nord de la limite de c == k par des verbes
tels que marquer, manquer, piquer (la faux), etc
— 21 —
Selon que l'appel, la naturalisation phonétique résultant,
dans la zone au nord de la limite de C = k, del'assimilation
de la famille des verbes en., tsa, opposée à celle des verbes
en., ka, est plus ou moins impératif à l'égard du mot réfu-
gié, il en résultera soit la résistance à l'appel, c'est-à-dire
le maintien de trauka, soit son entraînement, sa naturalisa-
tion, c'est-à-dire trautsa.
Notre raisonnement est basé sur une conception de ces
parlers excluant, en ce point de phonétique, toute espèce
d'attache directe avec le latin. On ne saurait, en effet, s'ima-
giner que la limite dec = k n'ait pas varié depuis l'époque
à laquelle remontent les faits à expliquer, que la limite de c
= k d'aujourd'hui eût été celle d'hier, que les aires encloses
par une limite maxima et une limite minima ne soient
point dans un état provisoire et passager, qu'un avenir
prochain ne ramène ces deux limites à une seule. Il s'agit
dans
trauka
trauka < M
trautsa
non d'une marche phonétique opérée en commun avec
des congénères, mais d'une attraction postérieure.
Mais, l'abri que trouve trauka dans la famille des verbes
marka, manka, etc., qui eux se maintiennent avec leur k
intact et ne sont point entraînés par la puissance assimila-
trice de la terminaison verbale., tsa, grâce peut-être au
français, mais bien plus probablement à la menace de col-
lision avec martsa « marcher», mantsa « mancher », cet
abri, dira-t-on, ne devrait être que momentané, ne sau-
rait être définitif, puisque trauka est constamment menacé
par un dénominal de trau. Pourquoi les parlers ayant trau
« trou », qui se sont défaits définitivement de trabem,
qui vivent bien éloignés du siège de la collision actuelle,
— 22 —
qui doivent avoir perdu jusqu'au souvenir d'avoir assisté à
cette lutte dans leur voisinage, pourquoi ces parlers ne
présentent-ils pas une nouvelle formation traua-trawa, qui
serait à l'abri d'une confusion avec un verbe imaginaire
tiré de trau < trabem.
C'est que d'autres dangers, d'autres luttes, d'autres colli-
sions attendaient le dénominal traua-trawa.
A l'ouest du territoire, il allait à la rencontre d'un trawa
équivalent du fr. (en)traver. Ce verbe naît à la vérité,
mais le plus souvent il est répudié, précisément à cause du
danger de collision qu'il présente. On remarquera, en effet,
dans la carte entraver les nombreux points d'interroga-
tion qui nous signifient que, dans cette région, Edmont
n'a pu obtenir l'équivalent de entraver : ce sont des par-
lers en détresse lexicale.
Ailleurs il menaçait de se confondre avec un trawa, pro-
duit phonétique du verbe trouver. Comment expliquer
autrement que par une menace de collision le fait que
trouver soit allé se jeter dans les bras du verbe trapper
(attraper à 776)? Trouver est allé phonétiquement à la
rencontre de trapper jusqu'à l'étape traba. Cette étape ne
figure pas dans l'Atlas, où son absence n'a rien d'étonnant,
car elle a dû, par sa parenté formelle avec son aboutisse-
ment trapa, être bien éphémère ; mais elle nous est donnée
par le dictionnaire de Mistral :
trapa, traba (gascon) attraper, saisir, v. atrapa; trouver,
rencontrer, en Languedoc et Dauphiné, v. trouba,
et à trouba il nous donne les formes suivantes : trouba,
tourba (auv.), trouva (rh.), trueva (a.), troba (b.), traba
(g.), trapa (1.).
Ce que nous venons de dire succinctement sur les menaces
constantes d'une collision d'un verbe dénominal de trou
avec un poutrer, un (en)traver et un trouver, qui
oblige trawa à rester en constante gestation et donne une
survie au type trauka, exigerait un gros volume pour être
exposé en détail.
Il faudrait soumettre à un examen rigoureux les cartes
très compliquées de jouer, louer, où nous rencontrerions
derechef des collisions ou des menaces de collision (avec
[UGER et loger) qui bouleversent complètement l'évolution
régulière de leurs sons, celles de jeu, chef (tète, bout),
drap, etc., qui nous renseigneraient sur le sort des finales
comparées à celui du c de tram et nous diraient notam-
ment pourquoi nous ne trouvons pas le typetrauta « trouer»,
les cartes de trouver, ainsi que toutes celles des mots où
un v intervocaliqueoubien un a-, né en hiatus, aboutissent
au b et produisent l'altération de la voyelle précédente
dans traba « trouver », etc., etc., accompagner le tout de
nombreuses cartes, d'un véritable atlas.
Nous l'avons tenté, quoique effrayé de voir que la ques-
tion abordée nous conduisît aussi loin ; mais nous avons
dû constater que notre documentation, malgré tout l'appa-
reil critique offert par l'Atlas, était encore insuffisante et
aussi que — nous devons l'avouer — nous serions obligé
d'exposer des vues par trop contraires aux principes de la
phonétique, tels qu'ils sont appliqués de nos jours.
C'est — sauf en un point qui est en bordure (62e) —
dans cette zone intermédiaire entre le français du Nord et
la langue du Midi, caractérisée par le maintien du c devant
a que M. Herzog a trouvé des parlers qui seraient les
uniques dépositaires d'un mot disparu de tout le reste de
la Romania. Son *commexquer — sauf à 626 — y serait
devenu commentsar, le serait devenu sûrement à 807 qui
dit otsà pour auca et trtïtsâ pour trauka. Par quelle maille
du filet aurait pu passer *commenquer pour échapper à la
palatalisation, alors que celle-ci atteint des C latins d'âges
aussi divers ?
— 24 —
Commancluer y échappait comme manquer y échappait,
tous deux d'origine française ou censément française : ils
ne se sont point affublés d'un masque phonétique qui les
auraient apparentés à la famille de « manche » comme mar-
quer à « marcher ».
V. — Exaequare et *exaquare.
M. Jud a publié dernièrement dans la Zeitschrift
fur rom. Phil., vol. 38, un travail qui ne peut manquer
d'avoir une grande influence sur la marche de nos études.
L'application de sa méthode à tout le vaste domaine de la
Romania et aux régions avoisinantes promet des résultats
d'une portée bien plus grande que ceux que nous cher-
chons à obtenir en nous basant uniquement sur les maté-
riaux contenus dans l'Atlas. La richesse de son butin scien-
tifique est telle qu'il n'a pu nous le détailler : chacun des
mots qu'il fait défiler devant nos yeux exigerait une étude
à part.
Un détail documentaire qui lui est resté inconnu, puis-
qu'il n'a pas été publié, nous fait entrevoir la possibilité de
compléter sa conception des Reliktworter.
Par l'exemple eichen ou aichen « étalonner » (< exae-
quare), nous voudrions montrer que l'abandon en roman
de mots existant encore actuellement en pays germanique
est souvent dû à des tares lexicales ayant affecté unique-
ment le roman, postérieurement à leur introduction en
pays allemand.
Nous aurions volontiers appelé « erratiques » ces mots,
si la géologie, qui a fait de ce terme un usage si caractéris-
tique, n'avait été devancée par d'autres sciences qui ont
attribué à ce terme une valeur tout autre.
- 25 —
i. Exaequare et *exaquare en latin.
Du mot aqua le latin n'avait que le verbe adaquare qui
signifiât « arroser». Ni *aquare, ni *exaquare n'existaient.
Aquaria sans doute empêché *aquare de naître : les langues
romanes nous font entrevoir celui-ci comme étant en puis-
sance.
D'aequum le latin avait aequare, exaequare, adaequare.
Si la Gaule a pour « arroser » ou des sens dérivant de
aqua: adaquare, *aquare, *exaquare, il n'y a aucune
raison pour ne pas admettre que les formes remontant
phonétiquement à adaquare ne soientles héritières directes
du latin, tandis que les autres sont de formation romane et
postérieures à aequare, exaequare, qui existaient ou
existent encore en Gaule romane à côté de adaequare.
Adaquare pouvait coexister avec adaequare là où les
voyelles protoniques a et ae étaient traitées différem-
ment.
2. Aequare, *aquare, exaequare, *exaquare
d'après les Dict. de Mistral et de Godefroy.
Si exaequare et *exaquare ont coexisté autrefois dans
le Midi de la France, où la phonétique autorisait une coexis-
tence, ils n'ont pas tardé à se confondre, comme nous
verrons qu'ils se sont confondus dans le Nord .
En effet, le dictionnaire de Mistral contient deux eiga et
deux eissaga et les deux sens que renferme chacun de ces
deux mots s'enchevêtrent dételle façon que l'on est souvent
bien embarrassé de préciser si Ton se trouve en présence d'un
aequare ou d'un *aquare, d'un exaequare ou d'un *exa-
quare.
— 2é —
Ever la table peut signifier aussi bien la « mettre »
(aequare)que l'« arroser, y répandre de l'eau » (*aquare)
— par accident, lorsqu'elle est « mise » (évée).
Essever Une futaille, est-ce « remettre en place » les
douves (aequare) ou est-ce la « tremper » (*aquare) ?
Ever le linge, c'est en Suisse l'« étendre » pour le
sécher (aequare), plus au sud ce pourrait être le « mouil-
ler » (*aquare).
Et cependant la coexistence de *aquare, *exaquare à
côté de aequare, exaequare était phonétiquement possible
dans la majeure partie du Midi de la France. Il faut donc
que la pression des dérivés d'aqua ait été bien forte sur
les dérivés d'aequus, de ce mutilé phonétique, de cet
homonyme d'equus.
Le vieux-français possède deux essever, dont l'un
remonte manifestement à exaequare (Godefroy : essever,
exiguer) ; il est très peu attesté comparativement à l'autre
essever. Le substantif verbal essief l'est, par contre, davan-
tage, ainsi que le verbe essiever reposant sur les formes
fortes du verbe.
L'autre essever remonte manifestement à un *exaquare
(nous allons voir tout à l'heure quel cas nous devons
faire de ce type latin). Il est beaucoup plus souvent attesté
que le premier et a produit de nombreux dérivés.
Si, dans le Midi, une coexistence d*exaquare avec exae-
quare était phonétiquement possible, dans le Nord elle ne
l'était pas.
Le type *exaquare ne pouvait réaliser sa forme française
qui devait se heurter à celle d'exaequare, verbe de signifi-
cation toute différente. En cas de collision, les deux verbes
*exaquare et exaequare devaient, semble-t-il, être rejetés
comme désormais impropres, à cause de la confusion des
deux sens. Il pouvait cependant se produire une circon-
— *7 -
stance heureuse qui permit la concomitance des deux :
exaequare devenait essever ; mais les formes fortes étaient
essiey..., ces formes pouvaient triompher des formes
faibles et produire un verbe essiever, comme elles ont donné
naissance au subst. essief. Dans l'extrême nord de la
France, en picard principalement, les infinitifs reposant sur
les formes fortes sont, en effet, nombreux : treuver, preu-
ver, proler', etc. Un *exaquare, ou plutôt un dérivé de
ex -f- EVE pouvait se produire après la naissance d'ESSiE-
VER.
Mais, outre que les formes fortes n'ont pu prévaloir que
tardivement et dans une région restreinte, cette hypothèse,
permettant de concevoir la coexistence de exaequare avec
*exaquare et que nous devions cependant examiner à cause
de l'importance des attestations d'ESSiEVER, n'a plus aucune
valeur auprès des considérations suivantes, qui excluent une
attraction d'aqua de la part d'ESSiEVER (verbe fort).
La naissance d'un essever implique celle d'un ever
(*aquare), sans lequel il ne pourrait avoir les significations
qu'il présente dans Godefroy (« écouler, vider, dessécher,
etc. »). Avons-nous, parallèlement aux deux essever, deux
ever, dans le nord de la France, l'un issu d'aequare,
l'autre d'*aquare ? Seul, le premier existe indubitablement
et signifie « égaliser , comparer, aplanir, raboter » ; l'autre
n'existe pas, alors que, comme dérivé d'aqua, on pourrait
s'attendre à le voir affluer.
Dès qu'aqua est parvenu à une forme où le v s'est voca-
lisé, il a perdu de son aptitude à former un verbe : pour
en former un, il devrait recourir à quelque son consonan-
tique, se faire aider par l'analogie de quelqu'autre verbe.
Là où il a conservé sa consonne v ou une semi-consonne
i. Si proler n'existe plus de nos jours — ce qui est possible — il
se trouve encore dans les Lettres picardes de Gosseu.
— 28 —
w, on le voit former un verbe, qui témoigne qu'*aquare
est toujours en puissance. C'est ainsi que le point 192 a
rewï, rêver dans le sens d'« arroser », que, dans le Midi,
à l'est du Rhône, ladaquare « arroser », qui s'est bien
conservé à l'ouest dans une aire comprenant 4 ou 5 dépar-
tements, est remplacé par *aquare « arroser, irriguer».
Cet *aquare est né là où il n'était plus contrarié ou suffi-
samment contrarié paraequare.
Si ever « égaliser, comparer, aplanir, raboter » dans le
nord de la France a tenu bon contre *ever « répandre de
l'eau » de façon à interdire à celui-ci Paccès dans la langue,
pourquoi essever « étalonner » n'a-t-il pas tenu contre
essever, dérivé d'aqua ?
C'est que, si EVER-*aquare était sans aucun rapport
sémantique avec EVER-aequare, il n'en était pas de même
des deux essever.
Loin d'être un obstacle à la naissance d'ESSEVER « *exa-
quare »? essever « étalonner » l'a, au contraire évoquée,
sans qu'il y eût besoin d'une existence collatérale d'EVER :
l'étalonnage pour les liquides, qui s'opère par un transva-
sement d'eau, a été considéré comme — pardon du barba-
risme — une "exaquatio, au lieu d'être une exaequatio.
Il fallait qu'il y eût un essever pour que naquît un autre
essever, qui n'est pas *exaquare mais exaequare influencé
par aqua.
Essever est à comparer avec clavar. Dans notre étude
sur clavellus nous avons parlé d'un *clavare en puissance,
qui, réalisé, devait avoir le sens de « clouer » ; mais sa
réalisation était combattue par un clavare existant et signi-
fiant « fermera clef ». Supposons un instant qu'il y eût
entre « fermer à clef » et « clouer » un pont sémantique,
pareil à celui qui existe entr'ESSEVER-exaequare et essever-
*exaquare : le verbe *clavare eût signifié «fermera clef»
— 29 —
et « clouer ». Cette confusion des «jeux sens existe réel-
lement, et nous avons montré de quelle manière, en géné-
ral, la langue a réussi à s'y soustraire grâce à la présence
de parlers directeurs qui, en Gascogne, sont ou ont été ce
que la langue littéraire est à l'égard des parlers du Nord.
La succession des faits en gascon est exactement la contre-
partie de ceux qui se sont produits en latin: clavare, en
latin, signifiait « clouer » et ne pouvait signifier « fermer
à clef » (claudere) ; en gascon, clavar signifie « fermer à
clef » et ne pouvait aboutir à « clouer » ou n'y aboutissait
que par surprise, pour ainsi dire, et ce clavar ne répond pas
plus à un *clavare latin que, plus haut, essever à un *exa-
quare.
Nous pouvons résumerainsil'historiqued'ESSEVER- exae-
quare :
Dèsqu'aqua se refléta dans essever, c'est-à-dire dès l'é-
poque où ae et a s'étaient réunis en e, essever- exaequare
fut menacé dans son existence, mais il ne le fut pas dans
une plus forte mesure qu'EVER -aequare. Comme ever a
échappé à l'emprise d'*aquare, essever aurait échappé
à l'emprise d'*exaquare, s'il n'avait eu dans sa défense
sémantique un point faible par où aqua pouvait pénétrer
(I'essevement par l'eau). Grâce à la complicité du préfixe
ex, un nouvel essever naît qui parla puissance du rayon-
nement sémantique d'aqua détruit le premier. Tant qu'aqua,
sous sa forme eve, se reflète dans essever, celui-ci persiste
dans la langue ; mais dès qu'EVE a vocalisé son v, essever
reste sans soutien, le préfixe ex sans raison d'être, essever
cède la place à des mots plus représentatifs.
Par un heureux hasard, nous sommes à même, ainsi que
nous l'avons dit au début de cet article, de fournir un
renseignement qui concorde parfaitement avec l'historique
d*exaquare et dexaequare tel qu'il a été exposé ci-dessus.
3û
3. Exaequare et *exaquare dans le Val d'Annïviers.
Dans le parler de Vissoie, que nous avons recueilli il y
a plus de 20 ans, Yè-eèvyo est la portion bien délimitée du
pâturage où les consorts ou copropriétaires d'un alpage font
paître leurs vaches laitières le jour où l'on « mesure » le
lait. La quantité de lait fournie ce jour-là par la vache ou
les vaches de chaque propriétaire sert de base unique, d'éta-
lon, pour toute la saison d'été, dans le partage du « fruit »
(des produits du lait) qui se fait à l'alpage le jour où les
bergers ' redescendent dans la vallée : è-eèvyo est donc un
dérivé du verbe roman issu de exaequare.
Le %pr d èeèvwa n'est pas le jour du mesurage du lait,
de l'étalonnage, le jour où l'on met les vaches à Yètèvyo,
le jour où l'on essieve. C'est le jour qui précède celui du
mesurage (jor dû mèjitra), c'est celui où a lieu la traite en
quelque sorte officielle des vaches, où l'on esseve2. Chaque
propriétaire trait sa vache lui-même ; un contrôleur (rê-
blêteyô*) est chargé de s'assurer que la traite a été complète-
1. Les bergers ne portent pas le nom d'« armaillis » comme ceux de
la Gruyère. Uarmèii d'Anniviers — cette forme correspond exacte-
ment à « armailli » — est la boucle en fer à laquelle on attache les
mulets. Il en résulte quanimaliarius ne saurait être considéré comme
un mot latin ayant existé en Suisse : c'est un dérivé du mot roman re-
montant à animalia.
2. aqua est à Vissoie èyVwé, d'après notre transcription, éwè d'après
celle d'Edmont. Cette différence répond probablement à un état réel du
langage ; notre transcription est celle du mot isolé, celle d'Edmont est
extraite de combinaisons syntaxiques. D'ailleurs, le parler de Vissoie,
comme tous les parlers, varie quelque peu selon les sujets : nous avons
pu nous en persuader nous-même.
3. Bletti (rendre blet » ? puis « traire ») est un des sucesseurs de
mulgere, dont l'existence est devenue impossible à cause de sa colli-
sion avecmolere. Voir nos Mël. degéogr. ling., p. 10.
— ci-
ment effectuée et peut faire condamner à une amende le
propriétaire qui aurait laissé dans le pis de sa vache un
excédent d'une dènèryà (3 décil. à peu près). De ces consta-
tations nous concluons ce qui suit :
Le parler de Yissoie a conservé exaequare avec le sens
qu'il a en allemand ; mais, sans que la présence de *exa-
quare v soit autrement attestée, exaequare, sous l'in-
fluence de aqua, glisse sémantiquement dans un *exaquare
imaginaire, sans entraîner dans son glissement le substan-
tif dérivé de exaequare, celui-ci étant resté à l'abri de
l'influence d'aqua. Il s'ensuit que « le jour où l'on exae-
quat » est devenu le jour où l'on *exaquat, mais que
l'exaequatio a lieu le jour suivant l'*exaquatio.
Si l'on n'admet pas cette façon de voir, il ne s'en pré-
sente à l'esprit qu'une autre, et une seule : « *exaquare et
exaequare ont existé tous deux à Vissoie et le premier a
désigné l'opération préliminaire (« tarir la vache »), faite
en vue de celle qui a lieu le lendemain pour l'exaequatio
(« le mesurage »). L'*exaquatio de la veille serait suivie
d'une axaequatio du lendemain.
Cette explication a été rejetée dans l'exposé qui précède,
parce qu'un *exaquare impliquait la présence d'un *aquare.
A plus forte raison la rejetterons- nous ici puisque, dans
le Valais, ever existe comme forme et comme sens d'ae-
quare et qu *aquare n'y a pas sa raison d'être, étant donné
que le Valais a conservé la forme parfaitement populaire
d'irrigare dans le sensd'« arroser, irriguer » (erdyê).
Les départements alpins, par contre, ainsi que la région
italienne de l'Atlas ont *aquare « irriguer, arroser », sans
doute parce qu'aequare y a disparu ou est dans un état
excluant toute résistance sérieuse à l'éclosion d'*aquare ').
1. L'Atlas ne nous renseignant pas sur le sort d'aequare, nous ne
pouvons aborder la question très intéressante que soulève la forme EN-
VER, signalée par M. Jud, et qui se trouve aussi dans les parlers italiens.
— 32 -
Si à Vissoie essèver (exaequare), par un mirage étymo-
logique populaire, est devenu l'équivalent d'*exaquare, ce
mirage s'explique non seulement par la puissance évoca-
trice d'*aquare, mais peut-être aussi par sa présence réelle
dans le voisinage immédiat de Vissoie. Il est vrai que les
vallées valaisannes sont séparées des vallées italiennes,
comme aussi des vallées savoyardes, par de hautes chaînes
de montagnes; mais celles-ci ne sont pas davantage des
obstacles à une évolution linguistique commune que ne le
seraient ailleurs de simples ruisseaux.
(Voir, p. ex., le tracé de la limite .. are >> e).
VI. — Bouter et mettre.
(Cartes II et III).
i. Constitution et lecture des cartes.
La carte II est dressée d'après la carte 847 de l'Atlas j'ai
mis un verrou. Les points laissés en blanc ont mis.
On y a tenu compte de toutes les doubles formes qu'elle
renferme, soit que celles-ci aient été données librement
par le sujet, soit qu'elles aient été le résultat d'une seconde
interrogation de la part d'Edmont. Dans ce dernier cas, la
carte 847 de l'Atlas les donne entre crochets. Ainsi, Edmont
a demandé d'abord j'ai mis un verrou, puis (je l'ai) mis,
mise, afin d'obtenir plus particulièrement la forme féminine
du participe passé, et, treize fois elle est bien mise dans
le sens de elle est bien vêtue.
La carte III reproduit la présence de bouter d'après la
carte II et les cas de coexistence de bouter avec mettre et
METTER.
Elle complète la carte II en y ajoutant :
1) les renseignements fournis par la demi-carte mettre
— 33 —
de l'Atlas, B 1627, quand ils contredisent ou paraissent
contredire ceux de la carte 847 ;
2) les renseignements que nous fournissent d'autres cartes
de l'Atlas dont on trouvera la nomenclature dans la Table
(y. boutkr). Ces cartes n'augmentent l'étendue de bouter
que de quelques points dans le voisinage immédiat de ceux
où la carte II le signale. Comme elles sont assez nom-
breuses, elles nous permettent de croire que les cartes I et
II retracent assez fidèlement les contours de Taire bouter
« mettre » à l'époque où Edmont a fait son relevé, et elles
posent quelques jalons dans le rayonnement sémantique
de bouter et de ses concurrents (bouter ses chaussures, se
bouter au perchoir, se bouter en fleurs (fleurir), se bouter
perdre (se gâter), bouter dedans (rentrer quelque chose), se
bouter les mains noires (noircir), se bouter à l'abri, bouter
de côté (épargner), bouter le verrou (verrouiller), bouter
loin(épamprer), bouter hors(ôter), bouteraprès (exciter un
chien), bouter en bas les noix, bouter en couleur (peindre),
se bouter à genoux, bouter (poser). Ces jalons nous auto-
risent à admettre une équivalence sémantique à peu près
complète entre bouter et mettre-metter dans la région
dont nous allons nous occuper spécialement. Il est évident
que toutes les divergences enregistrées dans cette carte II
auraient pu disparaître, si Edmont avait voulu pousser à
fond l'interrogation et provoquer partout plus d'une réponse.
Le relevé en serait-il plus vivant et plus vrai ? Enfin la carte
III ajoute :
3) les valeurs sémantiques de bouter autres que celle
de « mettre » .
Un tableau synoptique fait suite aux cartes et résume les
faits que nous croyons avoir acquis.
— 34
2. Bouter « mettre » et bouter dérivé de bout.
Le verbe bouter « mettre » a été extrêmement répandu
dans la Gaule romane; partout il est à la veille de dispa-
raître : déjà nos dictionnaires le signalent comme vieilli, les
écrivains et les journalistes tentent parfois de lui redonner
la vie l, à la vérité il n'existe plus, dans la langue usuelle,
que dans des dérivés ou des composés (débouter, rebouteur,
bouton, bouture, boute-en-train, etc., etc.), qui par leur
nombre témoignent encore de sa grande extension.
En produisant le substantif bout il s'est créé un ennemi.
Bout est un mot d'une grande exubérance sémantique2 :
il a produit, de son côté, un verbe neutre bouter ayant de
nombreuses significations et notamment celle du français
aboutir. Bouter primitif et bouter dérivé de bout pa-
raissent coexister dans des parlers où ils sont soit formellement
identiques, soit distincts selon que le primitif remontait à
une forme faible ou forte.
De la ramification lexicale d'un primitif il ne peut résul-
ter pour ce dernier qu'un accroissement de vitalité, si
sémantiquement elle y reste attachée ; mais si le rameau se
crée une individualité sémantique nettement caractérisée,
il peut en résulter pour le primitif une concurrence qui
t. Par une coïncidence singulière, nous trouvons aujourd'hui même
dans le Journal (10 avril 1915) un exemple de ce bouter que le souve-
nir de Jeanne d'Arc fait revivre. On verra que l'auteur en fait, impro-
prement, un dérivé du subst. :
« Parbleu, Monsieur, ce qu'il nous faudrait c'est une seconde Jeanne
d'Arc, pour bouter ces mufles-là ! — Qu'est-ce que ça veut dire, bouter ?
demande très simplement la femme de l'épicier en gros... — Vieux
langage, Madame. Ça veut dire lesf.. dehors ! ».
2. Il est, dans le Midi, l'un des successeurs du mutilé-homonyme ka
« kat < kap = chef).
— 35 —
peut entraîner sa disparition, surtout si son existence est en
outre menacée par quelque collatéral sémantique plus repré-
sentatif, ce que sont notamment les verbes dénominaux.
Quand afficher, verbe à sémantique autrefois variée,
eut créé affiche « placard » ne fut-il pas comme tenu en
laisse par ce substantif qui ne lui permet plus aucun écart
hors de son rayonnement métaphorique? Que deviendrait
traîner, si le substantif train, dans ses multiples accep-
tions, allait de toutes former un verbe dénominal ?
La création d'un dénominal de bout n'a-t-elle pas causé
chez le primitif bouter une tare suffisante pour qu'il se
laissât peu à peu évincer par les verbes plus représentatifs
avec lesquels il voisinait, tels que mettre, ficher, planter,
placer, foutre, etc. ? C'est possible; mais cette raison,
ainsi qu'on va le voir, ne peut être la principale. Nous ne
pouvons en aborder l'examen, puisque bouter dénominal
ne figure point dans l'Atlas et que bouter « mettre » n'y
est qu'une réponse à la question mettre.
3. Bouter > boutre.
Il est certain que bouter et mettre ont existé partout
dans la Gaule romane avec des sens primitivement distincts.
Leur présence simultanée est attestée et par les textes et
par les nombreux dérivés, partout populaires, de bouter.
La forme boutre n'est que très peu représentée dans l'Atlas
(on verra plus loin pourquoi); mais les lexiques régionaux
en attestent l'existence très répandue et tout particulière-
ment dans les régions où nous constatons aujourd'hui le
part. pass. mis. Sans nous attarder à en accumuler ici les
témoignages, nous renvoyons au mot *bautan du dict.
étym. de Meyer-Lûbke.
- 36-
Ce n'est pas sous l'influence de mettre que bouter est
devenu boutre :
i) Il faut une puissance analogique très grande pour qu'un
verbe delà 3e conj. déclasse un verbe de la ire. C'est bou-
ter, au contraire, qui a influencé mettre et en a fait met-
ter. La possibilité d'une analogie inverse de cette dernière
est infime, si on l'oppose à celle que nous allons tout à
l'heure indiquer.
2) Dans notre carte, le part, passé faible mettu est abso-
lument subordonné à la présence de bouter, au même
degré que l'est mette. La Wallonie, qui paraît faire excep-
tion, est au contraire une confirmation de notre explication.
Bouté,, boutu, mettu, mette sont enchevêtrés les uns dans
les autres et offrent le tableau d'une aire où luttent encore
les concurrents lexicaux en présence. Pour plus de brièveté,
nous la désignerons dorénavant du nom d'« aire du con-
flit ». Elle est comme coincée entre une grande aire septen-
trionale, d'une part, et une aire méridionale, d'autre part,
qui ont toutes deux mis et représentent soit des territoires
où la lutte de bouter-mettre n'a pas eu lieu, soit des ter-
ritoires où la lutte est terminée et a eu une issue favorable
à mis. Nous verrons à l'instant à laquelle de ces deux hypo-
thèses nous devons nous rallier.
Supposer que ce soit un hasard qui ait mis en contact
géographique mettu, mette, boutu avec bouter est une
hérésie géographique, en même temps qu'un défi au sens
commun. Il ne nous est jamais venu à l'esprit d'examiner
des solutions autres que celles qui aient pour base leur
ordonnance géographique.
Longtemps nous nous sommes attardé à considérer mette
comme un triomphe de bouter sur mettre plus complet
que mettu vis-à-vis de mis, lequel mettu n'aurait été, en
quelque sorte, qu'un ébranlement causé par bouter. Mais
y /
outre que cette hypothèse était contredite par l'état wallon
et ne s'accommodait guère avec la forme boutu de 824, elle
nous paraissait spécieuse et ne nous satisfaisait pas.
Si mettre n'a pu produire le déclassement de bouter
(> boutre), un autre verbe, un autre concurrent séman-
tique, qui a donné la preuve d'une puissance analogique
plus grande que celle qui était nécessaire pour produire
boutre de bouter, et qui formellement ressemblait à ce
dernier beaucoup plus que mettre, l'a fait : c'est foutre.
En effet, foutre a exercé son influence sur un autre con-
current sémantique qui était, comme bouter, un verbe de
la ire conj., sur ficher dont il a fait fiche, un infinitif qui
n'a pas son analogue dans la 3e conjugaison _et qu'aucun
verbe autre que foutre n'a pu créer. Ficher et fiche sont
en constant conflit : il m'a fiché des coups ou il m'a
FICHU DES COUPS ; IL S'EST FICHÉ DE MOI OU il s'eST FICHU
de moi ; va te faire fiche, mais non VA TE faire ficher ;
c'est une fichue affaire, mais non c'est une fichée
affaire.
Foutre a été et est encore d'un usage très répandu dans
tout le domaine gallo-roman. Son élasticité sémantique
était même bien plus grande que celle de bouter, de
mettre, de ficher. Mais, qu'il soit dépouillé ou non de la
signification malséante qu'il avait primitivement, il con-
tinue à supporter partout la conséquence de sa tare origi-
nelle. Il est honni à tel point que les lexicographes l'excluent
de leurs dictionnaires. Si l'Atlas semble le montrer banni
des parlers populaires où il foisonne — n'oublions pas qu'il
n'a pas été évoqué directement — en réalité, il ne l'est, d'un
tacite accord, que de la langue des sujets qu'a interrogés
Edmont. L'Atlas ne l'a point dans les cartes mettre, alors
qu'il pourrait figurer partout, et il n'apparaît que par-ci par-
- 38-
là dans d'autres cartes qui témoignent de son expansion
et de sa vogue (f.. des œufs, f.. la peur, se f.. bas) ',
Il a été remplacé dans le bon usage patois par mettre. Ce
remplacement n'était, à la vérité, souvent qu'un rétablis-
sement de mettre dans ses droits momentanément suspen-
dus par foutre; mais il y a lieu de croire que le français
littéraire dont l'influence s'était forcément accrue, a joué
un rôle dans l'uniformité de l'aire mis, où, ainsi que nous
allons le voir, nous nous attendions à trouver quelques
mettu, au moins là où lesparlers populaires jouissent encore
de quelque indépendance.
C'est donc sur le modèle de foutre-foutu qu'est né
boutre-boutu. Ce boutre-boutu apparaît encore au point
824, dans une situation géographique bien conforme à sa
nature, à la limite de l'« aire du conflit» et de celle dont il va
être parlé plus loin ; il apparaît aussi en Wallonie , au
point 193, où la carte vomir nous le révèle. C'est ce boutre-
boutu qui a donné à mettre le part, passé mettu et qui
fait naître celui-ci comme à l'abri d'un bouter dont la pré-
sence est nécessaire, ne le fait naître que là : de là la cohé-
rence et l'enchevêtrement des aires bouté, boutu, mettu,
mette, de là, en Wallonie, la présence de mettu.
Mais, nous objectera-t-on, le type boutre, créateur de
mettu, est bien isolé, bien peu en rapport avec l'étendue
des aires mettu. A cette objection nous répondons : la
présence de boutre dans l'Atlas d'aujourd'hui est bien loin
1 . Il ne faut pas oublier que son action analogique se produisait
notamment aussi dans des régions où l'on disait au passé déf. je foutis,
je boutis, ce qui rend le contact des deux verbes encore plus étroit.
Les Suisses allemands, dans le voisinage de la frontière linguistique,
en emploient le part, passé couramment, soit sous la forme jîttu-juti,
soit sous la forme moins vulgaire jute (« perdu, crevé ») photogra-
phier (va te faire photographier) est un masque de foutre, comme
TONNEAU de TONNERRE !
— 39 —
de répondre à son extension d'hier, ainsi que le prouvent
les nombreux lexiques régionaux où il figure, ainsi que le
signale Mever-Lùbke et dans sa Grammaire et dans son
Dictionnaire, et le signale notamment dans l'aire où l'Atlas
n'enregistre que le part, passé mis.
Boutre a disparu en même temps que foutre qui l'a
créé, il a été impliqué dans la même proscription, il lui
ressemblait à tel point que, complice inconscient, il a subi
le sort du mot foutre qu'une tare originelle condamnait.
La simple reproduction d'une remarque que fait Mistral
au mot foutre nous dispense d'une longue argumentation :
« Au lieu defoutreon dit souvent par euphémisme contre,
fourre, fou ire, foundre, foumbre, toundre, soustre, fauche, fiche,
fitre, ficre, fourra, fitra, ficha. »
Voilà bien le résultat de la collaboration de foutre,
ficher, fourrer et de combien d'autres encore. Si Mistral
n'ajoute pas boutre à son énumération, c'est qu'il lui fait
une place à part dans l'article bouta, qui représente le fran-
çais bouter, mettre et foutre
« bouta, boutre (1. m.), bueta (a.), beta (for. d.) bita
(Velay), v. fr. bouter. »
Mais alors, poursuivra-t-on, ce boutre qui a existé,
selon vous, dans l'aire mis a dû produire mettu. Nous le
pensons aussi. Mais ce mettu a disparu lors de la proscrip-
tion de foutre qui couvrait sémantiquement mettre, pros-
cription qui, sinon toujours du moins souvent, amenait le
met tre-mis de la langue littéraire. Que le mis de notre carte
ne soit pas partout d'essence populaire, ne le soit peut-
être nulle part ailleurs qu'à Paris, il n'y a rien là qui nous
étonne1.
i . De la matière lexicale latine des patois, nous faisons quatre parts :
i) mots patois de forme et de sens,
2) » » ayant partiellement une sémantique française,
— 4o —
Que les textes originaires de notre aire mis révèlent de
nombreux mettu, nous n'en doutons pas; mais nous ne
saurions nous livrer à des recherches qui sortent de notre
cadre d'informations, dans lequel nous nous renfermons
autant que possible.
Dans l'aire mis, signalée comme ayant été aussi celle de
boutre, nous ne pourrions reconnaître dans d'éventuels
mettu une analogie provenant directement de foutre
(sans l'intermédiaire de boutre) : s'il n'y a pas de diffi-
culté à admettre la sujétion d'un verbe vis-à-vis d'un autre
qui n'a avec lui qu'une attache sémantique, par contre,
notre « aire du conflit » nous enseigne que c'est uniquement
par l'intermédiaire boutre que foutre a agi analogique-
ment SUr METTRE.
Nous négligeons d'examiner sérieusement si un mettu
pouvait naître sous une influence générale des verbes en
..re ayant un part, passé faible, tels que battre, puisqu'ici
encore nous avons à opposer à cette conception la dépen-
dance géographique de mettu vis-à-vis de bouter dans notre
« aire du conflit » et de boutre en Wallonie et à 824.
La conception d'une influence générale, attribuée à une
classe entière de verbes, nous paraît étrange. S'il était besoin
d'établir que toute tentative d'une explication faite dans ce
sens serait vaine à l'égard de mettu, il suffirait de comparer
comment se comporte le part, passé pris vis-à-vis de rendu :
c'est à peine si l'on réussirait à trouver deux points où
nous aurions la coïncidence de l'action analogique, et cepen-
dant prendre et rendre sont, on l'avouera, aussi appa-
3) mots français non assimilés phonétiquement ou imparfaitement
assimilés,
4) mots français phonétiquement assimilés.
Nous savons que ces quatre parts y sont dans des proportions très
variables, mais nous ne pouvons dire laquelle est la plus considérable.
— 4i —
rentes grammaticalement et formellement que mettre et
battre ou quelqu'autre verbe de la 3e conjugaison.
4. Bouter et metter.
Si foutre n'a pas agi analogiquement sur mettre sans
l'intermédiaire de boutre, s'il n'a pu déclasser mettre, par
contre bouter, verbe de la ire conj. en ..er, a déclassé
mettre et en a fait metter.
La situation géographique de metter nous montre que
bouter ne pouvait avoir d'action analogique sans la com-
plicité de la phonétique — nouvelle preuve que mettre
était bien incapable de produire boutre. —
En effet, bouter ayant été partout en concurrence avec
mettre, si la relation sémantique eût été suffisante pour
produire le déclassement, metter pourrait se trouver par-
tout dans l'« aire du conflit ». Cela n'est pas : comme
mettu ne se trouve que cohérent avec bouter et boutre,
mette est cohérent avec bouter ; la complicité phonétique,
où existe metter, consiste en un rapprochement de bouter,
qui, d'abord dans ses formes faibles puis dans toutes, réduit
son radical jusqu'à b(et); b(e)tez, par exemple, se trouvait
opposé à m(e)tez ; la condition phonétique nécessaire à la
contamination n'existait qu'à l'est de notre « aire du con-
flit », aussi la contamination n'existe-t-elle qu'à l'est.
Dans la partie orientale de 1' « aire du conflit », la créa-
tion metter a protégé bouter du contact délétère avec
foutre, qui aurait produit boutre et sa suite.
Dans la partie occidentale, l'aire bouter, déjà percée de
part en part par le produit de boutre (c.-à-d. mettu), reste à
la merci de foutre, si toutefois ce mot possède encore les
conditions voulues, c'est-à-dire sa vitalité ancienne non
— 43; —
entravée par le bon usage et par sa tare qui entraîne la
chute de boutre. Nous pourrions alors prévoir pour
r« aire du conflit », dans un avenir qui précéderait son
immersion sous les flots de mis du Nord et du Sud, une
division en deux aires contiguës :
METTRE-METTU OU MIS, à l'Ouest
METTER-METTÉ, à l'Est
avec exclusion dans les deux de bouter, qui aurait bien de
la peine à résister à l'envahissement de metter et la menace
venant de l'influence du concurrent mettre.
Bouter, le dérivé du subst. bout (voir ci-dessus 2), les
dérivés et composés de bouter primitif peuvent, bien
entendu, survivre à ce dernier, lorsqu'ils sont à l'abri de
l'action analogique de foutre.
Nous ne nous dissimulons pas les lacunes que présentent
nos informations. Nous aurions voulu pouvoir établirexacte-
ment la sémantique de chacun des mots en conflit, recher-
cher notamment jusqu'à quel point mettre, à sa sortie hors
du conflit avec bouter et foutre, au moment- où il réoc-
cupe des postes qui lui avaient été enlevés est un mettre
autochtone ou un mettre littéraire.
L'Atlas ne saurait nous renseigner à cet égard : non seu-
lement la carte j'ai mis un verrou ne représente qu'une
faible.part sémantique de mettre, mais les secondes formes
sont des réponses qui n'ont pas été provoquées ou ne l'ont
pas été partout x.
Toutes les possibilités de concomitance sont représen-
tées dans notre carte. Nous n'y trouvons aucun mélange
qui ne puisse s'expliquer par le contact des patois entr'eux.
1. Celles qui ont été provoquées sont, selon notre coutume, mises
entre crochets .
— 43 —
Les points de la Dordogne où un bouté se rencontre avec
un mettu qui, d'après nous, repose sur un boutu — ex-
cluant bouté — , lequel boutu repose lui-même sur un
foutu — excluant bouté — ne paraissent pas exiger d'autre
explication que 684 qui a fiché et mettu> ou 958 qui a
mette et mettu, ces deux derniers points étant à la limite
d'aires.
Cette concomitance de mots, cette réunion de toutes les
possibilités de mélange, qui ne peut être l'œuvre d'une sé-
mantique variée de verbes en concurrence sont précieuses
pour la compréhension de la carte. Elles confirment que
mettu, par sa situation géographique, est un tributaire de
bouter, que ce tributaire est encore en constante relation
avec bouter (bouté dans l'aire mettu). Cette constante
relation paraît nécessaire à son maintien.
Notre carte nous met en présence de deux aires envahis-
santes de mis : celle du Nord qui a perdu de nombreux
mettu ' sous une influence littéraire, survenue à une époque
récente où foutre et boutre, parleur proscription, avaient
cessé de l'appuyer, et celle du Midi qui est également le
résultat d'un nivellement, sinon d'origine littéraire, tout
au moins dialectale. Toutes deux, avançant l'une vers le
Midi, l'autrevers le Nord 2, viennent se rejoindre en pleine
« aire du conflit », où seule la présence de bouter leur
offre encore quelque résistance.
L'Atlas était condamné au procédé consistant à demander
l'équivalent patois du mot français. Ce procédé est évi-
demment défectueux, puisqu'il ne saurait y avoir confor-
mité sémantique complète entre un mot français et un
1 . Cela ressort de la situation géographique des mettu qui y sont
restés.
2. Voiries points 713, 716, 728, 729.
— 44 —
mot patois. Souvent, de sa propre initiative, Edmont nous
donne des notes qui atténuent quelque peu la gravité de la
défectuosité du procédé.
Dans la carte j'ai mis un verrou, il a demandé séparément
mis, mise : nous avons utilisé dans la nôtre ces indications
secondaires. En 13 points il a eu la curiosité — bien légi-
time — de s'informer si l'équivalent de mis, mise était em-
ployé dans le sens de vêtu, vêtue (« il est bien mis »).
Mis-vêtu témoigne d'un écart sémantique considérable
(mettre un habit > je suis mis), écart qui ne saurait être
un fait jaillissant spontanément dans une vaste aire et où il
ne s'expliquerait que par une invasion.
Voici comment se comporte mis-vêtu en regard de j'ai
MIS UN VERROU :
une fois il est mis dans mettu,
quatre fois » » dans bouté,
trois fois » » dans mette ;
mis-vêtu est français et ne s'assimile pas aux formes du
part, passé de mettre ;
deux fois il est bouté dans bouté ;
ici, il s'assimile;
une fois il est mette dans mis,
» » METTE dans METTU,
» » mette dans bouté ;
à 989 on dit j'ai mettu un verrou, elle est mise, cette
FEMME EST BIEN METTÉE (vêtue).
C'est en vain que l'on tenterait d'expliquer le tableau
précédent par une intervention logique du français ou par
la conservation d'un mettre d'origine populaire, réap-
paraissant dans la plénitude de sa sémantique d'autrefois
après son conflit avec foutre, boutre et bouter. L'emploi
de bouté, mette dans le sens de « vêtu » ne peut s'expli-
— 45 —
quer que par une naturalisation complète d'un mis français,
qui, dans le plus grand nombre des cas, ne s'est pas pro-
duite.
5 . Dernières ramifications de bouter.
Bouter a échappé de deux manières à la proscription qui
l'atteignait à cause de ses rapports sémantiques et formels
avec foutre. Dans l'un des cas, il signifie « vomir », dans
l'autre « regarder ». Un verbe qui signifie en même temps
« mettre, vomir, regarder » semble devoir déjouer toutes
les combinaisons des étymologistes, d'autant plus que ces
trois sens se trouvent réunis en un petit espace qui équi-
vaut à l'étendue d'un département.
Aussi ne devons-nous pas nous étonner, si l'on a attri-
bué une autre origine à bouter « vomir » et à bouter
« regarder ».
La géographie linguistique va nous démontrer que le pri-
mitif bouter « mettre », dans le cours des péripéties qui
devaient provoquer sa disparition, a sûrement produit les
deux autres et les a produits assez naturellement.
a) Bouter « vomir ».
Dans l'aire italienne de bouter, la carte vomir nous
signale rebouter à 975, 985. Cette acception du dérivé de
bouter est le pendant de rejeter « vomir » (968, 965). A
975 > 9-5 ^e préfixe re.. reste nécessaire, puisque notre mot
est dans une aire bouter. Il cesse d'être nécessaire à 978,
989 \ où l'on dit bouter pour « vomir », parce qu'ici nous
1. Le Glossaire des patois de la Suisse romande le signalera également à
Nendaz, Ardon, en Anniviers, à Lens, Héremence.
- 46 -
sommes dans Taire mettu et non plus dans l'aire bouter ;
on peut y dire bouter pour rebouter, comme ailleurs un
jeter qui aurait cessé d'avoir la signification de « jeter »
pourrait succéder à rejeter et signifier « vomir». Remettre
que nous avons à 955, 967 (et à 28 où il est tout aussi au-
torisé) est une traduction de rebouter, survenue au mo-
ment de l'échange de bouter contre mettre. Outre que
rebouter > remettre ne faisait que suivre l'évolution de
bouter, boutre > mettre, sa traduction avait l'avantage
de présentera l'esprit une correction de bon ton pour expri-
mer l'idée de « vomir » dont les termes dégénèrent facile-
ment et s'usent rapidement \ Le boutre hors de 193, qui,
en Wallonie, venait tellement à propos à l'appui de notre
thèse (foutu > boutu > mettu) et vient ici confirmer
notre étymologie de bouter « vomir » rend probable l'exis-
tence d'un éphémère reboutre « vomir », notamment au
point 28, voisin d'un mettu (bouté > boutu > mettu ;
REBOUTER > REBOUTRE >• REMETTRE).
Résumons ce qui précède en vue d'en tirer une conclu-
sion d'ordre général.
Bouter « vomir » ne se trouve que dans le voisinage
d'un rebouter « vomir » où il pouvait vivre grâce à la
disparition de bouter « mettre », alors que ce même bou-
ter ne pouvait vivre dans l'aire bouter « mettre », où vit
rebouter « vomir ».
Remettre « vomir », dans tout le territoire gallo-roman,
ne se trouve qu'en trois points, dont deux (967, 955) sont
dans le voisinage immédiat de rebouter, bouter « vomir »
et dont le troisième est dans une aire qui a eu rebouter
« vomir », probablement reboutre « vomir ». Partout,
1. La carte vomir ne donne certainement pas un tableau complet des
équivalences existantes.
— 47 —
bouter « vomir » se trouve dans un territoire conquis sur
l'aire bouter et jamais dans l'aire où il signifie encore
« mettre » (comme aussi le bouter « regarder » du can-
ton de Neuchàtel).
Ces considérations géographiques constituent en faveur
de notre explication de bouter « vomir * un faisceau de
preuves contre lequel aucune étymologie certaine de mots
romans équivalents de forme et de sens ne prévaudra ici :.
b) Bouter « regarder ».
Dans une aire, enclose par bouter « mettre » et d'où
celui-ci a disparu récemment, bouter signifie « regarder ».
Cela a lieu dans une région où le patois a totalement
disparu de la conversation, n'existe plus que dans le sou-
venir de quelques vieillards, et où, à cause du nivellement
qui, de cet état, se produit dans la langue il faut être très
circonspect dans l'attribution géographique des phénomènes
que Ton y recueille.
L'Atlas ne signale la signification de « regarder » qu'à
52 et à 63. Les matériaux beaucoup plus complets recueil-
lis par la rédaction du Glossaire des patois de la Suisse ro-
mande et que M. v. Wartburg a bien voulu nous commu-
niquer permettent de le considérer comme existant dans
presque tout le canton de Neuchàtel. Les points 52 et 63
étant les seuls qu'Edmont ait relevés dans le canton, on
voit que ces indications coïncident avec celles du Glossaire.
Dans une enquête sur place que j'ai faite en 1894, j'en a*
relevé la présence à Lignières (canton de Neuchàtel) et à
Diesse (Jura Bernois), localité voisine de Lignières ; il
1. L'Atlas de la Corse, entr'autres, signalera un buta « vomir » à Sas-
sari (Sardaigne). Bien entendu, ce bût a n'a aucun rapport étym. avec
notre bouter.
-48-
n'existe pas au delà dans le Jura Bernois (Orvin, Péry ne
le possèdent pas). Tandis que ma notation est conforme à
celles du Glossaire {buta à Lignières, bœta à Diesse) quant
à la quantité de la voyelle protonique, elle diffère de celle
d'Edmont (buta 52, buta 63). Cette différence provient
uniquement du fait que, demandé isolément (par moi, du
moins), il a été obtenu par Edmont dans la phrase regar-
dez DONC COMME IL RESSEMBLE A SA MERE, que l'accent tO-
nique, très fort sur la syllabe accentuée dans ce cas, abrège
celle qui la précède r.
Vouloir faire remonter le neuchâtelois bouter « regar-
der » à quelque lointaine origine étrangère à celle de bou-
ter « mettre », à un type qui aurait disparu de toutes les
régions voisines (où le patois est encore vivant) et qui n'ap-
paraîtrait que dans une aire où le patois n'est plus qu'un
souvenir, le dissocier de bouter « vomir » que nous ve-
nons d'examiner, méconnaître la valeur des indications
directrices de la géographie linguistique qui concernent et
bouter « vomir » et « bouter « regarder » et que nous
avons mentionnées plus haut, enfin admettre que ce type
lexical, ayant été nécessairement soit homonyme, soit
presqu' homonyme avec bouter « mettre », ait survécu
intact à tous les conflits réels ou tout au moins possibles,
dans une région où, nous le répétons, le patois a disparu,
c'est vouloir s'engager dans une entreprise vaine.
Bouter « regarder » n'a pas d'autre origine que bouter
« mettre ».
L'un des concurrents de bouter était ficher (qui serait
à 52, 63 fêté, à Diesse fit-eie). Le patois correspondant peut
1 . Nous avons déjà eu l'occasion de dire que nous n'attachions au-
cune importance à des objections qui nous ont déjà été faites à cet égard
(Atlas ling. de la France. Compte rendu de M . Thomas, p. 2 1 . Cham-
pion, 1904).
— 49 —
être le représentant formel de fixer et de ficher; mais la
collision n'est pas nécessaire pour que notre explication
soit foulée, car les deux sens se touchent dans ficher au
point de se confondre (il tiendra sa vue toujours fichée en
cet endroit; il avait les yeux fichés contre terre) *.
Que ficher soit bien vivant dans toute la région, cela
ressort de sa présence dans la carte « mettre » à 93 9 2, dans
tous les lexiques de la contrée, dans une note très sugges-
tive de M. Cornu 3 où il reproche à des auteurs patoisants
de son pays de dire ficher aval au lieu de mettre aval ou
foutre aval. Ficher « fixer, mettre, bouter » était en
concurrence avec bouter « fixer, mettre, ficher ». Que des
patois où cette concurrence existait et qui étaient à la veille
de disparaître et d'être supplantés par le français, nous
montre bouter dans un sens qui n'appartenait de droit
qu'à son concurrent, n'a rien qui nous étonne et rappelle
le clore « rentrer (une récolte) » dont nous avons parlé.
Il serait, au contraire, bien singulier qu'avant de disparaître
définitivement le matériel lexical des patois ne porte pas les
marques des assauts qui ont nécessairement précédé sa dis-
parition -*.
1. Voir Littré et le Dict. gén. au mot ficher.
2. Ce n'est qu'une demi-carte de l'Atlas, et le point 939 est le point
septentrional extrême le plus rapproché de notre aire bouter « regarder » .
3. Une langue qui s'en va. Extr. du Bull, des patois de la Suisse romm
I9i3,p. 9-
4. Si même l'on constatait, dans le canton de Neuchâtel, la présence
de quelque bouter « mettre », il n'y aurait pas lieu, vu l'état actuel du
langage, d'en être surpris davantage que de celle d'un bouté « mis » à
côté d'un mettu « mis », en Dordogne.
i'O
TABLE DES MATIERES
Pages
Mirages étymologiques.
I *CoMMENOJJER 6
II Glaudere, « rentrer (une récolte) » 10
III Collision de trabem avec traucum en trau. . 14
IV Le verbe trauka « trouer » 17
V Exaequare et *exaquare 24
1 . Exaequare et *exaquare en latin 25
2. Aequare, *aquare, exaequare, *exaquare
d'après les dict. de Mistral et de Godefroy . 25
3. Exaequare et *exaquare dans le Val
d'Anniviers 30
VI Bouter et mettre '. 32
1. Constitution et lecture des cartes 32
2. Bouter « mettre » et bouter dérivé de
bout 34
3 . Bouter > boutre 35
4. Bouter et metter 41
5. Dernières ramifications de bouter 45
a) bouter « vomir » 45
b) bouter « regarder » 47
MAÇON, PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS
V "I*
Carte
trauka
traber
limite sept, du maintien des gutt. c, g, d'après les cartes
« attacher, chercher, pêcher, sécher, charger ».
limites maxima et minima des gutt....
ry ta" ff.£re-~ >.tAC(
Carte II
Carte
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ÉTUDH DE GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE
PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE
VERBALES
I Pourquoi Ferai n'est pas devenu Fairai.
II Heur dans son atrofie sémantique actuelle.
III Dégoût vient de goutte.
IV Oiseleur « Apiculteur ».
• V L'analogie réparatrice.
LA FONÉTIQUE ARTIFICIELLE
I Français vierge.
II Suffixe ordinal -ième.
III La pométique artificielle dans le Midi.
Appendices.
RÉSUMÉ DE CONFÉRENCES FAITES A L'ÉCOLE PRATIQUE
DES HAUTES ÉTUDES
PAR
J. GILLIÉRON
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE H. CHAMPION, ÉDITEUR
Edouard CHAMPION
5, QUAI MALAQUAIS (6e;
I ^2 I
PATOLOGIE ET TLRAPEUTIQUH
VERBALES
POURQUOI
FERAI N'EST PAS DEVENU FAIRAI*
Dans une étude intitulée La faillite de Vétymologie phoné-
tique, j'ai cherché à démontrer que le futur du verbe faire,
ferai— et le conditionnel ferais, cela va sans dire — n'était
pas tairai, comme celui de taire est tairai, parce que l'éti-
mologie populaire voulait écarter de cette forme l'idée de
« fer, ferrum », qui, au contraire, est appelée par ferir
« frapper » devenant férir « frapper avec un fer » (ferire
L'ethnologie populaire ne pouvait, en effet, être éveillée
que dans une concurrence des verbes faire et ferir, dont
certaines formes coïncident en une (v. Godefroy, faire et
ferir).
Il est invraisemblable que, au moment où ferir allait
sombrer en frire, d où, à son tour, friser allait naître,
letimologie de férir < ferir, qui me paraît toujours indu-
bitablement juste, puisse être née tout de go, sans être évo-
quée par sa contre-partie fonétique, c'est-à-dire par une
forme de faire, pouvant être une forme àe férir « frapper
avec un fer » et devant cesser de l'être, devant être écartée
de l'aire sémantique où se meut ferir.
L'étimologie de ferire II ne peut provenir que d'une
i. Sources: Dictionnaire de Littré et Dict. Gén. de Hatzfeld Dar-
mesteter, Thomas.
4 REVUE DE HLOLOGIE FRANÇAISE
controverse entre fèr >• fèr et fèr >> fèr, entre un fèr,
conforme au sentiment ethnologique, et un fèr, non
conforme. Seul, ce dernier peut avoir évoqué le premier.
Sur ce point, mon opinion n'a pas varié.
Mais j'ai commis une grave erreur, un anacronisme
bien caractérisé, en confrontant le futur de faire, ferai, avec
l'évolution de ferir à férir, puisque ferai est de plusieurs
siècles antérieur à l'évolution de ferir à férir et que sa rai-
son d'être, à la place de f air ai, nous est inconnue.
Après cet aveu non voilé, il semblera d'autant plus para-
doxal que je maintienne dans son intégrité, non seulement
.la nécessité d'une concomitance de « faire » indûment
« férir », avec « ferir >■ devenant, par là-même, et simul-
tanément férir, mais encore la réalité d'une confrontation
sincronique de ferai avec ferir, malgré l'anacroniSme dont
je me suis rendu coupable.
Je persiste à croire que faire et ferir se sont, en la forme
ferai, départi une zone sémantique, sujette à controverse
entre eus deus, et que la confrontation des deus verbes,
entachée d'anacronisme, telle que je l'ai présentée dans
La Faillite..., a réellement eu lieu.
Ce que nous espérons rendre plausible en substituant un
sincronisme à notre anacronisme.
En rétablissant dans ses termes complets le problème tel
qu'il se présentait à nous, et tel que nous ne l'avions pas
établi, nous nous achopperons à un fairai qui, sans avoir
existé réellement, a dû exister latemment, et avoir été
empêché de naître précisément pour la même raison que
celle qui faisait naître, naturellement, férir de ferir.
On sait que nous fesons, je fesais, etc., fesant pour nous
faisons, je faisais, etc., faisant, sont venus, très- tard, a la
suite de je ferai. Je ne m'étais pas même posé la question :
comment se fait-il qu'une première personne plurielle du
PATOLOGIE BT TÉRAPEUTIQUE VERBALES 5
présent de l'indicatif, qu'un imparfait, qu'un participe pré-
sent règlent leur forme sur un futur, alors que les formes
faisons, etc. sont, toutes, conformes à la fonétique et aus
principes de régularisation qui ont dirigé le français, alors
qu'une subordination inverse est tout à fait anormale (d.
le parisien quand tu te Vveraset quand tu te lèveras, fach'trai
et j'achèterai, etc.).
C'est là, je crois, un exemple unique dans la conjugaison
française.
A-t-on éprouvé le besoin d'avoir* un radical particulier
pour les formes faibles du verbe, et y a-t-on satisfait en
s'appuyant sur ferai qui le présentait ? Ce besoin est pré-
cisément le contraire de ce que la langue de cette époque
éprouve. Et les parlers populaires, tout autour de nous,
disent nous faisons, je faisais, faisant l.
Aussi bien le Dict. Gén. nous dit-il que « l'affaiblisse-
ment irrégulier de ai en e, consacré dès l'ancienne langue
pour le futur : ferai, tend à s'introduire dans la prononcia-
tion de nous faisons, je faisais, etc. et faisant » (page 241 du
Traité). En conformité avec ce « tend à s'introduire », le
Dict. Gén. nous dit que bienfaisance se prononce bienfè^ans
et familièrement « bienfe^ans ». Le dictionnaire de Littré,
quoique l'aîné du Dictionnaire Général, admet catégori-
quement le trionfe de fe sur je, le triomphe de la pro-
nonciation des Parisiens du xvie s., prononciation que blâ-
mait Bèze ; mais il nous dit que bienfaisance se prononce
..fe.. ou ..fè.., cette segonde forme étant « surtout em-
ployée dans la récitation et la lecture ». Les deus diction-
naires s'accordent à dire que faisable se prononce fe..
^ 1. Cette prononciation a surpris notre auditeur à l'École des Hautes
Études, un professeur américain, venu en France, il y a trois ans, et
faisant partie du premier bataillon d'outre-mer, débarqué à Saint-
Nazaire.
6 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
A quoi attribuer ce qu'impliquent les expressions « ten-
dance à s'introduire » (fesons, etc. D. G.), « familière-
ment » (bienfesance D. G.), « emploi dans la récitation et
la lecture » {bienfaisance L.), l'accord des deus dictionnaires
sur fe sable — qui est d'ailleurs aussi faisable actuellement —
à quoi attribuer ces indications, souvent quelque peu dis-
cordantes et contradictoires, sinon au fait qu'il s'agit, dans
ai >> ey d'une pression relativement inopérante, n'ayant
aucun caractère de nécessité urgente, et constamment»
depuis le xvie s. sujette à caution, sujette à un retour, battue
en brèche par l'immuable besoin de rapprocher les mots de
leur lieu d'origine, le besoin de transparence étimologique,
quand une divergence de radical n'a pas de raison d'être
organique.
Je viens de faire lire à un Parisien et à sa femme l une
frase dans laquelle figurent... rue de la Bienfaisance...
faisant... faisable... nous faisons. Ni le lecteur, ni la lectrice
n'ont été conséquents avec eus-mêmes, et il n'y a eu accord
des deus que sur fesable. Si l'on objecte que' mes sujets ont
pu se laisser influencer par l'ortografe, je répliquerai que
cela a pu avoir lieu seulement à la condition que la pro-
nonciation fai leur ait paru naturelle, conforme aus prin-
cipes de la langue, par conséquent conforme à la tendance
de retour au radical fai — ce que nous voulons établir —
et je demanderai pourquoi il y a eu accord sur fesable, qui
est le membre le plus lointain de la famille — on ne ferait
pas dire à mes sujets fesan pour faisan.
Une Parisienne du quartier des Ternes, alors sexagé-
naire, avait batisé, il y a plus de 50 ans, un petit sentier,
bordé de murs et peu passager, des environs de Bâle, du
1. C'est la personne qui dit quand tu te Vveras, jacb'trai et qui, pour
distinguer la « pomme » de la « pomme de terre », l'appelait pomme-
pomme ou pomme de Vair (Généalogie des mots qui désignent F abeille).
PATOLOGIE ET TERAPKUTIQUE VERBAI 7
nom de 8 sentier des faisants ». Elle était assez spirituelle,
quoique illettrée, pour que je croie qu'il y avait, dans son
langage, identité complète de « faisan » (qui n'a jamais été
fesan dans son langage) avec faisant, participe présent du
verbe faire.
Et pourquoi, en présence de ces retours de je., à/?.'., et
se tenant à l'écart de ces hésitations, le futur ferai reste-t-il
seul immuable, inaccessible à l'évolution de je. . en je. . ,
dont il a provoqué le mouvement inverse?
Pourquoi ? Sinon, parce que cette évolution lui est
interdite — à lui seul, contrairement à ceus qu'il a entraî-
nés dans le mouvement fonétique contraire à l'action mor-
fologique régulière, telle qu'elle doit se manifester dans le
verbe — par la sémantique qui en ferait un dérivé de fer.
L'évolution de faisons, faisais, etc., faisant, dictée par
ferai, ne peut être que le résultat d'un accident, et non pas
celui d'une transformation organique, puisque, aussitôt
née. elle est, sinon reniée, du moins négligée en faveur
d'un retour, et que la langue, des siècles durant, la traîne
à sa suite par routine — trait caractéristique des langues
littéraires, — peut-être aussi, parce qu'elle est obligée de
garder ferai, dont elle ne peut faire fairai, et qu'il lui sert
d'appui, ou simplement de prétexte.
Quel est donc cet accident de l'époque qui a mis faisons,
faisais, etc., faisant à la merci de l'emprise du futur ferai ?
C'est le changement de IV entre deus voyelles, qui, au
xvie s., s'est changée en s sonore à Paris et partout où, à
cette époque, rayonnait la langue française. Cette transfor-
mation, d'une durée plus éfémère à Paris qu'en province,
où elle a jeté des ramifications profondes dans la fonétique
de certains parlers français régionaus, n'a, comme on le
sait, laissé que quelques traces dans la langue actuelle
(chaise, besicles). A ces traces, il faudra ajouter celle qu'elle
a laissée dans la conjugaison du verbe faire.
8 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
En effet : ferai, ferons ont été, au xvie s., fe^ai, ferons .
Tout le conditionnel, ferais, etc. était ferais, etc.
Le radical fe% du futur entrait ainsi en contact formel
étroit avec celui de faisons, faisais, etc. et faisant, c'est-à-
dire avec fai\, et qui pourrait dès lors s'étonner que, au
retour de cet avatar, il ressortît
ferai, ferons, ferons, ferais, etc.
soit un radical fe affecté aus formes faibles du verbe, et
englobant, par conséquent, aussi fêlant ?
La surprise éprouvée par ferons, ferais, fêlant (qui se
répercute dans les dérivés jetable, etc.) a bien le caractère
d'une transformation fonétique inorganique et contraire à
la morfologie : aussi ces mots secouent-ils le joug, ainsi
que nous l'avons vu, pour rentrer — autant que la langue
indolente, et maniée dans des milieus très divers, permet
de le constater — dans le giron du radical fondamental de
faire. Seul ferai ne bronche pas, seul il n'arrive pas à une
existence jairai. Ah ! vraiment, il a la vie bien dure ! Et
d'où lui viendrait donc sa vitalité, sa longévité, sinon de
l'intangibilité de sa forme, sinon de sa peur d'être « brûlé »
par « fer », s'il devenait f air ai.
Et c'est, si je suis bien renseigné, précisément à l'époque
où ferai jouait à faisons, faisais, etc., faisant le vilain tour
que nous l'avons vu leur jouer, c'est à l'époque de cet
exploit que ferir devenait férir !
Certes, ferai pouvait, antérieurement à la venue de férir,
être empêché par ferrer de se ranger sous le radical fait ;
mais on avouera que le mouvement fonétique du xvie s.,
où ferir devenait/éfn'r et où ferons, ferais, etc., fêlant retour-
naient naturellement, quoique comme furtivement, à fai-
sons, faisais , Qtc, faisant, était bien conditionné pour enga-
ger ferai à faire peau neuve et à s'assimiler aus autres
formes du verbe. C'était bien, pour ferai, le moment où la
morfologie allait pouvoir revendiquer ses droits.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQJJE VERBALES V
Comme [disons, etc. renaissent de leurs cendres sous
l'action revivifiante de la morfologic, de feçai devait naître
fuirai pour la même raison et par la même action. L'ethno-
logie trouve dans férir un mot propre à être extrait de
/>/>, qui va se perdre dans frire < fr^J ; mais elle
refoule un fairai que veut imposer la morfologie avec le
même droit exercé par elle sur ferons, etc. pour en faire
faisons, etc. C'est ce refoulement de fairai qui inspire l'éti-
mologie et lui enseigne à tirer parti d'un/V(/r) pour en
Élire un mot apte à être un verbe de « fer » ; car, sans
cette inspiration, sans cet enseignement, elle ne saurait
pas pins tirer de frir un férir qu'elle ne tirerait de friser
(les cheveus) un fèriser, dérivé de fer.
C'est le spectre de fairai qui évoque férir, un férir d'ail-
leurs éfémère, qui ne vit plus que dans l'adj. féru et la
locution sans coup férir.
Ainsi, l'anacronisme que j'ai commis dans La faillite...
se révèle, à mes yeus, comme un sincronisme. Instinctive-
ment, j'avais imaginé une balance à deus plateaus ; je crois
avoir retrouvé celui qui paraissait définitivement perdu.
Si ferai a été un élément d'obstruction à l'évolution de
fe en fè, dans le verbe faire (ferons >> faisons), je prétens
qu'il a été, en même tens, un appeau à cette évolution,
dans un verbe qui avait une nature sémantique propre à en
subir la virtualité, et avec lequel faire était en contact for-
mel.
La forme fairai, que — non considérée son homonimie
intolérable — nous tenons pour la seule naturelle à notre
époque, est assez répandue dans la zone intermédiaire entre
le provençal et le français, où vivent des parlers cherchant
encore leur voie, et en dehors du milieu où s'est produite
l'évolution r > s, à une époque, d'ailleurs, où, très vrai-
10 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
semblablement, ils n'étaient pas encore nés français, mais
étaient encore provençalisants.
Il n'est point nécessaire d'admettre que férir poux fer ir
ait été une condition sine qua non, ou simplement un élé-
ment conservateur, dans le prolongement jusqu'à nous du
férir de la locution sans coup férir. C'est, du moins, ce à
quoi aboutit notre examen attentif, qui partait du point de
vue que sans coup férir ne serait pas arrivé jusqu'à nous, si
férir n'avait signifié que « porter un coup, frapper un
coup », et non « porter un coup tranchant, décisif », c'est-
à-dire s'il n'avait pas renfermé une superlativité et une pré-
cision dans le coup porté ou à porter, une valeur séman-
tique qui exclurait la possibilité d'expressions telles que
férir un coup sensible (au moral, p. ex.). Sans coup férir, du
xiie s. déjà, est parvenu jusqu'à nous pour une raison
indépendante du glissement sémantique qu'il a subi par
ferir devenant férir.
Si cette locution est encore aujourd'hui monnaie cou-
rante, comme au tens de Lafontaine (« Il nous, faut, sans
coup férir, rattraper notre somme »), et si elle se maintient
encore, quoique la valeur sémantique de férir, dérivé de
fer, ait totalement disparu de notre esprit depuis que ce
verbe est tombé dans l'état d'extrême défectivité, et que féru,
s'il en évoquait une maintenant, en évoquerait une autre
(Jéru d'vmour), après avoir évoqué la même (« transpercé
par »), c'est parce qu'elle a un attrait et une vigueur qui la
recommandent parfois, de préférence à un simple adverbe,
dont elle fait la fonction.
Ce n'est pas ce caractère d'ordre estétique qui rent pré-
cieus à mes yeus les locutions et les mots que nous appe-
lons vieillis à l'heure actuelle.
Quand nous les rencontrons dans quelque écrit, ou
qu'ils se présentent à nous dans notre parler, nous ne fai-
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQ.UE VERBALES II
sons, tout au plus, que nous en étonner, sans chercher la
raison d'être du prolongement de leur vie. J'estime qu'ils
valent miens cependant que matière à étonnement.
A l'égal des mots disparus du français, ils ont L'avantage
d'étaler devant nous une vie lexicale complète, mais une
vie encore à son dernier souffle, à l'agonie, et celle-ci est
souvent seule à pouvoir nous révéler la cause de leur mort
prochaine, et celle-ci que, dans les mots disparus, nous ne
pouvons étudier que d'après les dires de nos aïeus, plus ou
moins sujets à caution, dans les mots vieillis, nous pouvons
['étudier sur nous-mêmes, sur le vif, et en pleine connais-
sance de leur vitalité déclinante.
Nous sommes même, à un autre égard, intéressés à
cette agonie; car il ne tiendrait qu'à nous, qui sommes
maîtres de l'heure, de la prolonger — de la prolonger,
mais non pas de remettre le mot en état de santé, comme
Littré paraît y convier (« Il faut louer les écrivains qui
essayent d'en ramener quelque peu l'usage » — Littré, férir).
Les mots vieillis témoignent, le plus souvent, d'une
révolte, d'une incapacité à se soumettre à des substitutions
que la langue veut leur imposer.
Cap est un révolté légitime contre chef 'et tête : de pied en
cap ne peut être ni de pied en tête, ni de pied en chef, ni de
cap en pied ; il ne peut davantage se laisser suppléer par des
pieds à la tête, expression qui a un sens beaucoup plus
concret.
Si l'on me demandait pourquoi et comment le sujet que
je vais aborder vient à faire suite au présent que je viens
de traiter, je confesserai que la raison en est toute person-
nelle et tout accidentelle.
Ayant à envoyer à un ami mon étude sur férir — et sans
coup férir — , je lui écris « je ne sais pas si cette brochure
.aura l'heur de vous plaire », et, comme écrivant dans un
12 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
stile naturellement pauvre, incorrect et terre-à-terre, je ne
suis pas accoutumé à rechercher les vieus mots, alors que
j'ai grand peine à trouver les modernes, j'ai été surpris par
l'emploi de heur que je faisais instinctivement, et l'ai sou-
mis à mes méditations.
HEUR
DANS SON ATROFIE SÉMANTIQUE ACTUELLE
J'ai écrit « je ne sais si cette brochure aura l'heur de vous
plaire » ; je n'aurais pas dit « si l'auteur aura l'heur de vous
plaire ». Et je crois, en cela, me conformer à l'usage cou-
rant : je m'en suis assuré auprès de sujets parisiens qui font
encore emploi de heur. J'établis la règle que heur ne peut
avoir d'emploi actuellement que lorsqu'il s'agit de choses et
non de personnes.
Il n'en était pas ainsi autrefois, au xvne s.
« Expliquez-vous, Ascagne, et croyez par avance Que
votre heur est certain, s'il est en ma puissance », et où
il se disait même, en parlant des personnes, de celle qui
fait le bonheur de, « Reine, l'heur de la France et de tout
l'univers. »
Uheur du xvne s. a disparu au point que Voltaire a pu
dire : « ce mot d'heur, qui favorisait la versification, et qui
ne choque point l'oreille, est aujourd'hui banni de notre
langue ». Banni, non! puisqu'il existe encore,' et avec une
restriction dans son emploi qui exclut l'admission d'une
revivification savante. Mais bien, délaissé.
Heur n'a point disparu ; il est un révolté dans « si cette
brochure aura l'heur de vous plaire » ; il a disparu dans
« si l'auteur a l'heur de vous plaire ». Que s'est-il passé ?
Heur, précisément parce qu'il s'est élevé si haut (« heur
PATOI,OGIE ET I ERAPEU ru >l l VERBALES 13
de tout l'univers ») et s'est abaisse si bas (« si cette bro-
chure aura Theur de vous plaire »), qu'il s'est appliqué aus
choses tout en s'appliquant aus « reines » et aus « exploits
merveilleux », s'est avili, comme le papier-monnaie s'avi-
lit quand baisse le crédit, comme les mots abstraits s'avi-
lissent quand la langue en abuse, comme verte s'est avili.
Et comme verte s'est refait une nouvelle santé — d'ail-
leurs déjà quelque peu ébranlée (« c'est la vérité pure,
stricte », etc.) — en devenant vérité, heur a eu recours à un
moyen semblable pour se reconstituer des droits perdus l.
Malheur n'avait pas participé à la déchéance d'heur; c'est
sur malheur que se fait bonheur, ou plutôt, puisque bon heur
existait déjà, nous dirons: c'est sur malheur que s'affermit
bonheur. Car, sémantiquement, bon dans bonheur n'ajoute
pas un iota à heur, qui, à l'égal de chance (« il a de la
chance ») signifiait déjà intégralement « bonheur ». Je
dirais volontiers que l'expression bonheur et malheur (iden-
tique à heur et malheur queLittré et le Dict. Gén. disent être
encore employé) est l'équivalent de bon- et malheur, j'entens
dire par là que, dans bonheur actuel, bon n'est plus pléo-
nastique, comme il l'a été dans l'ancien bon heur, et devient
parallèle à tuai, opposé à mal, à Yheur duquel il a participé
ainsi, comme quand je dirais : la pré- et postposition (d'un
adjectif, p. ex.).
Voilà donc bonheur venant se substituer à heur, quand
heur est devenu veule, employé lorsqu'il s'agit de personnes.
Mais bonheur n'était pas le seul substitut possible et réel
d'heur. Il y avait chance, fortune, bonne fortune, plaisir, tous
héritiers se partageant le patrimoine d'heur et l'ajoutant au
1. Il est bien inutile de dire que, à aucun moment, nous n'avons
pensé a attribuer la disparition d'heur, monosilabe dès le xive s., à une
collision avec heure, malgré des contacts regrettables (« combien d'heur
et de jours », « que notre heur fût si proche », etc.).
14 REVUE DE FILOLOGÎE FRANÇAISE
leur propre, non pas sans que cet accroissement sémantique
ne modifie leur nature, sans doute, et, peut-être ne change
le cours de leur destinée. Car aucune parcelle ne se détache
de l'édifice sémantique d'une langue sans entraîner presque
fatalement des mouvements dont l'importance est dispro-
portionnée à la futilité apparente de la cause qui les pro-
duit (cf. la disparition d'ouïr dans La faillite de Tétymologie
phonétique).
Chance, fortune, plaisir, venant se substituer à heur em-
ployé en parlant des personnes, allaient-ils se substituer à
heur en parlant des choses ?
Ma brochure allait-elle avoir la chance, la fortune, la
bonne fortune, le plaisir de plaire à mon ami? La joie, h féli-
cité, les délices de lui plaire ?
Impossible!
Ainsi heur trouvait un dernier refuge dans le cas où il
était employé en parlant des choses,... un refuge jusqu'au
moment où la langue aurait trouvé un substitut convenable
à cet emploi.
Et qu'a-t-elle trouvé ? Avantage, don.
Je ne dédaigne ni avantage, ni don. Mais je constate que
ce sont, relativement, des néologismes qui ne valent peut-
être pas plus que mon heur, qu'on surcharge sémantique-
ment avantage, don, comme on a surchargé heur ; et, en
prévision du danger qui les guette de ce fait, je me demande':
quelle surprise réserve à nos descendants ce mouvement
lexical, si disproportionné par son ampleur à la perte du
petit mot heur, perte que les lexicografes enregistrent
comme un incident sans conséquence, comme un simple
« fait divers » de journal ? -rcàvTa pet.
Exemple peut-être unique d'une décadence aussi rapide,
dès la fin du xvne s., heur n'était plus sinonime de bonheur :
« Et que l'heur d'être aimé n'est pas toujours bonheur. »
PATOLOGIB 1:1 riRAPEÛTIOPË VERBALES i>
Et Labruyère dit avec beaucoup de raison et de bonheur :
« Heur se plaçait où bonheur ne saurait entrer ; il a fait
heuteux qui est français et il a cessé de l'être. » Mais,
comme Voltaire, il se trompe eu affirmant qu'heur a cessé
d'être français, puisque nous l'employons encore, et en
pleine connaissance de sa valeur héritée, ce qui ne serait
pas le cas si nous l'avions réalisé par réadoption.
Cet arrêt dans la substitution à heur, cette obstruction
de la part d'heur, employé en parlant des choses, à l'évolu-
tion d'heur en parlant des personnes, sont-ils conformes
à la langue en évolution ?
Ils sont l'essence même de la substitution d'un mot à
sémantique multiple, d'un mot ayant simplement un sens
figuré à côté d'un sens propre, s'effectuant par un autre
mot dont la malléabilité, l'élasticité n'est pas la même que
celle du mot auquel il se substitue.
Or, par quoi se distingue heur, en parlant des personnes,
d'heur en parlant des choses ? Par un emploi au sens
propre d'un emploi au sens figuré.
Heur, devenu inapte à être employé en parlant des per-
sonnes, est remplacé dans ce cas par bonheur, chance, plai-
sir, etc. ; mais ceus-ci ne conviennent pas aus choses, aus-
quelles il faut un autre substitut, et, en attendant — l'at-
tente est plus ou moins longue — heur continue à faire
l'office auquel il a été appelé... appelé improprement,
peut-être, mais qu'il remplit par usurpation, par une usur-
pation à laquelle la langue a consenti, qu'elle a consacrée.
Heur en parlant des choses était impropre, puisque heur,
pas plus que bonheur, ne devait avoir la propriété de s'ap-
pliquer aus choses, et que, à l'heure actuelle encore, nous
rejetons « si cette brochure aura le bonheur de vous
plaire ». La langue n'y consent pas.
Y aurait-elle à la longue consenti ?
l6 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
On ne le saura que par déduction résultant de cas sem-
blables à celui d'heur, mais non de l'historique d'heur lui-
même ; car heur, en parlant des choses, avait trouvé un
remède efficace à sa défection pour cause de démonétisa-
tion par excès d'enfase, en même tens que heur, en parlant
des personnes, avait trouvé le sien dans bonheur, chance,
fortune, plaisir.
Alors, pourquoi heur, en parlant des choses, a-t-il per-
sisté jusqu'à nos jours, s'il a trouvé un remède efficace en
même tens que heur en parlant des personnes, et quel est
ce remède ?
Ce remède, contemporain de bonheur, était don, avantage.
Ce remède, on le voit, n'était pas unique. A la substitu-
tion de heur, en parlant des choses, il ne s'imposait pas un
remède unique, pas plus qu'à celui de heur, en parlant des
personnes : indice d'hésitation dans l'application térapeu-
tique. Cette hésitation pour heur, en parlant des choses, se
justifie.
La marquise de Sévigné, par exemple, disait don déplaire
— nous disons même don de déplaire — et nous l'imitons;
mais, en limitant, nous commettons une faute, à l'usage
de laquelle la langue a peine à donner son consentement :
en effet, c'est la faute -même qu'elle répudie, lorsqu'elle
s'oppose à « une chose a le bonheur, le plaisir, la chance ».
Une chose a le don est la consécration d'un emploi iden-
tique à une chose a l'heur, tel que le faisait le xvne s., par
figure, identique à une chose a le bonheur, le plaisir, etc., tel
que nous le répudions aujourd'hui, et nous acceptons une
chose a le don (de plaire), comme un pis-aller, autorisé par
des auteurs en mal de substitution lexicale, puisque don
présente le même obstacle que bonheur, etc. à être appliqué
aus choses, et que la langue devrait l'écarter au même
titre que bonheur, etc., puisque heur, sémantiquement atté-
IWTOLOGIE ET TERAPEUT1QUE VERBALES IJ
nué, depuis qu'il est dépouillé de son « bonheur » d'autre-
fois, depuis qu'il est « dépersonnalisé », est toujours là pour
nous dire qu'il n'a pas été guéri, qu'on ne l'a pas remplacé
efficacement, et qu'il a encore le droit de vivre.
Avantage, qui sort complètement de son aire sémantique
pour signifier notre heur — à F avantage de nous revoir
occupe une rubrique spéciale dans le Dict. Gén. — et qu'un
auteur, en 1690, dit être « façon de parler bourgeoise », et
Lîttré « aujourd'hui, formule de politesse » était encore
plus précaire que don.
Qui trionfera de bonheur, etc. ou de don et avantage
dans la place qu'occupe encore heur chancelant ?
Évidemment don et avantage, don ou avantage. Quant à
bonheur , chance, fortune, plaisir, leur tour n'est pas près d'ar-
river, et, s'ils sont jamais « ministrables », ce ne sera qu'à
la suite de quelque catastrofe survenant à don et avantage,
les mots d'aujourd'hui déjà et de demain, les mots que,
comme pis-aller, nous traînons depuis la fin du xvne s. et
qui ne régneront sans entrave qu'à la mort d'heur.
Ces faits concernant heur répètent, de point en point,
ceus qui se sont déroulés pour l'ancien affermer l, lequel
signifiait « affermir » et « affirmer » et qui, sous l'action
de fermer « firmare », rendre ferme, devenu fermer « clore
avec un fer », se trouve dénaturalisé de « ferme », et doit
se renaturaliser à « ferme ». Il devient affermir (comme
bonheur succédant à heur), qui n'atteint pas « affirmer »
(l'emploi figuré, comme Y heur employé par moi). Affermer
(comme heur) continue à faire l'office d' « affirmer » (on
afferme qu'un remède affermit les chairs), jusqu'à ce que
« affirmer » trouve un substitut qui satisfasse sa séman-
1 . Les faits que je résume ici sont exposés dans une étude qui fera
partie du volume publié par l'École des Hautes Études à l'occasion de
son cinquantenaire.
2
l8 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
tique révoltée contre affermir et que confirmer vienne lui
offrir affirmer (comme avantage, don viennent relever heur
de son rôle provisoire, que nous pourrions encore rendre
définitif à l'heure qu'il est, si tel était notre plaisir).
En disant « si cette brochure aura Y heur de vous plaire »
et, d'autre part « j'ai le bonheur (etc.) de vous l'envoyer »,
je me trouve encore à l'étape de heur -bonheur correspondant
à celle (ïaffermer-affermir que représente Amyot. Mais « si
la brochure aura le bonheur (etc.) de vous plaire » a été
prévenu par « si la brochure aura le don (l'avantage) de
vous plaire ». Et, à moins d'une réaction raisonnée et plus
ou moins rétrograde, cette dernière sera définitivement
consacrée par la langue. Heur n'aura plus qu'à disparaître
totalement, laissant don et avantage seuls maîtres de la
place, en face de bonheur, chance, etc.
Heur a péché par son emploi enfatique à l'excès. Son
état patologique, s'il n'était pas immédiatement suivi de
mort, devait, conformément à son origine, passer par une
étape transitoire que représente son emploi exclusif en
parlant des choses. Pour que cette agonie soit elle-même
conforme à l'état patologique d'un mot, il fallait que, dans
cet emploi réduit, heur n'eût plus l'effet délétère qu'il avait
dans l'emploi d'où il a été évincé, et où la nature de ses
substituts lui enjoignait de se dédoubler — bonheur, plaisir,
etc. moins accessibles à l'emploi figuré que don, avantage.
Les rôles d'heur dédoublé ne sauraient être renversés
que si mon explication de sa disparition par deus étapes
successives est fausse, et si l'historique à'heur en voie de
disparaître a, cronologiquement, une apparence trom-
peuse.
Admettons néanmoins, pour un instant, la réalité de
ces rôles renversés. Il est évident que, dans ce cas, les
mots actuels bonheur, plaisir, etc. seraient diminués de la
PATOLOGIE El TÉRAPEUTIQPE VERBALES iy
succession d'heur, et que don, avantage en seraient d'autant
augmentés, les uns et les autres étant aujourd'hui héritiers
légitimes d'heur^ avec cette restriction cependant que, dans
certains cas, d'autres substituts aient pu se présenter.
Que Ton remplace heur par don ou avantage dans les
exemples fournis par Littré, on verra qu'il n'en résultera
que des frases dont la compréhension ira de la possibilité
à la réalité actuelle, et ne sera jamais impossible : la révolte
de bonheur, etc. contre « si ma brochure aura le bonheur
de vous plaire » est plus catégorique, plus décisive —
nous voudrions pouvoir dire plus excessive — que celle
de don, avantage contre « si ma brochure aura l'heur de
vous plaire », et il est naturel que la moins catégorique
puisse se substituer à l'excessive, tout en en atténuant la
portée sémantique (« Reine, avantage de l'univers »).
Mais, dira-t-on, à quoi bon cette remarque, pour le
moins fastidieuse, et où voulez-vous donc en venir ?
Je veus chercher à démontrer que le fait — inconcevable,
selon nous, pour heur — existe réellement dans la langue,
et traiter d'un cas où la substitution du mot se présente
en sens inverse de celle d'heur, c'est-à-dire débute par
l'emploi figuré, et où le substitut du figuré s'impose à
l'emploi du sens propre et en détruit complètement l'exis-
tence primaire.
Je veus chercher à convaincre que La faillite de ïètymo-
logie phonétique n'est pas un titre de réclame, mais qu'il
renferme l'expression exacte de ma pensée, que je résume
ainsi : l'étimologie primaire n'a souvent qu'une valeur
fugitive : une fois embarqué, le mot français vogue où le
pousse le français, obéit à l'étimologie populaire, devient
papillon, de crisalide qu'il était et à l'état de quoi il reste
selon les lexicografes.
20 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
DÉGOÛT VIENT DE GOUTTE
Les verbes composés gardent intacts les radicaux du verbe
simple, tant que leur parenté sémantique est sensible pour
l'étirrfblogie populaire ; mêler : démêler, emmêler, entremêler,
remêler1. Ils les gardent intacts à plus forte raison, lorsque
verbes simple et composés risquent, par leurs formes, de
se confondre avec quelque autre verbe de sens différent ;
lacer, délacer sont bien distincts de lasser, délasser (comme
tacher et tâcher le sont aussi). En est-il de même de
goût, dégoûter vis-à-vis de dégoût, dégoutter ?
Littré nous dit bien que dégoût — et toute sa famille —
aunw long « ce qui le distingue de dégoût » . Je ne sais
si Littré lui-même prononçait dégoût, dégoûter, dégoûtant
avec ou long; ce que je sais, c'est que, actuellement, il
serait bien difficile de trouver une seule personne qui
prononçât ainsi. Nous disons dégoût, dégoutter, dégouttant
absolument comme les mots correspondants venant de
goutte,, et conformément à égout, êgoutier, égouttage, égout-
tement, égoutter, égouttoir, égoutture.
« Dégoûter, composé avec la particule dé (lat. dis) et
goût » est une étimologie grafique, et elle est incorrecte
comme étimologie fonétique, puisque nous disons dégoutter.
Un dictionnaire de la langue actuelle, conformément aus
explications données par celui auquel nous empruntons
Tétimologie (D. G .), devrait dire, s'il s'en tient à la grafie
traditionnelle de l'Académie :
« Dégoûter, composé avec la particule dé (lat. dis) et goût,
a rejoint au.. e siècle le verbe dégoutter, composé de la
particule dé (lat. de) et goutter. »
i . Littré : partout la prononciation é. Dict. gén. : £ dans mêler et è dans
les composés.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIOJCJE VERBALES 21
En proposant cette modification, qui implique, en réalité,
un dégoûter II — comme le fermer actuel = « clore avec
un fer >> est un fermer II, mais à la différence près que
dégoûter II enferme encore en lui toute la sémantique de
dégoûter I (il la perdra bientôt) — je ne me base pas seu-
lement sur le témoignage, de valeur irréfutable, que nous
fournit la brièveté de Vou qui faisait de dégoûter un dégout-
ter et que tout sentiment étimologique devait, semble-t-il,
tenir à l'écart, au lieu de l'appeler.
Je me base aussi sur l'extrême élasticité sémantique
d'une forme de la famille de dégoût qui, à l'élasticité
nécessaire pour justifier ou excuser l'étimologie II joint en
lui le point de contact le plus approprié à réunir dégoutter
à dégoûter. Cette forme est dégoûtant.
Je ne prétens pas que dégoûtant devrait être restreint à
signifier « qui inspire du dégoût » et « qui inspire de la
répugnance, de l'aversion », cette segonde acception basée
sur le fait que toute sensation des cinq sens est susceptible
d'être soumise au « goût ». Mais que d'autres adjectifs
{écœurant, nauséabond, rebutant, révoltant, détestable, répu-
gnant, fastidieux, etc., etc.), dont plus d'un pourraient se
réclamer de cette même qualité, et qui ne le font pas !
Dégoûtant est de tous ces concurrents le plus élastique:
aussi nos dictionnaires, qui tiennent à leur définition éti-
mologique, lui concèdent-ils, exceptionnellement, une
rubrique spéciale où ils enregistrent sa valeur familière
(« décourageant, rebutant, révoltant »). N'est-ce pas là
une preuve que dégoûtant déborde de la sémantique que
lui assigne son étimologie I, et que tout ce qui déborde de
celle-ci est le minimum de ce qui revient àl'étimologie II?
Dégoûtant doit nécessairement être, avec un sens péjo-
ratif, « qui excède la mesure, qui regorge, qui déborde (en
mal)». Et d'où lui viendrait ce sens, sinon de dégouttant,
22 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
forme qu'il a prise depuis et qui s'impose à toute la
famille? Et où se trouve le contact sémantique par où
dégouttant pénètre dans dégoûtant?
Nos dictionnaires nous le révèlent : « Ils dégouttent
l'orgueil, l'arrogance, la présomption », donc « ils sont
dégouttant d'orgueil, d'arrogance, de présomption » >> ils
sont dégoûtants d'orgueil, d'arrogance, de présomption >>
ils sont dégoûtants.
Suintant, dans cette frase, pourrait tout aussi bien évo-
luer à « dégoûtant » ; il ne lui manque que. .'. l'appeau
qu'est dégoûtant.
C'est cette pénétration de dégouttant dans dégoûtant qui
enrichit la sémantique de dégoûtant I.
Enfin, on nous dit que « dégoût a remplacé dégoûtement ».
Si cela est vrai, pourquoi ce remplacement ? N'est-ce pas,
parce que dégoût, très ancien dans la langue, et venant à
renier l'étimologie I de dégoûter, supprime dégoûtement,
dont nous n'avons plus que faire ?
J'ai fait converger en dégoûtant l'étimologie II, à tort ou
à raison, comme l'on voudra. Quoi qu'il en soit, et en
n'accordant plein crédit qu'à l'évolution fonétique,
laquelle est la preuve la plus tangible et la plus incontes-
table de l'évolution sémantique, je constate que toute la
famille est actuellement dans le même cadre de l'étimolo-
gie II, et toute la famille se trouve maintenant munie de
sa sémantique propre et d'une sémantique figurée, qui,
par gutta, se prolonge bien au delà de gustum1.
i . Il est inutile de rappeler ici qu'une pareille association entraîne
des répercussions dans la matière lexicale, étrangère de forme, mais
sémantiquement parente, du côté de dégoutter, répercussions dont il y
a lieu de tenir conte dans l'histoire de ces mots parents— elles peuvent
aboutir même à des catastrofes. En substituant dans la frase suivante,
que je lis aujourd'hui même {Liberté" du 3 mars 1920. Notes parisiennes)
dégouttants à trempés, on prendra sur le fait un des mots prêts à rempla-
PATOLOGIE ET T» K \ l'I '1 TU.M'K V BUBALES 21
l.a pénétration, purement fonétiqne, dé gutta dans
gustum va au delà. Gutta s'est infiltré — et cela est natu-
rel — dans l'opposé dtdigoûtant, qui est ragoûtant (pronon-
ce- ragouttant).
Ragoûtant est « appétissant » au propre et au figuré. S'il
n'a pas l'extension sémantique de dégoûtant, qui est son
opposé, c'est précisément parce qu'il ne s'est pas enrichi d'un
concurrent ragouttanl, qui n'existe pas. Ragoûtant se tient
dans les limites que lui prescrit goût, son ethnologie. Dégoû-
tant les dépasse et de beaucoup: l'existence de paroles dégout-
tantes n'implique pascclle àçparoks ragouttantes. Cequi n'em-
pêche pas que, formellement, ragoûtant a subi l'influence
de dégouttant; car nous ne disons ni ragoûtant, ni ragoûter,
malgré ce que dit Littré (on prononce « . . où, . . De re et
agoûter, forme inusitée, de à, et goûter »).
Cest, avons-nous dit, par l'emploi figuré que dégouttant
a pénétré dans dégoûtant. Formellement, dégoût, ragoût, et
leur famille nom plus rien à faire avec gustum. Séman-
tiquement, ragoût et sa famille dépendent uniquement (ou à
peu près uniquement, ci. vous nctes pas ragoûtant = vous
êtes dégouttant) de gustum ; dégoût et sa famille renferment
cote à côte et « dégoûter » et « dégoutter ». Cette fusion
semblera à certains esprits ne présenter aucun inconvénient ;
cer un défaillant : « Un agent de la brigade fluviale, assisté de quelques
passants de bonne volonté, s'offrait de ranimer, par des tractions de la
langue, le suicidé, un jeune homme dont les vêtements trempés sortaient,
à n'en pas douter, de chez le meilleur faiseur a, On dit, à côté de moi,
« dégoulinant », mot qui n'a pas les honneurs des dictionnaires, quoi-
qu'il soit fort usité partout. Dégouliner aura le sort de regouler « rebu-
ter», que le Dict. de l'Acad. avait admis en 1694, qu'il a supprimé en
1878 (D. G.) et qu'a employé Voltaire (« vous devez être regoulé de
Tancrède ») comme sinonime de dégoûter. L'un et l'autre de ces mots
ont une transparence fonétique (gueule) qui leur interdit l'accès dans le
bon langage à plus forte raison peut-être qu'à dégouttant. Et cependant
voyez le sort que le bon langage a l'ait à pétillant !
24 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
mais en est-il ainsi pour tout le monde, et en sera-t-il
ainsi toujours?
Je crois que, déjà, il n'en est plus ainsi. Je crois que
nous assistons en ce moment à la relégation de toute la
famille de dégoûter dans le langage bas. La famille de
ragoût suivra vraisemblablement l'avilissement ; car son
parallélisme, à voir la facilité avec laquelle elle a suivi le
sort de dégoûter, ne laisse pas prévoir sa réhabilitation.
L'intrusion de « dégouttant » dans dégoûtant est la cause
même de la dépréciation subie. C'est l'image de ce qui est
dégouttant (de sueur, de matières) venant à s'associer à
« dégoûtant » qui a ravalé dégoûtant.
J'ai amené une Parisienne à prononcer ce mot : elle ne
l'a fait qu'à contre-cœur, a rougi quelque peu, a cherché à
se reprendre, et son mari, présent et également interrogé,
m'a dit: « je cherche un terme un peu plus sélect ».
Il est donc à prévoir que, dans un tens rapproché, dégoût,
ragoût et leur famille ne figureront plus dans les diction-
naires qu'avec la mention vieillis, et que, dans un avenir
qui n'est pas lointain, ils seront enfouis dans quelque
Godefroy qui, espérons-le, sera mieus fait que l'actuel.
Les remplaçants, presque au complet, n'attendent plus que
le moment d'entrer en fonction définitivement. C'est ragoût
qui, vraisemblablement, sera le dernier traînard.
Il est pourtant bien certain que dégoûtant, à lui seul,
ne méritait pas ce sort: « Goûtant la vie à la campagne »,
« dégoûté de la vie à la campagne ».
Il faut le réhabiliter, dirait sans doute Littré.
Il me paraît — mais ceci seulement sous bénéfice
d'inventaire — qu'on en a tenté la réhabilitation indirec-
tement, et non pas dans le sens qu'aurait sans doute désiré
Littré. Pour ne pas dire « j'en suis dégoûté », qui est « j'en
suis dégoutté », par un joli eufémisme qui fait échapper à
\
PATOLOGIK ET TERAPEUTIQUE VERBALES 2$
l'emprise de « dégoutter » en « dégoûter », et recourant
au verbe simple, non sujet à cette emprise, on a dit fen ai
goûté (avec ou long) pour « j'en ai assez, j'en suis dégoûté».
Née, sans doute, à Paris, la grande usine d'où s'écoulent
— nous savons avec quelle rapidité — les néologismes
brevetés, cette expression n'existe plus qu'en province.
Mais, par un tour de main, dont la quasi instantanéité est
également caractéristique de Paris, on en a fait j'en ai soupe,
superlativisant l'idée de dégoût en en prolongeant la durée
jusqu'à une heure avancée de la nuit. Je ne sache pas que,
quoique appâté, j'en ai dîné ait jamais existé. C'est ainsi
que fen ai soupe, remonterait à la péjoravité de f en suis
dégoûté. Si fen ai dîné en avait trionfé ou en était simple-
ment concurrent, il est probable que cette interprétation
ne me serait pas venue à l'esprit.
L'étimologie latine d'un mot ne peut être définitivement
acceptée que s'il y a accord relatif de toutes les langues
romanes dans sa sémantique. Le déploiement de cette
sémantique peut, selon les langues, varier. . . non pas à
l'infini, mais dans des bornes naturelles, que l'imagination
de i'étimologiste, gouvernée par les faits, doit chercher à
établir et doit pouvoir établir. Si ce déploiement échappe à
son imagination, il y a grande probabilité que l'étimologie
latine a dévié sous l'influence d'une étimologie segonde,
d'une étimologie populaire.
L'étimologie populaire est, si l'on veut, un parasite de
l'étimologie fonétique d'un mot, mais un parasite qui peut
supprimer en entier la vie de celle-ci (Ex. fermer}, ou vivre
collatéralement(Ex. dégoûter) et, alors, nous venons de voir
quelle conséquence il peut résulter de cette intime associa-
tion, de cet attelage sous le même joug (Ex. dégoûtant
ébranlé, caduc).
Le parasite qu'il s'agit d'extraire, étant nécessairement
26 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
d'une substance semblable à celle du cors (fer à fermer,
dégoutter à dégoûter) dont il importe de le détacher, il va
sans dire que l'opération de l'ablation se présente souvent
comme d'une gravité telle qu'il peut paraître prudent de
ne point l'exécuter.
Mais, est-ce une raison pour nier la présence du parasite,
et est-ce une raison pour affirmer que ce parasite fait une
fonction du cors ?
Il y a dans l'application de l'étimologie fonétique des
opérations louches, même quand on ne peut la condamner
péremptoirement sous prétexte que les preuves de culpa-
bilité manquent, même quand on ne peut légalement la
déclarer en faillite.
On parle de remettre le français, et chaque langue
romane, isolément sur le chantier où se travaille l'étimo-
logie. Mais le moment actuel est-il bien choisi, le moment
en est-il venu ? Ne sommes-nous pas condamnés, pour
longtens encore, à nous contenter des œuvres imparfaites
ou médiocres de l'heure actuelle.
Nous attendons la venue de l'homme assez désintéressé
pour ne pas se soucier du renom d'étimologiste, assez
puissant pour embrasser dans toute la complexité de la
tâche du présent. . . et de l'avenir, l'ensemble latin, et pour
permettre aus ouvriers régionaus d'accomplir un travail
fécond.
Tant que ce vrai Messie attendu — il y en a eu de faus—
ne sera pas venu, j'estime qu'il est présomptueus de la
part des lexicografes régionaus de poursuivre la piste d'éti-
mologies, qui, la plupart du tens, ne dépassent guère le
seuil de l'imprimerie, ou tombent alors, quand elles ne
PATOLOGIB ET TÉRAPEUTTQ.UE VERBALES 27
sont pas fausses, dans la banalité de faits connus par
ailleurs et qui altèrent leur interprétation.
Dans mes dernières études, je crois m'êtrc soigneuse-
ment abstenu d'aborder tout problème dont la solution
aurait pu être conditionnée par son existence au delà du
territoire que comprent l'Atlas linguistique de la France —
lequel n'est qu'une ébauche d'un travail restant à faire —
j'ai écarté tout problème dont la solution exigerait la con-
naissance personnelle d'autres langues romanes que le
français. Je crois ainsi m'être préservé des erreurs inévi-
tables qui découleraient d'une documentation très incom-
plète sur des parlers romans qui me sont inconnus.
Aussi, je ne crois pas encourir le reproche que me faisait
un de mes anciens élèves, et que voici :
« Pour cheoir, je vous ai déjà dit que les causes de la
disparition me semblent plus complexes. Cf. la. disparition
de cadere dans l'Italie du nord, qui, dans ce cas, me
semble propre à donner des renseignements fort utiles,
parce que la substitution n'est pas consommée, de sorte
qu'on peut en mesurer les étapes, et parce que les substi-
tuts sont fort variés. »
A cela je réplique: j'ignore complètement ce que l'équi-
valent de choir est devenu dans l'Italie du nord ; mais
je sais que ce que l'on me dit s'y être produit et s'y pro-
duire n'a rien à faire dans le sort de choir en français, et
qu'il y a d'autres causes à rechercher.
En effet, mon explication de la disparition de choir {La
faillite de Vèlymologie phonétique) est un fait qui ne s'est
produit qu'en français littéraire, qu'en parisien, et qui a
pour cause un fait littéraire, parisien, Choir n'a pas disparu
28 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
en France, où il n'est entamé — surtout dans le Midi —
que par une imitation aveugle du français littéraire, imita-
tion aveugle de l'intensité de laquelle mon travail sur les
composés de fermer donne une idée, à mon sens, précise.
Il n'y a, malgré cette puissance d'absorption de la part du
français littéraire, aucune connexité géografique entre la
disparition de choir en France et celle qu'on me signale
dans l'Italie du nord (v. la carte tomber de l'Atlas) ; à plus
forte raison n'y a-t-il aucune connexité de causalité entre
Paris et le nord de l'Italie. Mon problème était parisien,
celui de mon contradicteur est du nord de l'Italie, et je
n'avais pas même. l'obligation d'entrevoir la solution du
mien au delà du département de la Seine (v. l'Atlas). On
ne saurait s'être confiné davantage dans l'aire, hors de
laquelle je me suis proposé de ne pas sortir.
OISELEUR « APICULTEUR »
Le journal « La Liberté » du 14 février 1920 contenait
dans ses Echos une note où il était question d'é^aleux
« possesseurs d'abeilles ».
Cette forme ê\aleux me paraissant suspecte, je m'infor-
mai de l'origine de la note, et l'on voulut bien me répondre
quéçaleux était une coquille pour éçeleux et que la note
avait été démarquée du Moniteur officiel du 14 février 1870,
où je trouvai ce qui suit :
« C'est demain lundi, 14 février, la saint Valentin, qu'on
célèbre dans un grand nombre de localités du Nord et du
Pas-de-Calais, comme la fête patronale des possesseurs
d'abeilles.
«Il y a trente ans, il existait dans chaque village du can-
ton de Laventie une société d'éçeleux (possesseurs d'abeilles)
PATOLOGIE ET rÉRAPEUTIQUE VERBALES 29
qui, chaque année, le 14 février, faisait chanter une messe
de saint Valentin à l'issue de laquelle on se réunissait à
l'auberge pour dîner et pour raconter maints épisodes
apicoles. Le chef-lieu et plusieurs villages conservent leur
société d'êçeleux. Chaque société d'é^eleux élit annuellement
un roi. Etc.»
Le canton de Laventie, dans le Pas-de-Calais, et confinant
au département du Nord, se trouve dans l'aire où apis s'est
conservé sous la forme dV. Que devait être « possesseur
d'abeilles » dans cette aire ? Evidemment é~ier, dira-t-on.
Mais ifier était déjà « rucher » (Généalogie..., p. 25).
Du reste, l'élevage des abeilles ne constituant pas une pro-
fession exclusive d'autres, il est peu probable que les patois
aient éprouvé le besoin d'un mot désignant l'éleveur
d'abeilles, alors que la langue littéraire elle-même n'a que
le néologisme apiculteur. Le besoin d'un mot parallèle à
apiculteur n'a sans doute été éprouvé que lorsqu'il se fonda
des associations, des « amicales » d' « abeillers » . Cette
époque a coïncidé avec celle où le vol dé^é était aussi
bien le vol des é (des abeilles) que le vol d'éçé (d'oiseaus),
c'est-à-dire avec l'époque où le produit fonétique de apis
(7, ù) se confondait avec celui de aucellum (oisel > eseï),
et d'où, par cette confusion, intolérable pour les deus
mots, naquirent (mouche d')essaim, ep (de wep « guêpe »),
d'une part, et d'autre part, entre autres, les formes
d'oiseau empruntées au français.
Qu'était é~eleus, qui est en français oiseleur (à côté de
oiselier) ?
Il fallait qu'il ne fût rien sémantiquement pour que
« apiculteur » pût devenir « aviculteur », comme il fallait
que cheminot ne fût rien avant d'être ce qu'il est actuel-
lement. Dira-t-on qu'à Laventie l'abeille était é, ce qu'elle
est encore aujourd'hui, et que le possesseur d'é(s) était un
oiseleur ?
30 REVUE DE FILOLOG1E FRANÇAISE
C'est précisément le mérite de notre métode de m'avoir
obligé d'admettre la nullité sémantique d'étf — avant
d'avoir connu oiseleur dans l'aire dV « abeille » — et oiseleur
« possesseur d'abeilles ; en est une confirmation matéma-
tique. C'est précisément parce que oiseleur ne pouvait plus
être « oiseleur » qu'il a pu devenir « apiculteur », éleveur
à' es.
Si bienvenue qu'elle soit, cette confirmation de la
confusion d'apis avec aucellum en un mot sémanti-
quement neutralisé, qui pouvait être soit oiseau, soit
abeille, ne nous était pas indispensable : elle est, en termes
absolus, la répétition de celle que j'ai constatée au point
279, où les abeilles sont des « petits oiseaus » sans en
être; car on n'y dit pas dé tyar é& comme on dirait si
elles en étaient, on dit détyoé^é, parce qu'elles n'en sont
pas.
Le point 279 est à l'extrême ouest de l'aire apis > é;
éieleus est à l'extrême nord de la même aire.
Tels sont les « Denkvorgânge, die zu ergrùnden uns
hàufiggenug nicht mehr môglich ist ». Ces Denkvorgânge
« gehen mehrfach auf Erwâgungen eines Einzelnen zurûck,
derfùr andere massgebend gewesen ist ».
Ces paroles sont extraites d'une critique de mon travail
sur les noms de l'abeille, critique que je me proposais de
passer sous silence : mais les paroles citées sont tellement
déprimantes, font entrevoir dans l'étude des langues
romanes une science si peu intéressante dans le concert
des autres sciences, que je me dépars de ma première
résolution. Aussi bien ce que j'en dirai n'aura-t-il trait
qu'à la question qui nous occupe dans le présent article.
Ce ne sera qu'un échantillon, qui permettra de constater
que les paroles ci-dessus sont justifiées en tant que s'appli-
quant à leur auteur.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQjUE VERBALES 31
La critique, parue dans le Literaliublatl fin' germ* l'tml
rom. Philologie, n06 II et 12, 1 9 19, où elle n'occupe pas
moins de quinze colonnes serrées, travestit ainsi les résul-
tats ausquelstait allusion notre article:
« Die Ausfiihrungen ùber die verschiedenen dialektis-
chen Ersatz worter fur apis und fur examen kann ich nur
zum Theil andeuten » [fort heureusement pour moi, car
011 va voir par les lignes suivantes comment il aurait
interprété ces substituts, dont l'examen exige un certain
effort d'intelligence et... une lecture attentive. Quelle que
soit la valeur de mon livre, il n'est pas de ceus qu'on lit
en chemin de fer et à la vapeur]. « Da ist zunàehst e%ê,
das eigentlich oiseau entspricht, aber durch die lautliche
Beziehung zu es « Biene » als die làngere Form fur das zu
hurze es eintritt », [cette interprétation à'éçé, fort heureu-
sement, n'est pas née dans mon cerveau, et n'a pu en
sortir, par conséquent. Je serais bien affligé d'avoir à la
revendiquer. Je crois que chez aucun peuple un mot
télescopé n'a été un Ersat^wort] « was wiederum zur
Folge hat, dass fur Vogel » ein anderer Ausdruck eintritt
und zwar zumeist « Sperling » [et que l'« abeille» reste un
oiseau, tandis queYoisèau devient moineau ! « Voilà pourquoi
votre fille est muette »].
Ce qui est un Ersatxwort est, selon la Généalogie. . . une
cause qum Ersat^ ; mais cette petite distinction de cause et
d'effet n'a pas d'importance dans une critique qui, d'un
bout à l'autre, témoigne chez l'auteur d'une incompréhen-
sion à peu près complète, d'une stupéfaction de Sélénite
devant des faits constants de la linguistique patoise et de
l'acharnement de son tir sur des buts imaginaires ou
imprécis.
J'en recommande vivement la lecture à ceus que
M. Meyer-Lùbke y appelé mes « apprentis » et dont,
32 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
presque tous, par leur savoir, pourraient être mes maîtres,
quoique moins éminents que M. M.-L. Ils y verront ce
qu'ils ont perdu à vouloir avec moi faire un saut dans
l'« incertain », où l'on est constamment mis en face de
problèmes d'ordre matématique1 — effroi des romanistes —
dont la solution, pour ardue qu'elle puisse être parfois,
conduit à des résultats conformes aus lois matématiques et
ils y apprendront à retrouver la grand route, la « gangbare
i . De là des aveus naïfs, pareils à celui-ci : « Vor allem aber sind fur
mich die Grenzen unseres Erkennens enger als... » Ce qui va au delà
de son Erkcnntniss actuelle est nul et non-avenu, et ne la modifie en
rien. Mais alors pourquoi s'aventurer et s'empêtrer dans l'inconnais-
sable ? Le Romanisches etymologisches Wôrterbuch n'est-il pas le dernier
mot de la science ? Etait-ce pour avoir l'occasion d'établir des parallèles
ridicules entre le chant (du coq) et Gsang (du coq ? !) zurichois (qui lui
paraît « geziert », à lui « der ein stark ausgesprochenes Mundartgefùhl
hat » !), ou l'identité de capacité substitutive de Ross (allemand suisse
— « cheval » patois) et de Pferd (allemand que les Suisses apprennent
à l'école — « cheval » littéraire), d'une part, et de cabal provençal et
cheval français, que les gens du Midi estropient à qui mieus mieus, pour-
vu qu'il ne soit pas cabal, forme à laquelle retournerait un cheval
emprunté au français, si l'évolution n'était obstruée pour cause étimo-
logique (cf. les cartes chaudière, chenille, charpentier, etc., etc.). Y a-t-il
en Allemagne un territoire de grandeur à peu près équivalente à celle
du provençal, où l'on ait eu Peipe « pipe » et Perd « cheval », et où l'on
dise maintenant Peipe et Pferd ? Voilà le parallèle ! Celui que l'auteur
établit est excusable, .peut-être, puisqu'il n'a rien compris ou à peu près
rien compris de ce qu'il a lu ; mais que dire d'une revue critique qui
accueille de semblables insanités? Etait-ce encore pour substituer à la
fonction de la respiration (assez répandue parmi le peuple !) une fonc-
tion exclusivement exprimable par un terme savant (: respirer — respi-
ration artificielle peut-être ? — « Unbedenklich ein Latinismus »! A ce
propos nous apprenons que hoffen « espérer » appartient à la « hôhere
Sprache », un paysan — contrairement au paysan français qui dit espérer
« attendre » — étant rarement « in der Lage ich hoffe zu gebrauchen »
(ô les malheureux ! Ils n'avaient aucun équivalent ?) Les Bâlois sont
mieus partagés : ils disent même Hoffnig pour Hoffnung — et les femmes
sont i der Hoffnig — alors qu'ils disent Wasserleitung, unter der
Bedingung . Remarquez que les patois de la Suisse allemande ont été de
PATOLOGIE Kl il ■.K.M-l-UTmUK VERBALES 33
Strasse », où ils entendront à nouveau les ritournelles des
orgues de Barbarie.
Cela dit, je m empresse de reconnaître que deus fautes
de l'Atlas, relevées en une note au bas de la première
colonne (points 896 et 897 de la carte f allume de l'Atlas
où il y a la forme de l'infinitif au lieu de celle du présent
de l'indicatif) sont réelles. J'en prens ma part de responsa-
bilité : la frase f allume ma pipe, dans mon questionnaire,
n'aurait pas dû figurer entre deus questions à infinitif
(entre jouer ans quilles et fumer nu cigare). Ces deus fautes,
depuis plusieurs années déjà, figurent dans les Errata que
contient le Supplément, non encore publié par suite des
circonstances que la guerre nous a créées . Je m'en suis aper-
çu en étudiant à l'École des Hautes Etudes les cartes allu-
mer.
L'ANALOGIE RÉPARATRICE
On nous a enseigné que le latin gérait sémantiquement
le français jusqu'à nos jours. Nous n'en croyons rien : le
Français gère lui-même sa maison.
On nous a enseigné que, souvent, le latin littéraire avait
enrichi la langue française inutilement. Nous n'en croyons
rien : le latin littéraire a été un remède propre à guérir.
J'ai cru comprendre que l'analogie fonétique n'était
tous tens en usage constant chez les professeurs universitaires lorsqu'ils
ne sont pas en chaire — en tant qu'ils sont indigènes, bien entendu).
/ hojfê n es làngt.
Tout cela pour s'éviter deus additions : combien y a-t-il de mots qui
possèdent indûment Vs latine devant consonne, et combien y en a-t-il
parmi eus qui sont d'essence sémantique populaire et qui « tournent »
autour d'esprit, mot qui a toujours été savant de forme, quoique popu-
laire de sémantique ? Les résultats des opérations sont des preuves par-
lantes. Les sciences matématiques n ont plus qu'à se bien tenir en face
la linguistique.
34 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
souvent qu'une maladie qui affecte les mots. Je n'en crois
rien : l'analogie fonétique est un remède propre à guérir.
C'est ce dernier point que je me propose ici de mettre
en lumière par un ou deus exemples.
Le lecteur ne manquera pas de dire : fermer « clore avec
un fer », affirmer ri est pas affirmare, dégoûter ri est pas dégoû-
ter, c'est un véritable pot-pourri que l'on nous joue là. Et
le lecteur aura raison. Mais il me permettra de lui poser la
question suivante : les airs qui composent ce pot-pourri
sont-ils violemment conjoints ou naturellement assortis,
forment-ils, avec le quatrième air, que nous allons faire
suivre, un tout logique, une succession naturelle ? Si cela
est le cas, notre pot-pourri, qui n'est pas d'origine artifi-
cielle, qui n'est pas né sous la' pression d'idées préconçues,
mais est uniquement sorti d'études isolées sur certains mots
d'où résulte, sans que nous le voulions, l'enchaînement
des airs, ne peut être qu'un échantillon des gestes qui se
reproduisent constamment dans la langue, échantillon qui
est autre que ceus que l'on nous a présentés jusqu'ici.
A l'aspect d'une langue qui présente, d'une part, une
matière vieillissante, malade, agonisante ou morte, d'autre
part, une matière nouvelle ou grandissante, je me demande
si cette dernière ne se présente pas sous le jour d'une
matière guérissante, térapeutique, succédant à une matière
malade et disparue, patologique, sujette à la mort et sou-
mise à la revivification.
Les mutations dans la matière linguistique, dans quelque
ordre grammatical qu'elles se produisent, les nouvelles for-
mations, les nouvelles étimologies, l'analogie enfin ne sont-
elles pas, ou toujours ou souvent, de nature réparatrice —
ou ne sont-elles que fortuites, dons de Jupiter?
La première opinion, à laquelle j'adhère, est-elle contraire
à la nature, la segonde, qui est fort répandue, est-elle
ioi.cx.li-: ET TÉRAPEUTiaUE VERBALES 35
plus explicative d'êtres vivant, revivant, se transformant,
« se mourant », morts.
On m'a reproche (à propos de ma brochure Pathologie
et thérapeutique inhales) de conduire les jeunes linguistes
dans une salle d'hôpital. Qui dit mort, dit maladie; qui
dit transformation, dit guérison ; qui dit vie, dit nécessité
de vivre! Où devais-je donc les conduire? Au bal masqué,
où tourbillonnent les mots, et où des maîtres de danse, à
chaque entrée et à chaque départ, enregistrent des noms
sans autre formalité d'enquête sur les causes de départ et
d'arrivée, pas plus d'ailleurs que sur celles qui font chan-
ger de masques aux premiers participants ?
L'analogie fonétique est, nous dit-on, une force qui
s'impose. Je crois qu'elle est aussi — et surtout, avant tout
- une force appelée pour trancher des équivoques, et elle
fait ainsi le même office que les substituts d'un mot prêtant
à équivoque. Je crois qu'il ne faudra reconnaître la part de
la première (analogie créatrice) que lorsque la part de la
segonde (analogie réparatrice) aura été défalquée. Je crains
bien que cette dernière ne soit de beaucoup la plus consi-
dérable.
Loin de moi l'idée — pour le moment du moins — de
ne faire de l'analogie fonétique qu'un auxiliaire térapeu-
tique: je n'entens qu'en restreindre l'activité inhérente à
sa puissance naturelle, j'entens distinguer l'analogie répa-
ratrice de l'analogie créatrice — quitte ci reconnaître, peut-
être, que le secret de la force de cette dernière est précisé-
ment la force de la première.
Si, dans la substitution lexicale — et l'analogie produit
une substitution lexicale— le sistème du moindre effort doit
entrer en ligne de conte, il est évident que le minimum
de l'effort est représenté par le recours à l'analogie, qui
n est qu'une substitution partielle et, souvent, un pis-aller,
3 6 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
en lieu et place d'une substitution totale, difficile ou
impossible.
C'est bien sous ce jour que va nous apparaître l'analogie
réparatrice, et nous allons voir l'accueil qu'elle a trouvé.
L'analogie réparatrice va nous montrer que l'analogie,
telle qu'elle a été considérée jusqu'ici, est une puissance
latente, passive, qui ne devient active que si d'autres mots,
en détresse lexicale, en déclenchent le jeu, et qui ne joue
qu'à défaut d'autres moyens térapeutiques, notamment à
défaut de substitution lexicale complète, ou comme moyen
moins radical.
Nous allons voir que ter « tendre », de tenerum latin,
fait au féminin terte sous l'action analogique de vert verte —
mot capital de la seule classe où ter pouvait trouver un
appui analogique, mot par lequel seul ter avait accès dans
cette famille {ouvert} désert ? offert ?).
Est-ce à dire que vert verte, mot désignant une couleur,
ait usé de sa puissance analogique sur ter, mot complète-
ment étranger à la catégorie de ceus qui désignent une
couleur, mot opposé même, puisque vert verte a, dans cer-
tains parlers, le sens de « crû, crue » (viande verte même),
lequel est le contraire de « tendre » et le sera notamment
dans le cas précis où nous verrons vert verte agissant sur ter
« tendre » ? l
i . Il faut se garder de chercher dans terte un point de contact séman-
tique avec verte (dans un sens affirmatif ou négatif). « Vert » est bien
l'opposé de « blet, tendre », et, dans certains parlers, l'équivalent de
« crû, non sec, non séché, non fumé ». En certaines régions de France,
« crû » est vert, et de la viande verte est de la « viande fraîche », oppo-
sée à de la viande fumée. A dïtrre Oep/etschnil^, dùrre Bohne, dùrrs
Schwinigs, on oppose, à Bienne, grime Oepfelschnit^, grûne Bohne, griius
Schwinigs, c'est-à-dire des quartiers de pommes non séchés, des haricots
non secs, de la viande de porc non fumée.
Terte, calqué sur ^r/? par rapprochement d'idée sémantique (affirma-
tif ou négatif), tenant par là de « terte-verte » (ou « terte-non verte »),
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQUE VERBALES S7
Pas le moins du mon Je: vert verte n'apparaîtra que
comme une échappatoire, comme un refuge où le féminin
de « tendre a sera à l'abri d'un ennemi qui en fait un mot
équivoque. Ai-je alors le droit de dire que vert verte a une
vertu analogique ? Oui, certes IMais cette vertu n'est faite
que de la misère lexicale de ter, de la nonchalance ou de
l'incapacité ou de l'impossibilité d'une substitution lexicale
complète, qui atteindrait et ter et son féminin.
Sans sa valeur térapeutique, je ne comprendrais pas révo-
lution de ter à terte, je ne pourrais considérer comme scien-
tifique l'affirmation que terte a été fait analogiquement à
v&ie, et nous avons, pour le moment, le devoir de n'ac-
cepter que sous bénéfice d'inventaire, bien expressément
manifesté, toute affirmation semblable, non basée sur des
causes qui ont produit l'analogie : nous devons tout d'abord
en reconnaître la valeur utilitaire, avant de la faire manœu-
vrer dans le vide.
Est-ce avec cette réserve que les romanistes ont eu recours
à l'analogie pour expliquer les singularités lexicales, quoique
l'un de leurs chefs, analogiste fécond, les invite a ne pas
faire de « saut dans l'inconnu » (Literaturblatt fur germ.
unci roui. Pbil. , 1919, p. 386)?
L'attribution de terte à l'analogie de verte sans l'appui
d'une causalité qui l'excuse, et- qui y dévoile une force
inhérente, à laquelle on a eu recours dans d'autres cas, est
aussi téméraire que le serait le recours à l'analogie de ex-
ex s'opposant, sous ce vêtement, à « pomme (de) terre » — qui est, indu-
bitablement, le point de départ de la formation terte, dont l'efficacité, en
même temps que l'existence, cesse presque immédiatement au delà (seuls
des fruits sont ter tes) pour laisser le champ libre à tère, féminin con-
current — cela est impossible. Il n'y a pas plus du côté de « pomme de
terre » que du côté de « tendre » un rapport sémantique possible avec
verte, que ce rapport soit imaginé affirmatif ou négatif.
38 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE .
perte ou de Gilberie, et le chois que l'on ferait de verte, dans
la détresse qu'amène ter « tendre », serait personnel,
fantaisiste.
Que cherchait tire en verte ? Uniquement un mode de
devenir un adjectif, de substantif qu'il était, par son téles-
copage avec terre dans l'unique emploi de pomme-ter =:
« pomme tendre » et « pomme de terre ». Terte, confor-
mément à son origine, deviendra sémantiquement un autre
mot que tère, avec qui il cohabitera (Saint-Pol : fém. ter ou
terte), laissant à ce dernier la place légitime et se réservant
seulement le sens matériel {pomme terte > terle-poire, mais
non pas « ma terte mère »).
S'agit-il là d'une analogie active de la part de verte?
Qu'a cherché mûre (matura) en devenant mûrte} Uni-
quement un mode de devenir exclusivement et expressé-
ment un adjectif, et même un mode de devenir possible
dans une mûre mûre (mora matura ou matura mora).
« Quand les mûres sont mûres, le raisin est mûr » est
une phrase que j'ai souvent entendue. (Voir à propos de
la forme française mûre « mora » : X Appendice à la fin de
cet article.)
Que cherche le féminin de dur, en devenant dur te ? (Ici
nous sommes réduit à de pures hipotèses). A devenir plus
essentiellement adjectif, parce qu'il est aussi employé
comme substantif (être couché sur la dure, en voir de
dures) ? A rematérialiser un adjectif qui s'émancipe au
figuré (une viande dure à digérer, avoir la vie dure, une
pelle dure à manier) ? 1
C'est plausible, probable, très probable ; mais il nous est
impossible de le démontrer. Rien ne serait plus facile que
I. Je ne crois pas que dur soit exclusivement durum, pas plus que
maison, hôtel ne sont exclusivement mansione, hospitale. J'espère
pouvoir le démontrer dans une prochaine étude.
PATOLOGIE V.T TERAPKUTIQUF VERBALES 39
de le démontrer, si notre Atlas n'était pas une œuvre très
incomplète ' : nous n'avons qu'accidentellement la forme
féminine de dur, et là où nous l'avons, elle se trouve en-
globée dans L'aire mstrfe « matura ».
Si durte coïncidait géografiquement avec mûrie, la géogra-
iîe linguistique nous autoriserait à affirmer que le féminin
durte est dû à une nécessité imposée par l'emploi de dur
comme substantif; car une analogie adventice ne couvrirait
pas Taire d'une analogie nécessaire ou utilitaire. Nous ne
pouvons l'affirmer.
Et si la géografie linguistique nous obligeait à recon-
naître dans durte une simple imitation non-utilitaire de
mûrie, alors nous poserions la question: est-il convenable
que nous appelions du même nom d'analogie et l'analogie
réparatrice, utilitaire, primaire de mûrie, et l'analogie ad-
ventice, non-utilitaire, imitatrice, secondaire, simulatrice
d'utilitarité.
Si dure, sure « acide », dédaignant leur parenté fonique
avec obscur, pur, sur, futur, prennent modèle sur murte,
dont le modèle m'est inconnu, en tant que immédiatement
fonique {..urte, ..eurte) et doit être cherché bien loin (forte,
morte, sinon verte), il est évident que mur, dur, sur (Saint-
Pol : suri) n'ont pas été individuellement, simultanément
et identiquement mis en mouvement vers murte, durte, surte,
et que, à côté d'une analogie utilitaire pour l'un ou l'autre,
il y a analogie adventice pour l'un ou l'autre.
Si bleu donne au féminin bleuie, et bleuve — nous écar-
tons, bien entendu, tout lien traditionnel de cette forme
1 . Encore une fois, je le répète, personne n'est plus persuadé que moi
de l'insuffisance de l'Atlas ling. de 1.1 France.
40 REVUE DE TILOLOGIE FRANÇAISE
avec d'anciennes formes ayant les consonnes f et v — il y
a dans l'analogie qui les produit non pas exubérance, raco-
lage, mais secours térapeutique. En face de blanc-blanche,
brun-brune, vert-verte — bleu-bleue ne va pas: l'action analo-
gique s'exerce des trois premiers sur le quatrième.
Verte — il en est de même des autres — dont le mas-
culin est vert, avec t encore prononcé, ne peut entrer ici en
fonction térapeutique, l'état fonétique, puissant tiran, s'y
oppose. Ce sont cependant ces mots qui constituent l'ac-
tion analogique, et ce ne sont pas eus qui l'excerceront
matériellement.
Ah ! si c'était eux qui pouvaient faire valoir une auto-
rité sémantique, et conséquemment fonétique sur bleu (je
pense à vert plus particulièrement), ils en auraient fait un
mot bien autrement robuste et dérivateur qu'il ne l'est,
après avoir subi l'action analogique qui lui est particulière !
Mettez en parallèle les multiples dérivés de vert {ver-
dissant, verdoyant, verdoyer, verdure) avec les imaginaires de
bleu, et vous comprendrez l'afflus des équivalences de ce
dernier, accourues pour en soutenir la paralisie formatrice
— quoique les écrivains en modifient les allures séman-
tiques plus ou moins contrairement à leur origine première.
(A%ur, son emploi et sa suite — émeraude a-t-il le même
développement dérivateur ? — Fers que l'on fait revivre,
jusque dans les prospectus des magasins de nouveautés. —
Notre pauvre bleuté, dont ne veulent pas nos dictionnaires.
« Bleusir est mauvais », dit Littré, tandis que noircir est
bon. La langue est une marâtre pour bleu).
L'analogie ne pouvait venir à bleu d'un nom de couleur:
il ne peut y trouver de modèle, il est enchaîné à sa forme,
il ne pourra s'évader au gré de sa volonté, il ne pourra que
desserrer un peu ses liens. Sa transformation, pour raison
d'état patologique, sera purement mécanique, sans être
PAT0L0G1E ET TERAPEUTIQUE VERBALES 41
accompagnée d'un rapprochement formel avec les modèle
qui agissent sur lui, et le procédé fonético-mécanique va
devoir lui suffire, comme un pis-aller.
Ce sont les adjectifs en ..cur, ..eus, ..euse au féminin, et
en ..citf ..cuve qui s'acquittent de la fonction requise. Ils la
rempliront par pis-aller, et nous ne saurions dire que l'ac-
tion analogique émane d'eus. Elle n'est pas exubérante, elle
est requise par la famille blanche, verte, brune qui ne peuvent
secourir bleue.
La preuve que ce n'est pas la puissance analogique de
..euse et de ..cuve qui produisent Meuse et bleuve, elle est
entière et complète dans l'hésitation des parlers à recourir
indifféremment soit à ..euse, soit à ..euve (heureuse, curieuse
— neuve, veuve). Dans les parlers français, c'est un chassé-
croisé dont la carte bleu de l'Atlas offre le tableau le plus
saisissant que nous puissions souhaiter.
Si vert fait de ver de : verte, il est de toute évidence qu'il
s'agit d'une action analogique exubérante émanant de vert,
dont la constitution est plus robuste, en tant que forme
masculine, sur un féminin, qui n'est point impotent, mais
qui n'a aucune raison pour ne pas s'associer plus intimement
à son masculin — cette analogie exubérante n'est d'ailleurs,
elle aussi, qu'une analogie réparatrice, si l'on considère que
la mentalité de la langue, libérée de son lien étimologique,
veut qu'une même idée soit exprimée, autant que possible,
par un même radical, auquel s'attache éventuellement une
désinence de valeur morfologique.
Quelle est l'extension de verte? Conformément ;i sa
nature qui ne s'impose pas immédiatement et infaillible-
ment, il n'est pas répandu surtout le territoire de la langue
z)2 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
d'oui, et laisseà verde plus d'une aire (moitié ouest, notam
ment), dont l'une nous intéresse tout particulièrement.
Celle-ci s'étent du point 257 (Oise) au point 177 (Ardennes)
en une zone très étroite à l'ouest et un peu plus large à
l'est.
Si vert, par sa forme féminine, fait le féminin noirte, dirai-
je qu'il s'agit d'une action analogique exubérante. Ce serait
une erreur que la géografie linguistique redresse en un clin
d'oeil : noirte, dans la langue d'oui, n'a qu'une très petite
extension, il n'existe que dans la moitié du Pas-de-Calais
et les cinq points avoisinants 278, 295, 281, 272, 270.
Ailleurs pas trace de noirte.
Mais, direz-vous, qui vous dit que noirte soit fait sur
vert.} Ceci : dans le voisinage immédiat du Pas-de-Calais
ayant noirte, on trouve noerde à Vermand (Lettres de Pierre-
Louis Gosseu adressées à un journal de Saint-Quentin) —
Vermand n'a plus cette forme actuellement d'après l'Atlas,
et cette circonstance explique bien l'absence de noirte en
quelques points intermédiaires de notre Atlas, où on l'at-
tendrait, et où il a vraisemblablement existé — puis, dans le
voisinage de Vermand, aus points 161 et 251, où l'on a
noir de (pron. à la française). Or, ces trois points sont pré-
cisément dans la zone où nous avons dit que verde est resté,
et n'est pas devenu verte. Cette preuve, d'ordre matéma-
tique, nous dispense de poser la question, superflue même
pour d'éventuels contradicteurs : de quel autre mot que
vert — noir pourrait-il recevoir une influence analogique ?
Ainsi, le masculin vert exerce, aus points 251, 169, une
influence analogique sur le féminin noire, alors que ce même
vert n'y exerce aucune influence sur son propre féminin
verde ? « Noir » est attiré davantage par verde que ne l'est
verde par « vert » ? Et l'on appelé analogie fonétique noirde
•< verde, et l'on appelé analogie fonétique noirte < verte ?
PATOLOGTE lï TÉRÀPEUTIQ.UE VERRAI
Et vert a une puissance analogique inhérente, exubérante
qui se déverse également et sur verde et sur noire ? Quelles
absurdités !
Et, si « vert » ne pouvait d'aucune façon imaginable at-
teindre noire pour en faire noirde sans toucher à verde, en
quoi noire avait-il un caractère fonétique qui motivât n'im-
porte quelle intervention analogique?
Noir masculin, noire féminin est aussi sain fonétique-
ment que blanc-blanche, que vert-verte, que brun-brune, que
gris-grise. A-t-il changé — admettons même l'absurde —
pour que le féminin soit aussi dissemblable de noir que le
sont blanche, verte, brune, grise, de blanc, etc. Et jaune ? Et
rouge ?
Vert n'a de puissance analogique que vis-à-vis de verde,
et cette puissance, il la tient non pas de la fonétique, mais
uniquement de son caractère morfologique de forme mas-
culine.
Verte, verde n'ont rien en eus qui leur donne une puis-
sance analogique : ils la tiennent de noire, qui leur emprunte
leur forme, parce qu'il en a besoin pour se défendre, ou,
si l'on veut, pour se travestir, visé qu'il est par un
ennemi '.
Il faut donc que « noire », dans la petite aire où il est
noir le et noirde, ait, pour s'être travesti, une raison particu-
lière, que n'a pas le reste du domaine de la langue d'oui,
où l'on ne trouve pas trace de ce travestissement.
Vraisemblablement, cette raison ne remonte pas très
haut dans la langue, puisque nous n'en avons pas de trace
i. Il ne me parait pas que les linguistes soient convaincus que le nom
de Dupont de F Eure a été autrefois Dupont, tout court. Pourquoi,
aujourd'hui 20 mars 1920, M. Henri Mohat communique-t-il aus lec-
teurs du Petit Parisien qu'il n'a rien de •commun avec un M. Henri
Moka, condamné ?
44 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
dans les textes anciens, puisque, géografiquement, son
effet se situe avec une exactitude parfaite par rapport à verte
et ver de où il nous apparaît encore aujourd'hui — verte ne
peut faire naître noerde, et verde ne peut faire naître noirte ;
une transposition des termes n'est pas possible — puisque,
enfin, elle est postérieure à des faits longuement exposés
dans mon étude sur les noms de l'abeille .
Quelle est donc cette raison particulière ?
Oire « d'or, dorée » a existé ailleurs que dans la région
artésienne, peut-être dans toute la langue d'oui. Il a disparu,
absorbé qu'il a été, selon toute vraisemblance, par 'noir
(u)ne oire merle ^> une noire merle) l. Que cette absorption
d'oire par noire ne se soit pas produite simultanément dans
tout le territoire de la langue d'oui, cela est naturel, j'ima-
gine. Quoire a persisté dans la région septentrionale de la
France plus longtemps qu'ailleurs, cela ressort du fait, pour
le moins très probable, que le nom d'oire merle, qui dési-
gnait primitivement le « loriot » (à plumage doré), et a
passé au « merle » (dont le mâle a un bec doré), implique
la transparence sémantique d'oire, donc la transparence éti-
mologique, laquelle a été détruite, comme oit par noir ail-
leurs, ici dans noire merle {ime oire merle — le merle étant
un oiseau à plumage noir). Que ce glissement d'oire en
noire ait été, d'autre part — dans une lutte qui, ailleurs
antérieure, n'a point produit les mêmes effets ou. . . ne les
a produits qu'éfémèrement et pareillement aus formes
noirtes, de la disparition desquelles nous venons d'avoir des
indices (Vermand) — que ce glissement ait été accompagné
d'un glissement inverse, affectant noire en lutte avec oire,
i . Dans notre région l'adjectif se préposait au substantif beaucoup
plus souvent qu'il ne le fait aujourd'hui, et il faut tenir conte de cet usage
sintactique dans l'évolution fonétique subie par nombre de mots. Nous
allons en voir des exemples.
PAT0L0&1E El TÉRAPEUTIQ.UE VERBALES 45
et que ce notre affecté ait recouru à verte et à verde pour
devenir noirte et noirde, cela peut paraître compliqué et
cela me parait cependant... très naturel.
Cette explication est même la seule qtii puisse rendre
compte de noirte et noirde, où que ces formes se trouvent
— si on les trouve ailleurs — et elle vaut tout particuliè-
rement pour les avoir situées dans la patrie de nwarmel
« merle » '.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, il reste un fait acquis, c'est
que noirte et noirde témoignent d'une analogie extorquée à
verte, verde, qui n'en peuvent mais de s'y être prêtés.
*
Voici un cas qui sera plus démonstratif encore de la pas-
sivité avec laquelle la même forme verte se prête à son rôle
réparateur. Il montrera sous un jour de violence extrême
l'analogie de forme arrachée par un mot à verte, qui sort
non seulement de son entourage sémantique, mais de tout
rayonnement analogique, dont on pourrait le croire séman-
tiquement capable. Le mot traité analogiquement paraîtra
un décalque de lettres, quoiqu'il soit certainement un
décalque de sons, paraîtra une œuvre de scribe, quoiqu'il
soit bien certainement,îet uniquement, œuvre de parlant.
La géografie linguistique va nous montrer comment un
substantif a obligé un adjectif à appuyer sa forme féminine
sur verte, comment les trois mots terre, tendre et verte sont en
rapport analogique, les deus premiers étant formellement
1. A ce propos — par infraction à ma détermination de ne point
mettre en œuvre mes propres matériaus je me permès de compléter
les formes nwarmel d'une forme identique que j'ai relevée, il y a 36 ans,
à Hesdin, point tout proche des deus qui ont noire mère = noir oiseau
merle ».
4é REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
identiques, le troisième étant appelé à disjoindre la forme
commune aus deus premiers.
Cette étrange coïncidence formelle d'un substantif avec
un adjectif et la confusion sémantique nécessaire pour
qu'il y ait eu incompatibilité d'existence n'a pu se produire
' que dans un unique emploi du substantif (pomme de terre),
où, segond élément de la locution, il peut être considéré,
formellement, comme un adjectif.
Si la géografie linguistique nous montre que l'aire de
l'emploi unique du substantif, à segond élément capable
d'être conçu comme adjectif, est en même tens l'aire où
l'adjectif appelé verte à son secours pour échapper à l'em-
prise du substantif, elle nous aura fourni une preuve mate-
ra atique-— contre laquelle s'insurgeront envaintous les lin-
guistes du monde — que l'action analogique, extorquée à
verte, est une action térapeutique de forme, n'ayant pour
base, de part et d'autre, aucune vertu sémantique, mais of-
frant seulement une possibilité pour tendre d'être autre
chose que ce qu'il était, d'être un adjectif, de substantif
qu'il était ou pouvait être.
*
Le latin tenerum « tendre » aboutit régulièrement dans
les territoires picard et wallon (Somme, Pas-de-Calais,
Nord, Wallonie, moitié nord de l'Oise, extrémité occiden-
tale de l'Aisne) à tenre ou, par assimilation, à ter. Ce double
produit résulte, je pense, d'une différence de traitement,
selon que tenr est traité comme protonique — il l'était,
lorsque l'adjectif se plaçait devant le substantif, cas beau-
coup plus fréquent autrefois que de nos jours < — et selon
i. De là des féminins bhlk en Wallonie, des masculins brun' dans les
Vosges, qui dépendent linguistiquement de la Wallonie, quoique sépa-
rés par la « trouée de la Meuse ».
PATOLÔGIB ET rÉRAPEUTlOPE VERBALES 47
qu'il était traite comme tonique — et. vendredi, mais en
tenant compte du tait que, dans notre région, le typedivendre
a persisté beaucoup plus longtemps que dans le reste de
la France d'oui. Nous n'avons pas à traiter ici de ce sujet.
Ce qu'il nous importe de savoir, c'est que ter « tendre
masculin », forme unique dans la moitié occidentale du
territoire ci-dessus délimité, va en s'égrenant en Wallonie,
mais atteint cependant la limite allemande, où sa fréquence
s'accentue même.
La tonne ter, contormément à Fétimologie, est égale-
ment la forme féminine de « tendre » ; mais, en une petite
région de la moitié occidentale, d'une étendue bien moins
considérable que celle de noirte, 'noirde pour notre, elle s'est
transformée en 1er te. Cette transformation s'est produite
aus points 274, 273, 285, 29e et 284, ce dernier point étant
Saint-Pol, dont le parler nous est bien connu grâce au
lexique d'Edmont.
Voici ce que nous dit le Lexique Saiut-Polois :
« 1er ou téer (au fém. ter ou tert) + adj. tendre. Du
pain tir, des tert-épwar » [« tendres poires » — remarquez
que l'adjectif précède encore le substantif].
Ainsi, malgré que tenre ait un r appartenant à une autre
sillabe, il se comporte comme vert-verte pour former son
féminin.
D'où lui vient la nécessité de se transformer? Pourquoi
ne dit-on pas à Saint-Pol des ter pwar ? On le dirait sans
inconvénient, puisque: « au fém. ter ou tert ». Tert, de
l'exemple tert-é pwar, est dû à un emploi particulier, con-
current de ter, et... analogique (oh ! bien près de son em-
ploi originaire), l'emploi nécessaire de tert pour désigner
« tendre féminin » dans la collision pomme terre signifiant
« pomme de terre » et « pomme tendre »..
Cependant, je suis obligé de convenir que pomme de terre
4^ REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
devenait nécessairement pom éd ter, puis, par assimilation du
à avec t, pom é ter. C'est le produit régulier que devait don-
ner et qu'a réellement donné pomme.de terre. Mais, peut-être
existait-il une autre prononciation, négligée, estropiant la
formule ethnologique en tendant à la réduire à une unité
lexicale: c'était pomme-ter, prononciation qui n'est pas par-
ticulière à notre aire ter « tendre », elle se révèle ailleurs et
y est pom terre, ou y a produit pot ter (voir la carte de l'At-
las). Ce parallèle pourrait nous suffire et nous pourrions y
avoir recours. Ce n'est cependant pas ainsi que je me
représente, en Artois, la marche de pomme de terre à pomme-
terre. Elle est en Artois beaucoup plus naturelle : avant
d'être, ou tout en étant pom éd terre, la « pomme de terre »
était pom d'terre, le heurt des consonnes pouvait être évité
soit comme nous venons de le voir (>> pom é terre), soit
par pom-terre.
J'avoue donc sans scrupule et sans la moindre appréhen-
sion de voir mon interprétation exposée à une objection
contradictoire de valeur — bien au contraire — qu'à Saint-
Pol la « pomme de terre » ne se dit pas du tout pomme-
terre.
A Saint-Pol, la « pomme de terre » est une pèm e ter ou
pèm ed ter, et... elle ne peut pas être une pomme-terre,
puisque ter (« au fém. ter ou tert ») est aussi bien terre que
tendre féminin. Nous ne pouvons guère nous attendre à
trouver à Saint-Pol le cors du délit {pomme-terre) en même
tens que ce qui le remplace ; nous ne pourrions nous
attendre à l'y trouver que parce qu'il est conditionnellement
remplacé, et*alors sa présence serait en contradiction avec
la raison d'être de tert « tendre féminin » : cette contradic-
tion n'existe ni à Saint-Pol, ni aus quatre autres points
ayant tert « tendre ». Une pomme-terre ne sera plus jamais
une « pomme de terre », mais elle l'a été — ou plutôt elle
PATOLQGIË ET TÉRAPEUTIQÛE VERBALES 49
l'a été ou ne l'a jamais été, selon qu'on se figure l'inter-
vention de tert comme prévenant la menace, comme y pa-
rant, ou comme remédiant au coup porté par la collision.
Et qu'a-t-on à Saint-Pol à la place de ce pomme-terre, ayant
existé ou n'ayant jamais existé ? On y a deus formes, ..une
dualité lexicale !
Pem e ter, qui est la forme fonétique en laquelle, par as-
similation du à avec /, glisse nécessairement pomme ed terre,
remontant à pomme de terre, fait simultanément avec tert
« tendre », ou postérieurement à la disparition de pomme-
terre homonime, et pem ed ter, qui est la forme ethnolo-
gique, précieusement tenue à l'abri de toute évolution
naturelle, la forme reconstituée pour... jusqu'à demain
peut-être, et... reconstituable demain, quand, demain, pem
ed ter sera devenu pem e ter.
J'ai dit plus haut que je constatais, sans appréhension pour
la valeur de mon explication, l'état actuel de « pomme de
terre » à Saint-Pol, bien au contraire.
Peut-être aurait-il été plus habile de ma part de faire
précéder l'état saint-polois, où les incidents de la lutte sont
mieus connus, plus nuancés, plus conformes à celui que
présente une ville, des états résultant d'une enquête auprès
d'un seul individu, partant plus absolus, et plus directement
approbatifs de notre explication, mais moins conformes à
la réalité.
Voici ces états :
Au point 296, a pomme de terre » et « pomme tendre »
sont homonimes (pœm ter).
Au point 273, « pomme de terre » est pem ter, mais
« pomme tendre » pem tert.
Au point 285, « pomme de terre » est pem e ter, mais
« pomme tendre » pem tert ou téer.
4
50 REVUE DE FÎLOLOGÎE FRANÇAISE
Au point 274, « pomme de terre » est pem e ter, mais
« pomme tendre » pem ter t.
Il y avait, dans la région picarde de l'aire ter « tendre »,
trois possibilités d'existence au delà de l'évolution desquelles
il y aurait eu nécessairement confusion de « pomme de
terre » et de « pomme tendre », confusion d'ailleurs sur-
venue directement par la prononciation pomme-terre tendant
à réduire le composé à une unité lexicale.
Ces trois possibilités sont :
pomme de terre >> pomme éd terre > pomme é terre.
Ces trois possibilités couvrent effectivement l'aire pi-
carde de ter « tendre », à l'exception des cinq points 296,
273, 274, 285 et 284, dans les trois premiers desquels
« pomme de terre » et « pomme tendre » offriraient pro-
bablement un mélange identique à celui qu'Edmont cons-
tate à Saint-Pol, si nous en connaissions les parlers, comme
nous connaissons celui de Saint-Pol, pris par nous, à juste
titre, comme tipique de deus traditions naturelles.
La faculté de réfection de pomme de terre exempte le parT
1er d'avoir à lui trouver un substitut lexical ou de recourir
à tout autre procédé de réparation : tous les parlers, appelés
à admettre et à réparer pomme de terre, n'ont pu s'en con-
tenter ; ils n'ont pas pu ou n'ont pas su utiliser cette faculté
de réfection, nous allons le voir plus loin.
Un mot, qui voulait échapper à la confusion de ter
« tendre » et « terre » dans un seul emploi commun (c'est-
à-dire dans pomme ter), allait-il y échapper par une substi-
tution lexicale, qui s'étendrait à tous les emplois de « tendre »
(lequel est le mot soumis à la médication), alors qu'une
médication d'une simplicité élémentaire se présentait à cet
unique emploi commun, où se manifeste l'intolérabilité de
la confusion, alors que la reconstitution étimologique de
« pomme de terre », telle qu'elle s'est réellement faite à
PAT0LOG1E ii ri kaim i non: \krbalks 51
Saint-Pol et an point 285, détruisait à tout jamais et Confu-
sion et menace de confusion ? Il n'y avait pas lieu de
mettre en mouvement toute la a lexicalité » de « tendre »
sous les exigencesde « tendre » en rapport avec « pomme »,
il n'y avait pas lieu de recourir à une substitution lexicale,
l'accident homonimique étant étroitement localisé en
pomme- ter.
Terte, remède apporté à une infime partie du cors de
« tendre », n'allait pas être appliqué à tout le cors: tout
au plus pouvait-il s'épandre sur quelque partie voisine de
la partie malade (terté pwar « poires tendres », mais « au
fém. 1er et tert »). Terittst la contrepartie térapeutique de
Pomnic de tern, reconstituant de pomme-terre, et terte n'a
d emuse que dans l'imminence constante, je dirai même
journalière, d'un glissement de pomme de terre à potn é ter,
tonne où la transparence fonétique du mot disparaît —
c'est la forme qu'affectent régulièrement les mots à groupe
de consonnes imprononçables (..tpw..), ainsi terté pwar =
0 tendres poires », alors que pom é ter = « pomme de
terre », qui affecte la même forme que pommes tères sans
s'être présenté dans une collision de consonnes semblables
à celle de terté pwar ~ et qui donne ainsi une virtualité
passagère, éfémère, mais constamment renaissante à ter
« tendre féminin » en rapport avec pomme (conformément
à une succession ininterrompue de pomme de terre).
Pourquoi, à Saint-Pol, dit-on des tertes poires (Lexique
Saint-Polois), mais des pommes tertes (Atlas, au point de
Saint-Pol).
Il n'est pas possible d'établir une différence matérielle de
pomme et de poire susceptible de soumettre ces mots à une
5 2 ' REVUE DE F1L0L0G1E FRANÇAISE
différence de traitement quant à la place que doit occuper
à leur égard l'adjectif « tendre ».
C'est blanc bonnet pour bonnet blanc, qui ont été, dans le
nord du moins, absolument identiques, il n'y a pas long-
'.ens encore. D'où je conclus :
— que tère pomme « tendre pomme » aurait été un moyen
térapeutique parfait pour éviter la collision de « tendre »
avec « terre » dans pomme tendre et pomme de terre, la for-
mule terre-pomme pour « pomme de terre » étant impos-
sible ;
— que la formule tère poire était par contre parfaitement
admissible, comme réparatrice de poire-terre, formation
parallèle à pomme- terre, la formule terre-poire pour « poire de
terre » étant impossible ;
— que tère poire « tendre poire » était une guérison par-
faite, mais une guérison d'un mal qui n'existait pas, puis-
qu'il n'y a pas de poire-terre « poire de terre » ; que si cette
guérison existe, sans avoir été précédée de maladie, le moyen
térapeutique n'a pu être emprunté à 1ère pomme, « pomme »
n'y ayant pas eu recours pour être « pomme tendre » ; que
la place prépositive a dû être un moyen térapeutique de
libérer le parler d'une confusion de « terre » avec « tendre
féminin » ; que poire en a usé analogiquement sur le modèle
de pomme, et n'a pas suivi ce modèle dans l'évolution post-
positive à « pomme terte », tout en le suivant dans sa créa-
tion de terte, de sorte que « terte poire » porte la trace de
deus remèdes, de deus recours térapeutiques.
C'est ce que je conclus, à moins que la formule terre-
poire « pomme de terre » ne soit vraiment, non seulement
possible, mais réellement ou latemment existante, comme
une traduction du type krôpir (== Grundbimc allemand)
qui, vraisemblablement, a eu une vie plus ou moins éfé-
mère dans toute la France d'oui, et qui a la forme parallèle,
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQ.UE VERBALES 53
poiretUj dans les Vosges. Je rejeté cette possibilité poul-
ies deus raisons que voici :
1) Elle ne serait admissible que si Ton admettait la pro-
babilité d'une traduction, dont la parallèle terre-pomme
(— Erdapfeï) serait tout aussi admissible, ou (Erdapjel
n'existant pas dans cette région) .dont une forme analogique,
terre-pomme, serait inévitable, à nos yeus. Elle est à rejeter,
parce que Grundbirne s'est présenté en Artois sous la forme
crompire, ou quelque autre semblable, tout aussi peu trans-
parente étimologiquement, et que, d'ailleurs, en Artois,
nous ne sommes point en un pays bilingue, comme la
Suisse, où un Bûrgermeistef devient un maître bourgeois.
2) Elle ne rendrait pas conte de la différence affectant
pomme d'une part, poire de l'autre (« pomme tendre », mais
« tendre poire »), et cette objection à l'hipotèse, est, à
mon sens, encore plus catégorique que la première.
Elle est si catégorique, que je me dispense de recourir à
mon ami Edmont pour obtenir de lui de plus amples ren-
seignements : ceus-ci ne sauraient que limiter, dans des
bornes plus ou moins personnelles, l'accès de formes ana-
logiques dans le féminin de « tendre », préciser, à Saint-Pol,
l'emploi « du fém. ter » à côté du « fém. tert », leur emploi
respectif à leur étape actuelle, sans infirmer en aucune
façon notre point de vue sur l'origine de tert, la coexistence
de deus moyens térapeutiq Lies, et les capacités analogiques
qui .se sont déployées dans la lutte lexicale née de la col-
lision de pomme de terre avec pomme tendre, sans qu'une pré-
cision de ce que l'on pouvait attendre de l'extension de
tert, ou de ce qui dépasse notre attente, puisse en aucune
façon influer sur notre explication.
Tert-e pii'àr est un témoin de deus opérations réparatrices
du même accident. Tère-poire était guéri, terte-poire est dou-
blement guéri.
54 REVUE DE FILOI.OGIE FRANÇAISE
Je ne pense pas que l'emploi actuel de l'adjectif pré-
et postpositif — lequel ne se laisse ramener que bien impar-
faitement à des lois constantes, se ramène, par conséquent,
à des lois qui ont été lésées pour des raisons étrangères à leur
application intégrale — puisse fournir matière à des objec-
tions sérieuses.
Je n'aperçois, au contraire, de quelque côté que j'envi-
sage la question, qu'un réseau de confirmations du point
de vue exposé ci-dessus.
Débilité et restrictions dans l'emploi de tert, basées sur
une opportunité accidentelle, partielle, qui n'est pas une
nécessité et qui a été contre-balancée par l'emploi d'un autre
moyen, lequel se croise avec celui que représente tert en
une seule et même forme (des tertes poires) : voilà des con-
ditions qui me paraissent accréditer ma solution.
Les termes du problème et sa solution peuvent être ainsi
résumés :
On dit à Saint-Pol pomme terre « pomme de terre » et
pomme terte « pomme tendre » contradictoirement à * terre
tomme et à terte pomme, mais conformément à pain ter.
Terte poire implique l'existence de tère pomme, qui ne peut
exister réellement, étant contraire à la sintaxe, comme
équivalent possible de terra pomme, mais dont tère poire
est seul à pouvoir représenter la formule et dont celui-ci
est le plus rapproché sémantiquement (pomme : poire)
et de pomme terte qui existe.
Donc, ter te poire est doublement représentant de « pomme »
en rapport avec « tendre ».
Pain ter est la forme parallèle de pomme tère « pomme
tendre », qui n'existe pas, parce qu'elle ne peut exister,
qu'elle est contraire à la fonétique, comme équivalent pos-
sible de pomme terra — rappelons que, selon nous, ter
représente le traitement de tenerum protonique, c'est-à-dire
le traitement de l'adjectif. préposé au substantif.
PATOLOQJE ET TÈRAPEUTIQJTJE VERBALES 5)
Il faut donc que le pivot du mouvement soit : pomme
ter déterminant
et la place de l'adjectif par rapport au substantif,
et la création de lerte,
et ce n'est pas pomme tire a pomme tendre », car celui-ci
n'assigne pas une place déterminée à l'adjectif ; cène peut
être que pomme lare « pomme de terre ».
— « Si nous vous comprenons bien, c'est donc l'intro-
duction de la pomme de terre (chose et mot) qui, non
seulement a provoqué la création de terte, mais a aussi
déplacé tendre dans son rapport avec le substantif, et vous
seriez capable de nous écrire un article qui porterait le titre
d'Influence de V introduction de la pomme de terre sur la sintaxe
de « tendre » à S. Pol.
— Et pourquoi pas? Et j'ajoute : bien téméraire serait
celui qui objecterait, au développement possible de cette
influence de l'introduction de la pomme de terre, qu'il a
dû être bien restreint, puisqu'il s'arrête à l'emploi de
« poires tendres » et paraît ne pas aller au delà. Du « pain
tendre » (par la postposition de tendre) ne m'ouvrirait-il
pas une voie vers un déploiement de l'influence que
« poires tendres » semble vouloir obstruer, limiter au plus
proche voisin de « pomme », ne trouverais-je pas en pain
ter une tangente, qui me permettrait de m'évader du cercle
étroit où tertes poires veut me reléguer?
Bien téméraire serait celui qui dénierait à la sintaxe
moderne des états patologiques et des états restaurés. Je
dirai même : à quand la sintaxe réparatrice ? Quand on
aura enfin introduit dans la linguistique l'usage du micros-
cope et relégué dans nos musées les vieilles besicles dont
on s'est servi jusqu'ici.
•
$6 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
Dans la moitié occidentale de ter « tendre », où ce mot
n'est pas en concurrence avec la forme tente — mais seule-
ment dans sa forme féminine, et, en une petite aire cen-
trale, avec tett, aire qui apparaît d'ailleurs morcelée en deus
— nous avons dit que « pomme de terre » existe sous une
forme qui reste étimologiquement transparente (pomme
de terre, pomme èd terre, pom é terre) et peut coexister avec
ter « tendre », la troisième forme, pomme é terre, étant
cependant, du moins dans le voisinage de Saint-Pol, d'un état
précaire vis-à-vis de tet « tendre », aussi précaire qu'il l'est
à Saint-Pol même (tette pivat « tendres poires » et pom e tet
« pomme de terre »). De là une question qui se pose
immédiatement à l'esprit : ces parlers de l'aire ter « tendre »
représentent-ils une tradition ininterrompue de tenerum
latin, ou ne représentent-ils pas plutôt un retour à l'état
étimologique de « pomme de terre », absolument iden-
tique à celui que nous avons constaté à Saint-Pol. N'ayant
aucune autre raison à faire valoir que ne connaisse déjà le
lecteur, je m'abstiens d'émettre mon propre jugement.
Il serait de mon devoir peut-être de poursuivre nos
recherches dans la moitié orientale de ter «tendre », où ce
mot pourrait avoir été en conflit avec « pomme de terre ».
Je ne remplirai ce devoir qu'imparfaitement : aussi bien
ai-je achevé de parler de la formation tert, qui était l'objet
de la discussion, et qui ne nous apparaît plus dans la moitié
orientale de l'aire.
Encore s'agit-il de dire pourquoi il n'apparaît plus.
Je me contenterai de situer les problèmes que pose cette
partie de l'aire ter « tendre », plutôt que je n'en proposerai
des solutions définitives.
Sortant du Pas-de-Calais — et de l'aire tert en même
temps — nous nous trouvons, dans le département du
Nord, en face des états de choses suivants :
PATOLOG1E ET TERA PEU TIQUE VERBALES )J
i) Aucune confusion de « pomme de terre » et de
« tendre » : terre y est régulièrement, à la façon originai-
rement wallonne, tierre; « tendre » y est ter, et « pomme »
V est pœ masculin. Ainsi 281, 282.
2) « Pomme » est pi masculin, « terre » est ter, conforme
à ter « tendre ». Recours analogique à vert inefficace.
« Pomme de terre » est pè d ter. Donc « pomme de terre »
s'est préservé d'un glissement fatal, ou — selon le jugement
du lecteur, auquel je me réfère plus haut — s'est réétimo-
logisé. Ainsi 295.
3) Les trois autres points du département du Nord et les
trois points de Wallonie qui les avoisinent au nord, dont
deus (290, 292) ont ter et târ « tendre », ces sis points
sont à l'abri de toute confusion, ayant pour « pomme de
terre » un terme ancien, dont la persistance doit être expli-
quée comme celle que nous constatons dans tout le reste
de la Wallonie, à l'exception des deux points 294 et 293,
dont il est question ci-dessous.
4) Le point 294a pœ « pomme », pœ ter « pomme tendre »,
et, à côté de patate « pomme de terre »... pœé ter1).
Voilà ce qui reste de pon de terre, glissant à pon terre par pon
ed terre >> pon é ter et que patate vient sauver du naufrage
complet!
Le point 293 a pœ « pomme », pœ ter « pomme tendre »,
et. . . pœ n ter « pomme de terre », autre échappatoire (plus
résistante, paraît-il?!), si l'on en jugeait — ce que nous ne
faisons pas — par l'absence d'un substitut de « pomme de
terre ». Cf. vèd des pommes >> vin des pommes.
5) Dans tout le reste de la Wallonie, où réapparaît pomme
« pomme », plus trace de pomme déterre, et, par conséquent,
plus trace de confusion avec ter « tendre ».
1. J'invite le lecteur à admirer la notation d'Edmont.
58 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
Ici se présente le problème que nous croyions avoir résolu
ou « solutionné » r dans la Généalogie des mots qui désignent
l'abeille (p. 7) et que, en le complétant, nous « résolvons »
ainsi : pomme de tierre était impossible, puisqu'il était
« pomme de montagne, de tertre ». Aus points 281 et 282,
ci-dessus mentionnés, tierre ne saurait guère avoir désigné
« montagne, tertre », et voilà pourquoi on y a trouvé pomme
de tierre dans l'aire de ter « tendre ». Au point 282, à la
question « terre », on a répondu à Edmont ter; au point
281, on lui a répondu ter ettyer.
Et ce tyer est, d'après l'Atlas du moins, dans tout le nord
de la langue d'oui, dans tout le wallon, qui possédait cette
forme bien régulière, bien fonétique, ... le seul témoin
autoctone de terra latin, la seule arche du pont qui relie
encore, à cet égard, le wallon au vosgien, — où « tertre »
n'a pas été en collision avec terra, — lequel était autrefois
d'un seul tenant avec le wallon, et où cette forme a été pré-
servée de la catastrofe qui s'est produite en Wallonie.
Tierre ayant été remplacé par terre, pomme de terre deve-
nait possible en Wallonie, et même n'était pas menacé,
puisque, généralement, la préposition de allait y apparaître
sous des formes telles que di, du, etc. De là les conclu-
sions :
1) ou pomme de terre s'est présenté à une époque où tierre
n'était pas encore devenu terre ;
2) ou bien le wallon est tombé dans la confusion constatée
1. « M. Caillaux n'est point un musicien. Mais c'est un styliste. Il
parle dans un style choisi, irréprochable et classique. Son langage, qui est
toute correction, ne se débraille pas. On ne trouvera jamais chez lui la
lourde faute de français, ni l'expression maladroite, infidèle ou barbare.
Il ignore le patois administratif. Il ne dira point qu'il solutionne des pro-
blèmes. Il parlera seulement français. S'il doit employer un mot illégi-
time ou d'argot, il s'excusera au préalable, avec mille précautions »
(Petit J)ari<i>>iit 21 février T920).
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES 59
à Saint-Pol (pomme-ter), et, alors, a eu recours à un remède
— équivalant en efficacité à celui de Saint-Pol (réfection de
pointue de terre) — qui oppose l'ancien matériel lexical
{patate, truffe, etc.). Selon cette hipotèse, pom'd'terre serait
entre dans le parler, avant qu'il ait été remédié uniformé-
ment au heurt de trois consonnes par l'introduction d'un
son vocalique (<//, du, etc.); il autait sombré avant d'avoir
éteint, durant sa vie, éfémère comme nous l'avons dûment
constaté, l'ancienne terminologie que l'on réhabilite — ce
qui valait bien autant qu'une réfection de pomme de terre,
d'autant plus que celle-ci ne pouvait pas partout en Wal-
lonie rester préservée d'une rechute.
*
* *
res-
De l'analogie, en dehors de celle qui a pour But de
taurer le lexique, il restera fort peu de chose sans doute, si
l'on veut nous concéder — concession bien naturelle —
que l'isolement est, dans la vie lexicale, un état patologique,
et, par conséquent, le ralliement un état réparateur.
C'est sous ce jour d'état patologique que m'apparaît la
multiplication, l'éparpillementdes formes verbales, représen-
tant en des actions diverses, une même fonction. A cet
état patologique, il pouvait être remédié par l'analogie, et
l'histoire de la langue nous en retrace abondamment les
effets.
C'est sous ce jour que m'apparaît notamment la multi-
plication des formes des verbes irréguliers au parfait défini
et à l'imparfait du subjonctif, où l'état' patologique était le
plus sensible, disons même le plus intolérable. D'ailleurs,
cette multiple représentation n'était-elle pas, souvent, ino-
pérante dans ses fonctions verbales de tens (dans je dis et je
dis, je ris et je rist dans presque tous les verbes en ..//) ou,
parfois, inconséquente (Je vis, mais je pourvus).
60 REVUE DE FILOLOG1E FRANÇAISE
Lorsque Fétat patologique se présentait, non plus seule-
ment sous forme de quelque individualité lexicale, pareille
à celles dont il est question dans cet article, mais de catégo-
ries entières, d'une masse indivise, à laquelle il fallait porter
remède — à une époque où la langue du peuple s'attri-
buait de plus en plus des prérogatives dans la direction de
la langue, et trouvait trop compliquée, difficultueuse, fas-
tidieuse et déraisonnable l'hétérogénéité des passés définis
et impafaits du subjonctif des verbes irréguliers — cet état
patologique se trouva en face de deux alternatives térapeu-
tiques qui étaient :
I) L'analogie, d'origine exclusivement patoise, réparatrice
de la diffusion formelle à tel, point que les formes les plus
revêches du passé défini et de l'imparfait du subjonctif des
verbes auxiliaires, elles-mêmes, s'y plièrent parfois (Jayis
« j'eus », que fayisse « que j'eusse »). C'est l'état patolo-
gique des verbes irréguliers qui a été le foyer du mouve-
ment ; mais ce mouvement, par l'identité des fontions-
verbales de tens qui unit indissolublement les verbes régu-
liers aux verbes irréguliers, entraînait, simultanément et
infailliblement, les verbes réguliers. Et ce qui — sans
l'identité de fonctions — aurait pu n'être qu'un ample
mouvement devait, nécessairement, devenir une révolu-
tion.
Or, cette révolution, si elle était possible dans des parlers
populaires, qui se renfrognaient de plus en plus dans un
milieu social ling-uistiquement inférieur, elle n'était pas
possible dans le milieu parisien.
J'ays, je soyis, je chantis, fapercevis, que j'ayisse, que je
soyisse, que je chantisse, que fapercevisse n'étaient pas possibles
dans un milieu, si populaire qu'il fût, où, côte à côte avec
lui, dans un monde lettré, on continuait — et continue
jusqu'à nos jours — à dire j'eus, je fus, je chantai, etc.
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQUE VERBALES él
Malgré l'équivoque existant au singulier des présents de
l'indicatif et des passés définis je finis, je fuis, etc., équi-
voque qui n'existait pas pour les autres conjugaisons, ce
sont ces formes, avec celles du tipe je rendis, qui ont exercé
l'analogie dans les parlers populaires de la province.
Il faut croire — faisant abstraction de la conjugaison en
..oir qui est morte, que le passé défini de la conjugaison
en ..er avait le tort de ne pas présenter, comparée à l'im-
partait, une distinction assez nette pour une fonction qu'il
importait de maintenir, et ne pas admettre, en faveur du
chois qu'ils ont tait des verbes en ..ir et en ..re l'hipotèse
d'un pont fonétique reliant l'état ancien à l'état nouveau .
L'analogie étant la seule ressource térapeutique pour
sauver une fonction verbale de tens et de mode, et la langue
parisienne ne pouvant s'y soumettre, par la faute de son
incapacité émancipatrice, due, sans doute, à l'influence
rétrograde et rétroactive de son milieu littéraire, il ne res-
tait que la segonde alternative :
II) L'amputation des fonctions, leur éparpillement sur
des représentations d'autres fonctions. Perte regrettable,
peut-être, perte irréparable, qui, d'ailleurs, n'est pas encore
consommée dans la langue exclusivement littéraire, mais
s'y accentue tous les jours! Est-elle compensée par une
plus grande simplicité, une plus grande clarté, une plus
grande « compréhensibilité », et ces qualités ont-elles été
acquises au détriment de la beauté du langage ? Je ne me
permès pas d'en juger.
Les parlers populaires, humbles sujets de la langue lit-
téraire, abandonnent de plus' en plus et les formes et les
fonctions de ces tens. Un supplément de l'Atlas nous en
montrera les restes tels que M. Edmont a pu encore les
recueillir.
En présence d'une masse indivise, devenue inopportune,
62 REVUE DE P1LOLOG1E FRANÇAISE
et dont les éléments faisaient tous les mêmes fonctions,
quoiqu'ils fussent tous formellement différents, les deus
traitements que la langue a subis me paraissent les seuls
indiqués, les seuls possibles, les seuls naturels, et leur appli-
cation me paraît absolument conforme aus milieus où elle
s'est faite.
L'intensité de l'inopportunité de multiples radicaus ver-
baus, tels que les présentaient les verbes irréguliers, se
mesure à la violence des moyens térapeutiques employés
pour les écarter. Ceus-ci sont caractéristiques de la crise
subie par la langue.
Ces faits d'analogie et de suppression de fonctions étaient
à prévoir, comme est à prévoir, à l'heure qu'il est, une
revivification des fonctions par le déploiement de tens sur-
composés ; la géografie linguistique aura encore, dans les
français populaires^ de beaus trionfes à célébrer, en obser-
vant ce qui va se produire à cet égard.
Je considère l'analogie comme l'un des principaus fac-
teurs de la térapeutique verbale, sinon comme le principal.
L'analogie a-t-elle d'autres fins, d'autres raisons d'être ?
APPENDICE
« Meure, prononciation conservée dans quelques patois,
altérée en mûre, à ce qu'il semble, sous l'influence de
l'adj. mûr » (D. G.).
On voit par cette explication que l'analogie peut être
invoquée comme opérant en sens contraire de celui que
j'admès : ce serait matura qui agirait sur mora et je dis
que c'est mora qui agit sur matura, les matériaus de l'At-
las, interprétés par la géografie linguistique, montrant un
matura qui change déforme, qui est obligé de s'adjectiviser
PATOLOG1E i i i ÊRAPE1 ru.M l \ BRBÀ1 i ■ 6}
tnieus, pour échappera l'emprise de mora dans une région
où matura et mora se sont confondus en une même (orme
inar.
L'analogie est la térapeutique caractéristique de l'adjectif
en conflit homonimique avec un substantif féminin : pour
se tenir à l'écart de celui-ci, l'adjectif revêt une forme
tlexionnelle de combat, qu'il emprunte, ne l'ayant pas éti-
malogiquement. Le procédé est simple.
Mais ce n'est pas pour proclamer un trop facile succès à
l'actif de la géografie linguistique que j'ajoute un appendice
à mon article sur l'analogie réparatrice : c'est pour démon-
trer l'abus qui a été fait du nom de l'analogie par les foné-
ticiens en mal d'interprétation.
Cet abus est tel que toute autre solution de difficultés
tonétiques, si simple soit-elle, leur échappe; car... l'analo-
gie est là pour tout expliquer. L'analogie de matura sur
mora n'a pas le sens commun.
Dans le cas qui nous occupe, nous voyons un fonéti-
cien escamoter la difficulté fonétiqué par une formule, fort
simple d'apparence, mais tout à fait irrationnelle (meure,
mûrier > meure, mûrier > nuire, mûrier) et que paraît
approuver le Rom. etym. Wôrterbuch. Y eut-il des textes qui
auraient le stade intermédiaire meure, mûrier, que je ne
pourrais admettre l'évolution proposée : l'analogie joue ici
un rôle tout aussi irrationnel que dans le cas précédent;
car je n'admès pas que, dans un pays où le mûrier n'est
guère connu que par un vague ouï-dire, la meure de ronce,
bien connue, soit influencée par Je nom d'un arbre du
Midi. L'analogie de mûrier « arbre à mûres » sur meure
« mûre de ronce » n'a pas le sens commun.
Mais, lâchons leur idole, et voyons comment les fonéti-
ciens posent le problème de mûre.
« Au xive siècle, et surtout au xve, mais autour de Paris,
6^| REVUE DE FILOLOG1E FRANÇAISE
non à Paris, le son eu. . se réduisit à eu . . à Paris on pro-
nonçait sur (securum), hur (augurium). La prononciation
de Paris a triomphé, sauf pour feu, heur et jeun » (D. G.).
Fort bien! Voilà le problème posé, et la solution amor-
cée. Nous ne pouvons qu'en approuver les termes.
Il y a eu lutte entre Paris, où l'on disait u, et les alen-
tours, où l'on/disait eu, et Paris a dû se retirer partielle-
ment devant ses alentours (feu, heur, jeun). Mais alors- que
signifie la frase qui suit :
« Inversement meure, de mora, est devenu mûre, peut-
être par confusion avec le fém. meure, mûre de matura, et
seur, de super, est devenu sur » (D. G.).
La seule solution qui se présente à mon esprit, et sans
autre considération que celle que m'inspire la donnée du
problème, est celle-ci : comme il arrive dans les cors-à-cors,
on tire, presque fatalement, sur ses propres troupes, en
voulant atteindre les troupes ennemies ; en tirant sur seur
(securum), etc. Paris a tiré sur meure (mora), qui faisait
partie de ses propres troupes. Tout cors-à-cors aboutit à de
pareils accidents, même en fonétique. Cette maladresse
coûte à Paris : l'homonimie mûre. On me dit qu'il l'a
cherchée ; je n'en crois rien : la langue ne va pas cher-
cher ici, ce que, là, elle cherche à éviter.
Oh, analogie ... !
La collision de mora avec matura en mœr est régulière-
ment fonétique en picard.
A l'encontre du français de Paris qui, impénitent, persiste
dans sa collision, le picard y échappe bilatéralement : de
là meuron — dérivation réparatrice — et le féminin de l'ad-
jectif tueur te.
Décontenancés, désorientés par ce mouvement lexical,
certains parlers disent mœrt pour « mora » et pour
« matura ». Confusion bien explicable, sans que l'on ait
besoin de recourir à une explication par imitation de Paris.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIOJOE VERBALES 65
En \\ allonie, où la forme mûre réapparaît, il y a, lelom*
de la frontière meure-mûre (mora), en quatre points, trois
tonnes enfantines très curieuses, et bien explicatives des
états du milieu desquels elles sont sorties — les fruits sau-
vages, peut-être encore plus que les fruits cultivés, se
prêtent tout particulièrement au genre des créations enfan-
tines.
Le tipe en est mumûre. Il faut se garder d'y voir le pen-
dant de pomme-pomme, créé pour distinguer la « pomme-
i#uit » de la « pomme de terre », toutes deus confondues
en pomme — on ne dit pas murmure.
Pomme-pomme n'est nullement un terme enfantin : le
composé enfantin serait et est réellement popomme, et
désigne la « pomme », que celle-ci soit « pomme-fruit »
ou « pomme de terre » (cf. pépére, mémère).
Nos trois formes sont :
mœmœr, né dans l'air mœr ;
mœmur, né dans une aire hibride — de nature
originairement picardo-wallonne, ou oricrinai-
G
rement picardo-française, je ne tranche pas la
question ;
mumur, né dans l'aire mûre.
En deus points, le composé est masculin, sous l'influence
de tneuran, masculin, qui est aussi de la région, et y est un
dérivé réparateur d'homonimie(en cas de modification bila-
térale).
Seule. . . la forme mumœr manque au tableau. Et pour
une bonne raison : aucun parler, quel que soit son milieu,
ne crée des métacronismes .
66 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
LA FONÉTIQUE ARTIFICIELLE
I. — Français vierge.
Les fonéticiens ont déployé tant d'art à établir leurs
régies et les exceptions à leurs règles, et tant d'artifices
pour les faire paraître naturelles, que, pour eus, il n'y avait
pas lieu d'admettre dans la langue elle-même l'existence de
l'artifice.
Ils reconnaissent que le mot vierge ne s'est pas plié à
leurs lois, n'en expliquent pas l'exception, et ils le mettent
dans le casier qui porte l'étiquette : mot savant. Tout est
dit par là. Sortons-le de ce casier, quitte à l'y replacer avec
une mention qui motive sa place .
La forme latine devait nous donner verge, comme en
provençal ancien (différence de prononciation mise à part),
comme elle l'est encore, nous dit-on, en gascon (berge) —
et le serait partout dans le Midi, si le Midi ne se présentait
pas souvent sous le jour d'un parler français, et n'étalait
pas des tares françaises, dont sa langue ancienne était
exempte.
Que verge français existe dans des textes ou n'existe pas :
peu m'importe. Ce que je sais, c'est que, si j'avais vécu il
y a plusieurs siècles, et que j'eusse écrit à cette époque, je
n'aurais pas transmis ce mot à la génération actuelle, char-
gée dé le faire figurer dans ses études sur l'histoire de la
langue.
En effet, virga latin devenait en français ce que virgine.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES 67
Par contre, virga latin devenait et est verga-vergo en pro-
vençal et ne s'est point télescopé avec virgine. On voit
que ce n est pas d'aujourd'hui que datent les homonimies
intolérables, et que les fonéticiens ont beau se débattre
contre la vérité aveuglante des effets produits par les colli-
sions lexicales : ils ne font que se rendre ridicules aus yeus
de tous ceus qui ne sont pas enrégimentés dans leur secte.
Comment sortir de cette collision verge = virga, vir-
gine bien compromettante, ou même — pensez à l'aveu
que je viens de faire — comment y obvier, avant qu'elle
ne se produise ? Ne nous laissons pas égarer par les mul-
tiples formes qui chevauchent et sur le tipe savant et sur
le tipe populaire, et montrent l'embarras homonimique
d'autrefois (v. Godefroy) ; tenons-nous-en à la donnée
précise offerte par l'état actuel du mot.
Y obvier par une substitution lexicale ? Comme s'il
s'agissait d'un merle • ? Rompre avec la latinité, rompre
avec le romanisme, rompre avec la langue de l'Église, de
la chrétienté ?
Oui, nous avons pucelle; mais l'histoire de ce mot nous
montre l'abus que la langue en a fait, tandis que l'Église
maintenait virgo haut au-dessus des fantaisies sémantiques
et à l'abri de tout ce qui aurait pu être soit une souillure,
soit une extravagance.
C'est ici que se montre l'ingéniosité de la langue, qui ne
peut recourir à ses moyens térapeutiques habituels, qui ne
peut recourir ni à la substitution lexicale, car l'objet pato-
logique ne s'y prête pas, ni à l'analogie réparatrice, car
l'objet patologique ne s'y prête pas davantage. « Virgo »
ne peut que se rejeter dans le sein d'où il est sorti.
Pour avoir été réellement verge, ou pour avoir été
1. Gênéahçù des noms qui désignent l'abeille.
68 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
menacé de le devenir, « virgo », par un crochet brusque,
se détourne, fait volte-face et rejoignant virgo, apparaît à
nos yeux sous la forme vierge, qui, avec sa diftongue ie,
participe de virgo et du verge redouté ou repoussé1.
Vous pensez peut-être que le provençal, ayant verge in-
tact de toute collision, l'a gardé, que vous trouverez intacte
la tradition provençale dans le provençal actuel. Ce serait
le cas, si le provençal moderne était le fils légitime du pro-
vençal ancien. Détrompez- vous : dans le dictionnaire de
Mistral, la proportion des formes ver g., à celles de vierg..,
dans « vierge » et ses dérivés, est de 5 à 29, sans tenir
conte du nom de femme Viergino « Virginie », ni du
tabac de Virginie, qui, après avoir passé par Paris, est
devenu du tabac de Vierginîo « pays d'Amérique » (comme
la « virgule » : viergulo, virgulo, tandis que toute la déri-
vation de « viridis » est indemne de diftongaison — sujet
fonétique à méditer2!).
Mistral dit vierginau pour « virginal » que dit le fran-
çais : la langue de Mistral est plus parisienne que celle de
Paris, elle a souffert d'un mal qui était inconnu au proven-
1 . [Dans mon Manuel de phonétique, que M. Gilliéron ne connaissait
pas, j'explique vierge, au § 119, par la fusion de l'ancien proparoxiton
populaire ver gène et de la forme savante virgene. On rencontre en effet
la forme viergene. Mais je ne fais aucune difficulté d'admettre que, pour
la raison indiquée par M. Gilliéron, verge, issu de vergene, a pu subir
directement l'influence du latin virgo.'] — L. C.
2. Si Virgile se présentait sous le même aspect que virgule — « vir-
gule » est étimologiquement considéré comme l'est vergula provençal,
qui devient, de fait, en provençal de Mistral, soit virgulo, soit viergulo
— il deviendrait Viergèli, Virgile. Il ne devient pas Vierg.., parce que,
pas plus que Virgile n'est français, Vergile n'est provençal. Il sera. . . ce
sous la forme de quoi on nous le présente :
Vergéli, Virgile et Bergil en gascon (où il affecte la forme la plus po-
pulaire !), et l'adjectif de Mistral sera vergelian « virgilien » (et non vier-
gelian comme est vierginau « virginal »).
Il a suffi que le gascon eût b au lieu de v pour que Virgile et vierge y
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQ.UE VERBALES 69
ça] et elle en a souffert dans des mots où le parisien n'en
a pas souffert ; elle donne une forme populaire à un mot
qui ne l'a pas en français.
L'emprunt de la forme française vierge en remplacement
de la forme provençale — alors que celle-ci ne peut guère
avoir cessé d'exister dans le peuple — me paraît prouver
que l'oreille provençale a partagé la répugnance de l'oreille
française, à la suite de la pénétration du français en pro-
vençal. Verge répudié pour raison nationale est sauvé par
le traitement gascon du v (berge).
*
Mais — admettant que l'on ajoute foi à mon expli-
cation — vierge n'est, sans doute, direz-vous, qu'un cas sin-
gulier dans l'histoire de la langue française, un cas de
nécessité unique — admettant encore que l'on ajoute foi à
la substitution lexicale et à l'analogie comme moyens
propres à réparer la langue.
J'ai dit la détresse de la langue en face d'un mot irrem-
plaçable, j'ai prétendu que cette, condition lexicale était
nécessaire, pour que joue la fonétique artificielle en lieu
et place des moyens habituels, ausquels a recours la langue
en détresse.
Je n'ai pas pris au sérieux — on a dû s'en douter —
toutes les opérations provençales dont témoigne le diction-
naire de Mistral, et dont nous aurons encore l'occasion de
constater la nature fantaisiste.
affectent une forme plus régulière, plus populaire que dans la langue
mistralienne !
Si le pays de Virginie devient Vierginîo en provençal de Mistral, alors
que Virçih n'évolue pas dans ce sens, c'est que la transparence foné-
tique joue un rôle dans Virginie qu'elle ne joue pas dans Virgile.
70 REVUE DE FILOLOG1E FRANÇAISE
Il me faudrait donc, pour convaincre de la nature de la
fonétique artificielle, trouver quelque autre cas de mot
apparemment irremplaçable au moyen de la substitution
et de l'analogie, et remplacé par quelque forme due évi-
demment à la fonétique artificielle; mais il faudrait que ce
remplaçant fût originaire, autentique, et non contrefait.
A la place d'un mot semblable à vierge, j'ai trouvé toute
une famille de mots qui lui étaient semblables, et j'ai cru
tout d'abord que, conformément à ce que je cherchais,
cette famille me permettrait de démontrer, comme vierge,
la vérité de latèse d'après laquelle la langue a eu recours à
la fonétique artificielle seulement lorsque toute autre mé-
dication venait à lui faire défaut.
Il s'est trouvé que mon segond cas était tout autre que
le premier : la fonétique artificielle s'y montre bien aussi
comme conciliatrice de deus éléments disparates {verge :
virgo >> vierge) ; mais, dans mon segond cas, elle n'est pas
une médication, elle n'a rien de térapeutique, elle crée un
troisième milieu à côté des deus autres, parallèlement à eus,
et, dans cette condition, elle acquiert une importance beau-
coup plus grande. Elle prent place à côté de la fonétique
fisiologique, à laquelle elle pourrait fort bien avoir à dis-
puter des postes, que cette dernière pourrait n'occuper
qu'indûment, au détriment de la première, et en vertu
d'un accaparement illégitime, sanctionné par les fonéii-
ciens.
*
* *
II. — Suffixe ordinal -ième.
Le problème que nous pose la naissance du suffixe ordi-
nal -ième révèle, mieus encore que celui de vierge, l'im
PATOI.OGIK ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES 71
puissance de la fonétique actuelle opérant dans son cadre
étroit.
Le problème n'est pas aisé à résoudre : ce n'est qu'après
de longues réflexions, après avoir mûrement pesé la valeur
d'objections qui m'ont été faites par M. Clédat, après avoir
tenté de multiples combinaisons, dont plus d'une me fait
maintenant sourire, que je suis arrivé à une solution qui
me satisfait.
En présence d'une trinité lexicale -i(s)me, -e(s)me,
-ic{s)me, dont les membres, quoique dans un rapport de
dérivation fonétique manifeste, apparaissent dans les textes
français collatéralement et des siècles durant, il ne faut
pas s'étonner que la fonétique actuelle ait été prise au dé-
pourvu, et que, pour ne pas avoir reconnu l'existence de
la fonétique artificielle, elle ait fait manœuvrer à hue et à dia
sa ressource suprême, l'analogie, au point de lui ôter tout
caractère d'agent psicologique.
Voici, par exemple, comment le Dictionnaire général
rent conte de la naissance du suffixe ordinal -ième. Nous
accompagnons son exposé de nos remarques, que nous
mettons entre crochets.
« Ce suffixe [il s'agit d'-ième], que nous allons retrouver
« dans tous les noms d'ordre, est au xne s. isme ou ime [Y s
« s' étant « amuïe devant /// avant le milieu du xie s. »
« (D. G.) isme et ime sont identiques] et quelquefois iesme
« [cet iesme est absolument inexplicable si l'on ne sait pas
« — ce que tait le D. G. — qu'on a aussi esme], au xme s.
« iesme [concurremment avec esme, isme et ime], plus tard
« isme [revenant à la charge après avoir disparu ?] (Note :
« d'où vient cette terminaison ? Isme et ime sont sûrement
« antérieurs à iesme [quoiqu'il soit du xne s. et qu isme
« réapparaisse après le xine s. ! |. Comme on rencontre les
« deux formes en même temps, isme avec s et ime sans s,
72 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
« on peut admettre l'action analogique de prime [isme ne
« devient-il pas tout seul ime « avant le milieu du xie s. » ?
« — prime exerce une influence sur d'autres ordinaus, alors
« qu'il est supplanté lui-même par premier !] d'une part, et
« d'autre part de sisme [qui, =*seximus (D. G.), signi-
« fie « sixième » d'après le D. G., et « septième » d'après
« Godefroy — singulier agent promoteur de formes ordi-
« nales !] et surtout de disme [qui ne reste pas disme et
« devient disisme !]. Quant à iesme, la plus récente de ces
« formes [quoique apparaissant dès le xne s. ?], on a pro-
« posé d'y voir l'influence de la forme de l'Ouest diesme
« pour disme, de decimus) [et, ainsi, Paris a reçu son ordi-
« nalité en -ième d'un parler de l'Ouest ! tant d'efforts
« parisiens aboutissent à construire toute l'ordinalité d'après
« une forme patoise... qui, d'ailleurs, n'est pas plus patoise
« que parisienne]. Ce suffixe, appliqué à dous, donna dou-
« sisme, dousime, dosisme, dosime; puis dons, devenant deus ,-
(( deux, donna deusiesme, deuxiesme, deuxième. » [Quel gali-
matias ! Peut-on trouver matière plus propre à inspirer un
auteur comique qui se donnerait pour tâche de tourner en
ridicule la science fonétique ?] Suit, dans le D. G.,
l'examen des évolutions sémantiques detertius à decimus,
évolutions qui témoignent de l'éparpillement sémantique
de l'ordinalité latine et qui aggravent leur incapacité à
persister comme ordinaus. De ces unités ordinales il ne
nous est resté, en tant qu'ordinaus, que les substantifs
fractionnaires tiers et quart, non ramenés aus formes en
-ième, comme les autres substantifs fractionnaires {cinquième,
centième, etc.), parce qu'ils constituaient avec demie ou moi-
tié l'ordinalité fractionnaire la plus usitée.
*
* *
PATOLOGIE ET TERArEUTIQUE VERBALES 73
L'ordinalité d'hérédité latine était surannée dans une
langue moderne ayant pris conscience de son individualité
grammaticale. Que signifiait cette collection d'antiquailles
dépareillées servant à exprimer une seule et même fonc-
tion, parallèle à celle qu'exprimaient les cardinaus et à
laquelle la broyeuse fonétique l'avait rendue étrangère ?
Elle était semblable au prétérit simple dont le polimor-
flsme a été, beaucoup plus tard, la cause 'de sa disparition.
Notre ordinalité actuelle en -ième, qui est complètement
parallèle à toute notre cardinalité, sauf dans son unité pre-
mier, on a cherché — ainsi le D. G. — à la faire remonter
à des formes de l'ancienne ordinalité qui, grâce à leur fré-
quence ou quelque autre prérogative, auraient exercé une
analogie sur les autres. Je le comprens : d'où pouvait, en
effet, jaillir une nouvelle ordinalité, sinon de l'ancienne ?
Nous avons de puissants indices nous portant à croire
que la nouvelle ordinalité en -ième ne peut reposer sur une
simple expansion de certains ordinaus anciens. C'est l'uni-
formité avec laquelle son suffixe -ième se soude à tout le
cors de la cardinalité, sans qu'aucun ordinal ancien, censé
régir la nouvelle ordinalité, garde son ancienne forme :
si di(s)me est censé avoir régi tout ou partie de l'ordina-
lité nouvelle, comment devient-il lui-même disi(s)me ?
Autosuggestion ? si centesme (centesimum) est censé avoir
pris part à la formation de l'ordinalité nouvelle (en pro-
duisant un -esme, nécessaire avec Yisme de disme pour expli-
quer -iesme), pourquoi est-il remplacé par centisme ? La
formation en -ième se fait uniformément en dépit des con-
ditions d'existence grammaticale diverses où se trouvaient
les anciens ordinaus : elle se juxtapose à second, enjoignant
à celui-ci une fonction nouvelle, elle se juxtapose à premier
(Appendice A. « Premier, second, dernier »). Est-ce ainsi
que se comporte une famille numérale, née analogiquement
74 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
à certain ou certains de ses membres ? Est-ce ainsi que se
présentent, travaillées par l'analogie, la numéralité collec-
tive {centaine-millier), la numéralité proportionnelle {simple,
double, triple-quadruple), la numéralité fractionnaire (demie,
tiers, quart-cinquième) ?
Oui ! la nouvelle ordinalité en -ième est bien faite de
débris inertes de l'ancienne, mais de débris auxquels une
circonstance toute fortuite est venue prêter une âme (Ap-
pendice B. Disme et ses composés), Elle a une âme mor-
fologique qui pénètre toute la cardinalité.. . sauf l'unité
cardinale qui ne peut s'en animer. L'ordinalité récupère
cette âme, -qui avait cessé de se manifester bien avant la
naissance du français.
Pour la recouvrer, il n'a fallu. . . qu'une étincelle. Il n'a
fallu qu'une fantaisie de lettrés pour faire naître toute une
famille de mots, toute une ordinalité : l'emprunt savant,
bien imprévu, du suffixe latin -issimum.
Ce suffixe -issimum >» -isme a servi à superlativiser cer-
tains adjectifs qualificatifs seulement, plus particulièrement
voués à être employés enfatiquement (saintisme, grandis me,
etc.). Il devenait populairement -ime, suivant une loi foné-
tique, fonctionnant déjà « avant le milieu dufxie s. », mais
non périmée, mais toujours efficiente — ces lois existent — ,
comme plus tard on voit catéchisme devenir catéchime,
cataplasme devenir cataplame1. La restriction de l'emploi
d'-isme superlatif à certains adjectifs qualificatifs seulement
a son pendant exact dans celle du plus moderne -issime.
Sainti(J)me, grandi(s)me pénétraient-ils en français avec
leur acception latine primaire, qui est celle de la superlati-
vité relative et non celle de la superlativité absolue, à
i. Ici à Douanne (canton de Berne), village allemand voisin de la
frontière linguistique : cartèplam ; à Neuveville, petite ville française à
7 kil. de Douanne: cataplame.
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQUE VERBALES 75
laquelle la première doit fatalement s'abaisser ? (Appendice
C. Superlativité absolue â'-isme et â'-issitne).
L'ordinalité qu'a-t-elle été d'autre, sinon une superlati-
vité, le numéral cardinal n'est-il pas un adjectif, le numéral
cardinal n'est-il pas susceptible de superlativité aussi bien
que l'adjectif qualificatif, « le plus grand des grands » ou
« l'extrèmement grand » est-il grammaticalement autre
chose que « le plus... de dis » ou « l'extrême de dis » ?
Mais où est dans Pordinalité ancienne, dans ce cors mort
à la superlativité, 1' « amadou », auquel va pouvoir
« prendre» l'étincelle jaillissant du superlatif qualificatif —
car le sentiment qu'a le lettré de la superlativité qualifica-
tive dans quelques adjectifs qualificatifs seulement ne sau-
rait être inhérent à l'ordinalité, ne saurait en jaillir proprio
motu, doit trouver un prétexte dans quelqu'un de ses
aspects ? Cet amadou c'est di(s)me « decimum » (avec ses
composés, s'il en a). C'est la forme de l'ancienne ordinalité
qui rappelle par sa consonance 1' -i(s)me superlatif, sous la
pression d'une nécessité de remplacer une ordinalité dépa-
reillée par une ordinalité uniforme.
Nous nous refusons, il est vrai, à reconnaître à cette
consonance d'un radical la faculté d'être considérée
comme une terminaison, et, à plus forte raison, de servir
de suffixe ; mais nous ne lui dénions pas celle de pouvoir,
par le fait qu'elle « rime » avec -i(s)me superlatif, être pro-
voquée à devenir terminaison-suffixe, si cette consonance
constitue le radical d'un mot dont l'âme sémantique, l'âme
superlative, est tout à coup éveillée par la naissance d'une
superlativité nouvelle, tout à l'heure inexistante et brus-
quement apparue.
C'est bien par di(s)me, par di(s)me seul (et ses composés,
s'il en a) que la superlativité fait son entrée dans l'ordina-
lité nouvelle.
j6 REVUE DE FILOLOG1E FRANÇAISE
Ce qui le démontre irréfutablement, c'est le parallélisme
complet de l'évolution fonétique d'-iÇs^me superlatif d'ad-
jectif qualificatif avec celle ày-i{s)me ordinal.
Sainti(J)me apparaît sous les formes de sainte(s)me et
saintie(s)me, comme disi(s)me apparaît sous les formes
dise(/)rne et disie(s)me. C'est ainsi que di(j)me9 lui-même
provocateur d'un suffixe -i(s)me ordinal, provoque son car-
dinal dis à se munir de son suffixe, à devenir disi(s)me.
Or, ce n'est certainement pas l'ordinalité, dépourvue de
toute idée superlative, qui peut être la directive fonétique
d'une superlativité réelle; c'est, au contraire, la superlati-
vité qui donne conscience à l'ordinalité de la superlativité
latente que celle-ci contient et qui est réveillée brusque-
ment et inopinément après des siècles et des siècles de létar-
gie. Ce n'est pas sainti(j)me qui est devenu un ordinal,
c'est disi(s)me qui. est devenu un superlatif.
Le point de départ de révolution commune à la super-
lativité et à l'ordinalité est donc, sans contestation possible,
-isme, car des trois formes savantes sainti(s)me, sainte(s)me,
sainlieÇs^me, c'est la première, sainti(s)me, qui peut seule se
rattacher directement à sanctissimum, les deux autres en
dérivant manifestement, les deux autres ne découlant pas
fonétiquement de sanctissimum et ne pouvant s'expliquer
que par l'intervention d'une autre formule latine, avec
laquelle -issimum s'est confondu (s'est confondu naturel-
lement, comme nous allons le voir). C'est bien saintisme
qui es.t le point de départ de saintesme, saintiesme, puisque
ses congénères en -issimum restent pour la plupart à l'étape
-isme (hautisme, longisme, malismé).
Aussi longtemps que dura la superlativité à laquelle il
appartient, suinii(J)me devait régulièrement rester ce qu'il
était à sa naissance, comme di(s)me est resté jusqu'à nos
jours ce qu'il était (« dîme »).
PATOLOGlfc IT TÉRAPEUTIQUE VERBALES 77
La tèse d'après laquelle di(s)me aurait été le point de
suture entre la superlativité en -i($)me et l'ordinalité en -isme
donnera lieu à des doutes et v a déjà donné lieu. « Je ne
crois pas que disfne ait pu être senti comme un superlatif »,
nous écrit M. Clédat '.
Je conteste la validité de cette objection ; car je constate
que l'ancien ordinal di(s)me lui-même, contrairement à
toute loi fonétique, contrairement à ce qu'il est devenu et
ce qu'il est de nos jours (dîme), subit la transformation
résultant de l'opération que nous lui faisons subir pour
servir de suffixe à l'ordinalité nouvelle : il devient lui-
même de(s)me et die(s)me.
Je conteste la validité de cette objection ; car je constate
qu'inversement se(s)mt a produit si(i)me, les trois formes
se(s)me, si(s)me, sie(s)me signifiant « septième » et remon-
tant à septimum, que, par conséquent, Y s de semé t< sep-
timum » a fourni une terminaison-suffixe -eme parallèle-
ment au d de di(s)me qui a fourni une terminaison-suffixe
-////('(Appendice D. *seximum).
Si sainti(s)me est bien la forme mère de sainie(s)me —
la troisième forme saintie(s)me ne pouvant résulter que
d'une fusion de sainti(s)me avec sainte(s)me — comment
expliquerons-nous sainte(s)me ?
Par une popularisation de Y -isme savant ? Par une mo-
dification fonétique spontanée (isme ou i(s)me devenant
es/ne ou e(s)me), modification résultant d'une segonde ap-
plication d'une loi bien antérieure à la formation de la nou-
velle ordinalité, mais non périmée? Non ! M. Clédat a rai-
son, lorsque, après avoir lu une première rédaction de notre
i. Cependant M. Clédat fait remonter l'ordinalité nouvelle directe-
ment à Y -isme des composés de disme, *ondisme, treisme, *quindisme,
devenus, d'après lui, sous l'influence des nombres cardinaus, oniisme
treiisme, quin\isme.
78 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
article, où nous cherchions à établir une dualité de lan-
gage suivie d'un compromis, d'un tiers langage (jaintime
savant, sainteme populaire, saintieme fusion des deus), il
nous écrit : « -isme n'avait guère de raisons de se changer
spontanément en -esme ».
Et cependant sainti(s)me devient saïnte(s)me\ Comment
le devient-il donc? Sainti(s)me a évoqué disi(s)me, par
celui-ci il évoque toute l'ordinalité nouvelle en -i{s)me (le
plus ou l'extrême de neuf naît spontanément de le plus ou
l'extrême de dis). Si l'ordinalité ancienne de 1 à 16 se pré-
sente sous la forme de mots qui ne se rangent à la super-
lativité que par une dissection violente de disme, mais
réclamée par une identité complète de sa consonance et
de celle du superlatif, l'ordinalité des dizaines, par contre,
se présentait vis-à-vis de la superlativité sous un jour paral-
lèlement inverse : l'identité de consonance n'existait pas,
il est vrai, mais il y avait simple variante de voyelle dis-
tinguant les dizaines en -esimum de Y-isme superlatif, et,
le caractère fonétique disparate était, l'opportunité d'une
assimilation avec la superlativité se présentant, amplement
racheté par le fait que Y-esme de ces dizaines était un véri-
table suffixe, contrairement à Yisme de disme qui n'en était
pas un et qui était plus ou moins isolé dans les ordinaux
de 1 à 16.
Or donc, l'ordinalité, devenue par disme « decimum »
une superlativité, l'ordinalité devenue un cors vivant dans
tous ses membres d'une vie égale, et la superlativité appli-
quant indistinctement à toute sa cardinalité le même suf-
fixe, cette ordinalité en -isme va, dans les dizaines à partir
de 20, avoir à se substituer à une ordinalité en -esme.
Centesme — pour ne prendre comme exemplequ'une ordi-
nalité bien attestée parmi celles en -esme primitif — centesme
« centesimum » va être supplanté par centisme « cent +
PATOLOGIE ET TERAPEIH ÏQI'E VERBALES 79
issimum », comme disme « decimum » l'a été pur dis -f-
issimura. Il est réellement supplanté par centi(s)me. Sup-
planté par le venue d'un -isme qui ressemble comme un
frère à son -emu ? Supplanté sans merci ? Supplanté sans
qu'il tasse valoir la franche nature de son suffixe -esme, qui
est si semblable au suffixe -isme, parvenu et intrus ? Non
pas ! Il devient le représentant de l'ordinalité superlative à
l'égal d'-isme. L'ordinalité devenue superlative par -isme
rent formellement, par -esme, ...ordinale la superlativité ;
toute superlativité est ainsi indifféremment en -isme et en
-esme ; -estne entre dans le giron de la superlativité, qu'elle-
soit ordinale (dises me), qu'elle soit qualificative (saintesmè).
Centisme et centesme sont les représentants également au-
torisés de « centième » ;
Disisme et disesme sont les représentants également
autorisés de « dixième » ;
saintisme et saintesmè sont les représentants également
autorisés de « sanctissimum » ;
et, preuve irréfutable de l'individualité, en tant que suffixes,
d'-isme et à'-esme, en même temps que de leur nature
interchangeable,
disme et des me sont les représentants également autori-
sés de « dixième » ;
sesme et sisme sont les représentants également autorisés
de « septième » (voir D).
Par disme i -isme s'empare de toute l'ordinalité : toute
l'ancienne ordinalité fait place à l'ordinalité nouvelle en
-isme. -Isme a beau jeu à supplanter lesordinalités anciennes
jusqu'à 20 : elles n'ont aucune cohésion formelle, et -isme
établit une unité formelle dans une unité de fonction.
Mais, en fonctionnant dans son œuvre d'ordinalisation et
d'uniformisation, -isme se heurte à un -esme de l'ancienne
ordinalité, qui est le latin -esimum et qui ordinalise les
ÔO REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
dizaines cardinales à partir de la deuxième. Cet -es me rem-
plit vis-à-vis des dizaines très régulièrement les fonctions
qu-isme représente vis-à-vis de toute l'ordinalité. Il les rem-
plit même à plus juste titre qu-isme, car -esme est un véri-
table suffixe, alors qu-isme est un parvenu dans le sein des
suffixes et a dû devenir ce qu' -esme était depuis longtens.
-Esme était donc un adversaire redoutable d'-isme, en même
tens qu'un collaborateur « avant la lettre » dans la tâche
d'uniformisation qui incombait à -isme. Son concours, qui,
accepté, aurait eu pour résultat deus ordinalités nouvelles,
aurait sans doute été purement et simplement rejeté — le
résultat final de la lutte en fait foi — si sa forme même
n'eût eu avec celle d'-isme une parenté si étroite qu'il est
apparu comme un autre -isme.
En effet, -esme qu'est-il par sa forme vis-à-vis d'-isme ?
-Isme serait -esme s'il avait existé quelques siècles aupa-
ravant. S'en souvient-il ? Je n'ose l'affirmer. Cependant il
y a dans la langue des -esme qui sont aussi des -isme par
retour à la forme latine, ainsi bate(s)me qui est aussi
bati(/)me par retour au latin baptisma et peut-être aussi
par analogie à son verbe savant.
N'en concluons pas o^u-esme soit dès lors apparu comme
la forme populaire d'-isme savant (ce qui ferait prévoir
sans doute un trionfe final d'-esme sur -isme) ; car si sain-
tesme apparaît logiquement comme la forme populaire de
saintisme, par contre, centesme (centesimum latin), battu
en brèche par centisme isme a pris place dans toute l'or-
dinalité — ne peut être apparu, primitivement du moins,
comme une forme populaire, nouvelle, révolutionnaire de
centisme, mais, au contraire, comme une forme concurrente
ancienne ; et c'est dans cette conception contradictoire de
saintesme et de centesme que je reconnais tout particulière-
ment la raison d'être d'une solution par fusion des deus
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES Si
suffixes, d'une solution par la ionctique artificielle, et non
par le trionfe de l'un ou de l'autre de ces suffixes, liés l'un
à l'autre, ncn formant qu'un morfologiquement, presque
identiques formellement, se relayant, prêts à n'être qu'un.
Identité de fonction, parenté étimologique et formelle,
concomitance initiale, en voilà assez pour qu'-isme ne
reconnût pas en -esme un étranger, pour qu'il s'y reconnût
lui-même.
-Esme est -isme. Donc disisme est aussi disesme, centisme
est aussi centesme. Toute ordinalité est indifféremment en
-esme ou en -isme. -Esme ordinal hérite d'-isme la superla-
tivité conquise par disme sur saintisme. Revanche de l'ordi-
nalité sur la superlativité qui s'est introduite dans l'ordi-
nalité par disme. Donc : saintisme est aussi saintesme. Tant
que durera le parallélisme superlatif de la superlativité qua-
lificative avec l'ordinalité, -isme qualificatif ira de pair avec
-isme ordinal. Ce parallélisme sera suspendu par la faute
d'-isme superlatif qualificatif qui tarira, léguant à l'ordina-
lité le suffixe -isme sous la forme -ième, dépourvue dès lors
de toute valeur superlative, et n'agissant plus analogique-
ment que comme une ordinalité (ultième, quantième).
La scission entre la superlativité qualificative et 1 ordi-
nalité commencera d'ailleurs au moment précis où la pre-
mière ne s'appliquera plus qu'à des adjectifs dont la super-
lativité en -isme ne pénètre pas dans le langage commun,
ou -isme, après s'être popularisé dans certains adjectifs, se
retire dans la langue exclusivement lettrée (hautisme, ma-
lisme, etc.).
S'il est vrai — et je n'en doute pas — qu -isme et -esme
sont le même suffixe plusieurs siècles après que la transfor-
mation de Yi en e dans -issimum est jugée par les fonéti-
ciens comme une évolution accomplie, je me permès de
poser les questions suivantes: les évolutions fonétiques
6
82 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
sont-elles encloses cronologiquement, comme on nous le
dit Mes évolutions fonétiques, jugées accomplies, n'exercent-
elles pas, comme les mots, une action analogique qui défie
la limitation cronologique d'un fait fonétique ? quelle est
la part de l'évolution fonétique instantanée? quelle est
celle de sa répercussion, en quelque sorte postume?
Qu'auriez- vous fait d'autre que la langue dans un monde
où l'on disait aussi légitimement disime que diseme, centime
que centeme, saintime que sainteme, où les uns disaient ceci,
les autres cela — sinon tantôt ceci, tantôt cela — aussi
légitimement les uns que les autres ?
De cette démonstration, l'infaillibilité de la fonétique,
telle qu'elle a été conçue, sort entamée.
La dîme est bien décima latin. Di(s)me est bien deci-
mum latin, mais il a été perçu comme étant *dissimum,
et desme est *desimum latin, et diesme est un composite de
*desimum et de *dissimum.
Si(s)me n'est pas *seximum qui n;a jamais existé (voir D),
il est « septième », accidentellement devenu « sixième »
(s'il l'est devenu).
La fonétique, telle qu'elle a été conçue jusqu'ici, nous
dit que centesme est le latin centesimum. Cela est vrai pour
l'ancienne langue antérieure à la nouvelle ordinalité, cela
est absolument certain, puisque — ainsi que nous le fait
remarquer M. Clédat — la forme dialectale centoime ne
peut être née que « lorsque Yi de centesimus n'avait pas
disparu » et laissait Ye accentué se diftonguer. Cela est
faux pour le centesme postérieur à la nouvelle ordinalité : il
a cessé d'être centesimum. Faillite de l'étimologie foné-
tique !
Centesme-centoime-cente&imum a disparu de la langue à
l'époque où est née la superlativité -isme mariée à l'ordi-
nalité -isme -esme. Centesimum est tombé en paralisie
PATOLOGIE ET TERAI'EUTIQUE VERBALES 8$
comme Quadragesima > Carême, qui n'est pas l'ordinal
« quarantième ». Aussi « Carême » se présente-t-il cà nous
sous les tonnes correspondantes à celles que présente cen-
tesimum (Care(s)me et Caroimi), il ne se présente jamais
sous les formes que présente centissimum-centesimum et
qui seraient Cari(s)me, Caric(s)me, et il est Caroime encore
actuellement dans certains patois de l'Est, tandis que cett-
toime n'y a pas laissé la moindre trace.
La forme saintesthe ne représente pas le latin sanctissi-
mum, mais bien *sanctesimum. Faillite de l'ethnologie
tonétique !
La forme saintiesme représente à la fois sanctissimum et
*sanctesimum. Elle n'a point d'ancêtre latin ; elle appar-
tient à un langage particulier non encore dénommé. Elle
n'a voulu être ni sanctissimum, ce qu'elle était par sain-
finie, ni *sanctesimum, ce qu'elle était par sainteme ; elle
est un « sanctissimum » français, sans être un sanctissi-
mum, pas plus qu'un *sanctesimum latins.
C'est l'ordinalité devenue superlativité par disme-deci-
mum qui détermine dès son entrée dans la superlativité le
sort fonétique d'-issimum -isme.
J'ai dit plus haut qu'à une alternance constante de disime
et disème, centeme et centime, saintime et sainleme la langue a
mis fin par un compromis, au moyen de la fonétique arti-
ficielle, que ce compromis était naturel en présence de deus
divergences également légitimes. Mais, une fois la solution
apportée à la controverse intolérable —et elle a été appor-
tée dès le commencement de l'ère nouvelle de l'ordinalité
en -isme : « ce suffixe [-ième] est au xne s. isme ou ime et
quelquefois iesme, au xme s. iesme, plus tard isme » (D .
G.) et réapparaît ensuite pour ne plus disparaître dans l'or-
dinalité — la solution apportée par la fonétique artificielle,
dis-je, clôturait tout débat, et dès le xne s. la fonétique
84 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
artificielle (solution recherchée et trouvée à un état into-
lérable) devait avoir trionfé.
Il est absolument anormal et incompréhensible qu'après
le xne s. on voie réapparaître l'ordinal ité en -i(i)me et en
-t(s)me, qu'on la voie persister durant des siècles qui suivent,
comme si aucune solution ne s'était produite à la suite de
la concurrence légitime d'-isme et d'-esme, il est absolument
anormal que d'un débat solutionné surgisse à nouveau, et
absolument dans les mêmes termes, ce même débat. Le pro-
blème est insoluble, et défie l'ingéniosité de tout savant qui
serait tenté de faire remonter la nouvelle ordinalité en -ième
à un processus populaire, à la faire naître, par exemple, des
débris de l'ancienne ordinalité. Nous rappelons l'explica-
tion du D. G. par laquelle débute notre article.
Il fallait pour que pût se renouveler un débat qui parais-
sait clôturé, qu'il y ait une source vive qui entretînt ce
débat par la mutualité des rapports existant entre les pro-
duits de cette source et la source elle-même. Telle n'est
point une source populaire qui se déverse en entier et tarit
aussitôt déversée, aussitôt épandue. Telle était, par contre,
la source savante.
-Issimum > i(s)me se présentait absolument dans les
mêmes conditions que, plus tard, -issimum > issime,
savant. -Issime français n'a pas le déploiement du latin
-issimum : il ne sert qu'à superlativiser — superlativité
absolue — certains adjectifs qualificatifs, tels rarissime,
richissime, lesquels n'impliquent nullement l'emploi de con-
tentissime, mécontentissime, proprissime l, il est souvent per-
1. Nous avons aujourd'hui ou avions encore récemment deus suffixes
-issime :
1) le français (rarissime, richissime);
2) l'italien (sèrènissime qui n'est pas = « très serein », amplissime
(recteur de l'Université de Paris) qui n'est pas == « très ample ».
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQUK VERBALES 85
sonnel, tel pédantissime, employé par Voltaire et qui, mal-
gré l'autorité que lui prête le nom de cet écrivain, ne figure
ni dans Littré, ni dans le D. G., mais bien dans mon petit
dictionnaire des rimes avec la mention de son origine
(Voltaire).
Au xne s., -issimum > -isme se présente absolument
dans les mêmes conditions qu-issime <C issimum. Les
adjectifs en -issimum — superlativité absolue —
entraient dans la langue, non pas de front, en rangs serrés,
mais à la queue-leu-leu, espacés, formant un défilé qui n'a
été brisé que par l'inappétence survenue à cette superlati-
vité, et qui, sans cette raison d'interruption, aurait pu se
poursuivre jusqu'à épuisement de toute l'adjectivité quali-
ficative en tant que susceptible de cette superlativité parti-
culière, et évoquer les formes en -esme et en -iesme. -Isme
n'a pas le caractère d'un legs fait à la langue une fois pour
toutes, comme l'ont les formes latines entrant en français
par la voie populaire, mais il a celui d'une rente qu'il reçoit
d '-issimum.
-Isme est la francisation d'-issimum, dans laquelle il est
tenu conte de l'accent latin et des suites qu'entraîne celui-
ci en français par rapport à la voyelle suivante. -E(s)me
est la parfaite francisation d'-issimum, due à l'identité
fonctionnelle à'-isme ordinal (né de dismé) avec -esme ordi-
nal (= -esimum), et se trouvant être fortuitement iden-
tique à ce qu'aurait produit -issimum, traité par la foné-
tique populaire. -Issime est un calque du latin en même
tens que de l'italien, dans lequel il n'est pas tenu conte de
l'accent de la langue prêteuse.
Tant que le sentiment de la superlativité restait com-
mun au qualificatif et à l'ordinal, le rapport des trois
formes restait le même, et les formes en -isme, -esme, -iesme
s'entrecroisaient, s'entrechoquaient, et présentaient l'aspect
86 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
sous lequel elles se présentent selon Godefroy, selon Littré,
selon le D. G. L'afflux intermittent des superlatifs en -isme,
lorsqu'il était représenté par des mots d'un usage non
populaire, n'entretenait que la forme superlative en -isme
(Ex. : autisme, malisme) ; m#is cet afflux, lorsqu'il était
représenté par des mots entrant dans l'usage populaire,
entretenait la trilogie -isme, -esme, -iesme, qui formait un
tout indivisible, les deus premières parties n'étant que des
formes contestées, également qualifiées, opposées l'une à
l'autre, la troisième étant la forme qui coupait court à la
contestation.
-Isme, superlatif qualificatif inutile, a disparu totalement
sans laisser aucune trace dans la langue actuelle, tandis
qn-ième continue sa carrière et exerce sa puissance de
simple ordinal sur ultime, quant, tant (Appendice E. Quan-
tième, tantième, ultièmè).
L'histoire que nous venons de raconter est l'histoire vrai-
ment miraculeuse de la résurrection d'un organe ordinal
après plus de deus mille ans de sommeil létargique.
-Issimum > isme, superlatif qualificatif, est un météore
qui a ravivé au firmameut un feu qui paraissait éteint à
tout jamais et qui redevient, grâce à lui, une étoile lumi-
neuse éternisant la lumière du météore.
Supprimez disme : le météore aurait passé sans laisser de
trace autre que le souvenir d'une apparition vaine et éfé-
mère.
Et, alors, notre ordinalité serait-elle la collection d'anti-
quailles que le xie s. allait léguer au xne ? Il est permis
d'en douter, à considérer le besoin d'organisation méto-
dique qui s'est manifesté depuis dans la langue. Une langue
qui supprima le prétérit simple à cause de la multiplicité
de ses formes exprimant une seule et même ijpnction n'au-
rait pas toléré l'ordinalité ancienne avec la multiplicité de
ses formes exprimant une seule et même fonction.
l'ATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES 87
C'est au suffixe -ier qu'aurait été, sans doute, dévolue la
charge de représenter l'ordinalité nouvelle, si une aventure
imprévue n'était survenue, la superlativité en -istne.
-1er tenait les deus bouts de l'ordinalité par premier et
dernier, l'encadrait en quelque sorte. Bien des obstacles,
il est vrai, se dressaient devant lui pour produire deuxier,
troisier, quatrier, etc., bien des places occupées obstruaient
son application (le collectif millier à côté de centaine, les
substantifs tels que setter, septier, etc.). Nous savons, il est
vrai, que la langue avait bien des ressources térapeutiques,
et qu'elle aurait été à même de faire face aux difficultés qui
se présentaient. Cependant remarquons que les patois, im-
puissants à créer une nouvelle ordinalité, se sont emparés
avidement de la nouvelle ordinalité d'essence littéraire * —
preuve de la difficulté que présentait la création, preuve
aussi de l'incapacité de l'ancienne à persister.
Quoi qu'il en soit, c'est aus savants qui croient recon-
naître dans la nouvelle ordinalité une création faite d'après
le radical de l'un des anciens ordinaus, radical élevé au rang
de suffixe, c'est à eus qu'il appartient avant tout de recher-
cher pourquoi la langue n'a pas eu recours, de préférence,
au suffixe -ter 2, véritable suffixe, et non à nous qui en
prévenons le rôle par l'admission d'une intervention inopi-
née, venant révéler à l'ordinalité une superlativité latente,
et qui substituons un organe spécial à l'ordinalité en lieu
en place d'une formation analogique déjà requise par foule
d'autres fonctions.
1. Que devenaient troisième et treizième, par exemple, en Norman-
die ? Comment se comportait deiisiéme à côté de douzième ? Que de mo-
difications survenues de ce chef dans la cardinalité!
2. Nous doutons fort que le suffixe réel -ier eût produit preinerier,
demerier, nous doutons fort qu'un suffixe réel -ier se fût comporté vis-
a-vis de l'ordinal dont il se serait détaché, comme l'on dit que s'est
comporté vis-à-vis de disme, dont il se serait détaché, l'élément istne,
élevé au rôle de suffixe et produisant disisme.
88 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
[L'existence certaine de treïsme (13e), venant très régulière-
ment de *tredecimum, et dont nous n'aurions sans doute con-
servé aucune trace s'il n'était pas devenu un nom de fête, me
semble prouver d'une façon absolue qu'il a existé un ondisme,
un quatordisme, un quindisme, un sedisme (*sexdecimum); et,
comme il y aune relation beaucoup plus étroite entre un ordi-
nal et le cardinal correspondant qu'entre deus ordinaus voisins,
il me semble tout à fait normal : i° qu'ondisme, refait sur on\e,
soit devenu ondisme, etc. ; 20 que la relation avec disme, déjà
peu apparente dans treïsme, ait été négligée par l'analise popu-
laire, et qu'on ait décomposé ondisme en on^e + suffixe ordinal
-isme *, d'où : disisme, doublant disme, cinquisme doublant quint,
etc. On aboutissait ainsi à une série ordinale en -isme, continuée,
à partir de 20, par une autre série en -esme = -esimum. Il était
inévitable qu'on confondît ces deus suffixes, de même signifi-
cation, de là des formes telles que cinquesme et centisme ; la con-
fusion s'est résolue en une combinaison, donnant la forme
unifiée -iesme. (Cf. mon Manuel de phonétique, § 31.)
L'évolution aurait pu être différente sans l'intervention du
suffixe superlatif -isme, d'origine savante, que M. Gilliéron in-
troduit dans la question, en établissant, avec beaucoup d'ingé-
niosité et de force persuasive, les rapports entre la superlativité
et l'ordinalité. On comprent que le suffixe superlatif et le suf-
fixe ordinal à double forme aient pu réagir l'un sur l'autre 2, et
il est possible que du suffixe superlatif, comme le pense M. Gil-
liéron, ait jailli vraiment l'étincelle qui a enfin ressuscité un
organe ordinal cohérent.] L. Clédat.
III. — La fonétique artificielle dans le Midi.
Nous avons vu la fonétique artificielle être, dans un seul
et même parler, de nature térapeutique in extremis (vierge),
1. [M. Gilliéron, dans son appendice B, conteste que le suffixe ordinal
-isme ait pu se produire autrement que par l'évolution sémantique de
disme, considéré comme un superlatif de dis.] L. C.
2. [L'action aurait pu se produire par le seul effet de la ressemblance
de forme, même sans aucune conformité de signification, comme fuchsia
est devenu fluchsia dans la prononciation populaire, sous l'influence de
fluxion, sans qu'il y ait aucun rapport de sens entre les deus.] L. C.
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIQUE VERBALES 89
ou de nature conciliatrice de deus états concurrents, tous
deus légitimes (i(s)me, e(s)me, ie(J)me).
La fonétique artificielle a fonctionné aussi, dans des par-
lers géografiquernent intermédiaires, entre deus aires à
fonétique fisiologique.
Dans mon travail sur les noms de l'abeille (page 13),
j'ai signalé au point 735 de l'Atlas (Aveyron) une forme
urlo « marmite » comme résultant d'une contamination de
parlers ayant uro avec des parlers ayant ulo — les uns et les
autres sont dans le voisinage du point 735. Cette forme
urlo est un produit dû à la fonétique artificielle.
Il doit en être de même d'une forme surla « soûle »
(Ardèche), que M. A. Thomas mentionne dans l'Annuaire
de l'École des Hautes-Études (19 19-1920). Surla est la
tierce forme de sura et de sula, non attestés ; elle doit se
trouver, par rapport à ces deus dernières, dans une situa-
tion géographique identique à notre urlo. Elle témoigne
ainsi d'un « soûle » dont, selon les dires de M. Thomas
— ni urlo ni surla ne figurent dans le dictionnaire de Mis-
'tral — sula et sura ne témoignent plus, et qui, par consé-
quent, se révèle comme ayant eu une extension géogra-
fique plus considérable que ne la laisserait supposer un
surla né indépendamment de sula et de sura.
S'il est certain qu'une évolution fonétique est à son ori-
gine étroitement localisée et s'épant géografiquernent, la
fonétique artificielle se présente à nous comme un arbi-
trage tout désigné aus points de rencontre de deus évolu-
tions contraires.
Ce n'est pas son existence qui doit être pour nous une
cause d'étonnement, c'est sa rareté — la langue de Mistral
mise à part.
Aussi considérons-nous notre petite cueillette, qu'une
observation attentive ne manquera pas d'ailleurs d'enrichir,
90 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
comme un reliquat d'un procédé linguistique autrefois
beaucoup plus répandu. Dans des rapports de langue locale
avec la langue littéraire, ce procédé linguistique, selon notre
conception, aurait été effacé par l'unification des parlers
locaus en parlers régionaus et par l'adaptation toujours
plus fidèle des parlers au français.
Pour admettre presque nécessairement une fréquence
beaucoup plus grande de la fonétique artificielle dans des par-
lers d'autrefois, il suffit d'admettre qu'autrefois les parlers
populaires étaient plus combatifs vis-à-vis du français qui
les envahit, et cette concession qui refusera de nous la
faire ?
Le procédé de fonétique artificielle était non seulement
un procédé qui a paru naturel à des parlers intermédiaires,
il s'est présenté comme naturel à des écrivains régiona-
listes : il leur a servi à démarquer les mots français, aus-
quels ils recourent avec ou sans utilité, et à leur donner une
allure régionalisante, en associant l'élément régional à l'élé-
ment français compétiteur. Ces écrivains nous révèlent une
fonétique doublement artificielle.
C'est le cas de la langue mistralienne ou félibréenne.
Déjà nous avons eu l'occasion d'y signaler l'irradiation 'de
vierge français dans de savantes dérivations inconnues du
français (Vierginie, vierginaî). De même que l'examen de
la diftongue ie a suffi pour nous révéler en français la pré-
sence de la fonétique artificielle, la diftongue ie du pro-
vençal mistralien nous suffit pour nous révéler la nature de
la fonétique doublement artificielle.
On sait que fermer d'affirmer est né, au nord de la Loire,
de conditions particulières à la région et de l'évolution
sémantique de fermer à « clore avec un fer » . Ces condi-
tions et cette évolution n'ayant pas existé dans le Midi,
fermer y est resté à son étape sémantique « fixer-assurer-
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQUE VERBALES 91
affirmer » — cette dernière valeur « affirmer » étantformel-
lement reconnue par Mistral. Donc le Midi n'avait aucun
besoin d'emprunter affirmer au français; il le lui emprunte
néanmoins, comme nous avons vu qu'il empruntait inuti-
lement vierge. Le Midi, ayant claudere « fermer » intact
de pénétration par « clouer », n'avait pas non plus besoin
de fermer français « clore » ; il le lui emprunte cependant
partiellement (voir carte fermez de l'Atlas), et ce fermer
provençalisé jure avec le fermer provençal et indigène
« fixer-assurer » (avoir les yeux « fermés », tout en pou-
vant être, comme en italien, avoir les yeux « fixes » et
« ouverts », peut signifier aussi les avoir « fermés, clos» !)
Mais que deviendra Y affirmer français ? Affirm.., comme
en Dauphiné, par exemple (selon Mistral) ? Le démarquage
serait franc, correct, conforme au procédé suivi par les pa-
tois au nord de la Loire — et sans doute aussi par ceus du
Midi. Mais affirma serait... trop peu provençal, marque-
rait trop son origine française ; afferma, d'autre part, ne
peut aller, puisqu'il signifie « affermer » ; en le provença-
lisant par e et en le distinguant de la forme provençale par
17 du français, j'obtiens afierma (cf. orla, -ième), qui est la
forme du dictionnaire de Mistral venant en tête d' « affir-
mer » provençal, et, conséquemment, conferma et ses déri-
vés seront confierma et ses dérivés.
Il en résulte, pour le Midi, trois firmare latins, un
firmare provençal et deux firmare français :
1) ferma « fixer, assurer » (comme autrefois en fran-
çais) ;
2) ferma « clore avec un fer », emprunté au français,
n'ayant de raison d'être qu'en français, doublet inutile de
« clore », laissant faussement croire que « fixer-assurer »
a pu développer le sens de « clore (avec un fer) » ;
92 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
3) fier ma, doubler absolument inutile de ferma « assu-
rer » (afierma, conforma, etc.).
J'en prens à témoin le dictionnaire de Mistral : ]e ferme
et 'fafierme que l'on peut dire en provençal )aferme une
fermo (« ferme ») ou une fîermo (« raison sociale ») *.
Et, noblesse oblige ! Si je veus emprunter au français le
mot firmament— ferma men provençal a existé et s'est berdu ;
s'il ne s'était perdu, il serait resté sous cette forme ferma-
men, comme fermar est resté ferma — , rejetant/rwara^w, trop
français, je le provençaliserais volontiers en fermamen, mais
cette forme me rapellera formellement et étimologique-
ment fer m amen « fermement ». Qu'il soit donc fiermamen !
Conclusion : Firm latin devient en provençal ferm, dont
Me apparaît diftongué en te quand firm latin est firm en
français (fier ma, fiermamen, Fiermin (!!)
Si cette loi fonétique est réellement appliquée par tous
les Provençaus, il faut croire que tous les Provençaus con-
naissent admirablement le français, sans la connaissance
duquel il est impossible de parler provençal correctement.
1. Fiermo « firme ». Le mot français manque encore dans nos dic-
tionnaires français, quoiqu'il se lise tous les jours. Je suis autorisé à le
provençaliser ainsi que je le fais ici, puisque, autrement, il serait, dans
le dictionnaire de Mistral, le seul de sa famille à n'avoir pas la forme
que je lui donne, et fiermo doit, conformément à l'ordre établi par l'au-
teur, figurer en tête des formes de « firme », précédant donc celle de
firmo.
APPENDICES
A. — « PREMIER, SEGOND, DERNIER ».
Le rapport de l'ordinalité du cardinal un avec les autres
ordinaus est double. Ou bien il est identique à celui de
tous les ordinaus entre eus, et s'exprime, à partir de 20,
par unième ; ou bien il lui est particulier vis-à-vis de « der-
nier », que « dernier » soit l'ordinal de devis (segond) ou
qu'il soit l'ordinal de plusieurs (dernier), ce rapport s'ex-
prime par premier.
Premier, concurrent et successeur àeprim sorti de la sfère
de l'ordinalité de par son expansion sémantique, premier,
préféré peut-être à prim à cause du dissillabisme qui lui est
commun avec ses opposés « segond » et « dernier », repré-
sente le bout initial d'une chaîne ordinale dont l'autre bout
est tenu par derrain. Premier est opposé à derrain, dont il
n'est en quelque sorte qu'un comparatif. L'opposition est
une raison d'être pour l'analogie. Il en résulte, d'une part,
pour « premier » la forme analogique faite d'après derrain,
soit premerain ; d'autre part, pour « derrain » la forme ana-
logique faite d'après premier, soit derrenier.
La dualité qui en résulte se révèle comme une super-
fluité : premier-dernier suffisait, premerain-derrain suffisait.
La langue, qui va pouvoir, du fait de cette dualité, dire
94 REVUE DE FIL0L0G1E FRANÇAISE
indifféremment premier -derrain et premerain-dernier ne tolé-
rera pas cet illogisme.
Le fait que c'est premier-dernier qui reste nous montreque
le couple derrain-premerain était le résultat d'une manœuvre
vaine, d'une analogie contrefactrice qui ne tenait pas conte
du rapport d'ordinalité particulière de premier avec segond :
son opposition à segond favorisait, à notre sens, la forme
dissillabique de « premier ». Ainsi la concomitance d'un
rapport de premier à segond avec celui de premier à dernier
fait trionfer premier àepremerain.
Derrain, soumis à Tordinalité, était exactement ce que
notre ultime toutrécent, que, désordinalisé(=« extrême »),
nous faisons rentrer dans les ordinaus,en en faisant ultiême,
à cause de « pénultième, antépénultième » qui le réclament
ou proclament la possibilité de son existence véritablement
ordinale.
Premier est la seule de toutes les ordinalités anciennes
qui nous soit restée dans le sein de l'ordinalité en -Unie.
Cette unique exception s'explique naturellement selon
notre explication à'-ième par le suffixe superlatif -issimum:
le cardinal un est seul à ne pouvoir subir la superlativité
(le plus., de i, l'extrême de i ?). ■
Comment nos contradicteurs, cherchant à donner au
suffixe -iême une origine ordinale ou autre que superlative,
expliqueront-ils cette exception — la forme unième exis-
tant réellement à partir de 20 — : je l'ignore.
Quant à nous, qui avons une excellente raison à faire
valoir contre la possibilité de la naissance tf unième « pre-
mier », nous devons cependant en faire prévaloir une autre
pour expliquer pourquoi -ième, une fois dépouillé de toute
valeur superlative — ce qui est advenu à ce suffixe lors de
la disparition d'issimum superlatif qualificatif > isme —
n'a pu produire, comme suffixe exclusivement ordinal, l'or-
PATOLOGtE KT TERAPEUTIQUE VERBALES 95
dinalité unième « premier», alors qu'il avait une puissance
analogique suffisante pour former de tant : tantième et pour
transformer ultime en ultième.
Si, contrairement à segonà qui s'adjoint deusième, premier
ne s'adjoint pas unième (Yunième de 9 personnes, par ex.),
c'est qu'il a tenu bon grâce à sa fonction d'opposé à der-
nier.
Mais, dira peut-être l'un de nos contradicteurs, nous fai-
sons nôtre votre explication : unième « premier » n'est pas
né lors de la formation de la nouvelle ordinalité en -issi-
mum précisément pour la raison que vous alléguez en
faveur de la persistance anormale de premier.
Au lecteur de juger si, suffisant, à nos yeus, pour expli-
quer la non-création par analogie d'une unique ordinalité
isolée, l'antagonisme de dernier est une digue capable de
préserver premier, à rencontre de ce qui arrive à segond, d'un
débordement pareil à celui à' -ième qui recouvre la cardi-
nalité entière .. sauf celle de l'unité.
Pour moi il n'y a pas de doute : la conservation exclu-
sive de premier dans l'ordinalité en -ième est la preuve
matématique qu-ième est un suffixe superlatif, à moins
qu'il ne me soit démontré qu'il y avait en français un
autre suffixe susceptible de s'appliquer à toute cardinalité
hormis à celle de l'unité *.
« Segonà », ordinal par rapport à « prim, premier » était
collatéral d'autre qui trouvait sa raison d'être dans l'un.
« Segond » n'était qu'un comparatif (ail. « der andere »),
1 . [Je crois que premier a pu se maintenir, non seulement à cause de
son opposition à dernier, mais encore en raison de l'extrême fréquence
de son emploi, comme le latin sit a persisté à côté des formes refaites
siam, sias, etc. Sans ces raisons, l'analogie eût été toute-puissante quand
la superlativité incluse ou introduite dans -ième n'a plus été senties.] —
L. C.
9 6 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
comme derrain ; il fallait qu'il fût capable d'être ordinal en
dehors de « premier » et par rapport à d'autres : de là deu-
xième. Premier lui-même (ail. ersterer), comparatif de segond
devait avoir pour collatéral un superlatif ordinal ; de là
unième qui ne fonctionne que lorsqu'il y a pluralité excédant
2, soit, pour lui, à partir de 20.
Que l'usage ne s'en soit pas tenu rigoureusement à la
valeur originaire de segond — j'entenspar là la valeur qu'il
avait au moment où commence l'ordinalité en -ième — en
un milieu mouvant, cela est naturel.
Cependant, s'il en était de segond, par rapport à deusième,
comme Littré le croit (« cette raison, tout arbitraire » —
segond terminant une énumération après premier — « laisse
prévaloir l'usage »), il y a longtens que segond aurait dis-
paru de la langue : il en aurait disparu en même tens que
les ordinaus tiers « troisième », quart « quatrième », etc.
S'il n'a pas disparu, c'est que l'usage n'a pas encore éteint
sa valeur originaire, quoiqu'il la fasse vaciller.
Le D. G. a vu dans prim, sisme, disme des ordinaus
capables d'influencer analogiquement tous les autres ordi-
naus indistinctement. Pour ma part, je ne comprens pas
une action analogique d'une portée aussi générale, et éma-
nant d'un membre de l'ordinalité que rien ne distingue
plus particulièrement que tout autre pour exercer cette
action (analogie s'exerçant à l'aveuglette). Par contre, je
conçois fort bien une action individuelle de premier et sur
premier , vu la dualité de ses rapports avec « dernier de deus »
et « dernier de tous », d'une part, et avec les autres ordi-
naus, d'autre part. Je vois dans premerain et dans dernier
des analogies dont je trouve la raison d'être dans des rap-
ports d'ordinalité particuliers ; je vois dans la survie de
segond à côté de deusième une raison d'être dans son rapport
primitivement exclusif avec premier de deus, rapport qui
PATOLOGIE ET TERAPEUT1Q.UE VERBALES 97
nest plus que vaguement perçu, selon Littré du moins, et
dont l'expression se confont avec celle du rapport avec
toute autre ordinalité, c'est-à-dire avec deusième .
La survie de segotid, collatéral de deusième, dans l'ordina-
lité actuelle dépent uniquement de l'existence de premier,
lequel doit lui-même sa survie dans l 'ordinalité en -ième à
la circonstance que cette ordinalité est formée au moyen
d'un suffixe superlatif, à l'application duquel il est naturel-
lement rebelle.
Les formes analogiques dernier, premerain exprimaient
bien leur rapport ordinal particulier, et le rapport de pre-
mier à segond peut n'avoir pas été étranger au trionfe de
ùremier-deniier.
B. — Disme et ses composés
Pensant qu'elles militent en faveur d'un suffixe ordinal
-i(s)me, sorti des composés refaits de disme « decimum »,
M. Clédat me signale en ancien français des formes ordi-
nales composées de decimum, notamment celles detrede-
cima qui, dans Godefroy, sont trente (1342), treisme
(1373, 15 16), treyme (1395). Ces trois formes, liégeoises,
désignant l'Épifanie, le treizième jour après Noël, auto-
risent M. Clédat à établir l'existence d'un tipe français
treisme, dans lequel le d de tredecima est tombé régulière-
ment, malgré la composition du mot, et a été exactement
traité comme celui de die dominica donnant dimanche. Ce
treisme corroborerait l'hipotèse de *ondisme, *quindisme
comme prédécesseurs de on^isme, quin\isme.
*Ondisme, *quindisme seraient à onTJsme, quin^isme ce que
*mandueest à manjue, dit M. Clédat.
Je lui ferai remarquer que manjue est un intermédiaire
fort naturel entre une forme *mandue étimologique et ce
7
98 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
qu'elle est appelée à devenir, c'est-à-dire mange, d'après
manger, mangeons, par besoin d'unification dont la langue
témoigne à tout âge, et dont la contre-partie est manjuer
d'après manjue et pourrait même avoir été plus anciennement.
manduer, si l'analogie a manœuvré dans la plénitude de ses
possibilités. En quoi onçisme et quin%isme remplaçant *on-
disme et *quindisme sont-ils semblables à manjue remplaçant
*mandue ? Y a-t-il dans on^isme, quin^isme une tendance
que l'on puisse comparer à mandue ;> manjue ? *Ondime,
*quindime étaient undecimum, quindecimum . Si c'est
pour se rallier à on%e, quinze qu'ils deviennent ontjsme,
quinzjsme, c'est donc qu'ils se séparent délibérément de
disme.
*Ondisme, treïsme, *quindisme — et, cas échéant, d'autres
formes composées de decimum — constitueraient une série,
d'où aurait pu naître un suffixe -isme ordinal, appliqué à
d'autres cardinaus que di%, on%e, treize, quinze — et appliqué
à ceus-ci eus-mêmes.
Mais, à quoi bon chercher dans l'ordinalité ancienne le
suffixe apte à s'appliquer à toute la cardinalité, si ce suf-
fixe ordinal ne peut rendre conte des formes qu'affecte la
superlativité qualificative en -issimum, laquelle, sous son
triple aspect, marche de pair avec celles de l'ordinalité en
-isme (saiutisme, saintesme, saintiesme — disisme, dises me,
disiesme) ? Est-il permis de chercher une solution à la moi-
tié d'un problème? Est-ce l'ordinalité qui est une superla-
tivité, ou serait-ce la superlativité qui serait une ordinalité?
Est-ce sanctissimum qui provoque *centissimum et *de-
cissimum, ou est-ce centesimum et decimum qui pro-
voqueraient *sanctesimum et *sanctecimum, voire même,
selon le D. G., *seximum qui provoquerait *grandexi-
mum.
Toute recherche d'un suffixe ordinal capable de gérer
PATOLOGIB ET rÉRAPEUTIQJEJE VERBALES 99
rordinalité en -Urne indépendamment de la superlatiyité
qualificative est sans objet.
Lorsque, à propos de l'explication donnée par le D. G.,
j'ai écarté l'hipothèse d'après laquelle decimum et *sexi-
mum auraient fourni le suffixe ordinal -i(s)me, -e(s)tnes
~û(s)me, j'ignorais l'existence des composés de decimum.
Même si j'admès la réalité de treïsme, *ondisme, *quin-
disme et d'autres composés encore, il n'y a pas lieu pour
moi d'examiner si ces formes, venant à l'appui de disme,
remettent en question l'origine du suffixe ordinal -unie,
telle que je la conçois, pas plus qu'il n'y a lieu d'examiner
si c'est, comme le pense M. Clédat; le suffixe ordinal re-
montant à -esimum (centesme, Caresme, etc.) que nous
retrouvons comme ordinal dans la forme segondaire en
•csmeàz la nouvelle ordinalité, puisque ni -isme, ni -esme
ordinaus ne sauraient rendre conte de la collatéralité exacte
des formes du superlatif qualificatif en -issimum avec celles
de lordinalité en -iême.
Sans avoir connaissance de la démonstration que M. Clé-
dat m'annonçait', j'ai cherché à me rendre conte en quoi
les données qu'il me signale peuvent modifier mon point
de vue.
Si ces données ne me font changer d'avis sur la genèse
et la nature du suffixe ordinal -ième, elles m ont, du moins,
révélé certaines lacunes dans mon argumentation, et ont
modifié mes idées sur des questions segondaires.
Ce sont les objections de M. Clédat qui m'ont fit it recon-
naître dans disme « decimum » (éventuellement dans sisrne
« *seximum ») le point de suture par lequel lordinalité
participe h la conception de la superlativité, et qui .m'ont
fait modifier en ce sens les premières rédactions de mon
1. Cf. page 87.
100 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
article, où je tentais d'expliquer l'origine à'-estne indépen-
damment de son existence dans l'ordinalité ancienne (cen-
tesme) .
Si j'ajoute ici d'autres considérations qui me font rejeter
toute tentative d'expliquer le suffixe ordinal -ième autrement
que par -issimum, c'est que ces considérations ont trait à
l'action analogique, et que la nature de cette action me
semble devoir être soumise à un examen plus sérieus que
celui qui en a été fait jusqu'ici. (Voir : Analogie réparatrice
dans le précédent fascicule de cette Revue.)
Treïsme, s'il a existé dans la région qui paraît avoir
donné la langue littéraire de la France, montre qu'à l'époque
française il n'a jamais été « treizième », et que, par consé-
quent, il avait, bien moins que disme, qui a signifié
« disième », une puissance analogique. En effet, non seule-
ment il n'a pas eu pour successeur treçisme « Epifanie »,
mais il a encore perdu le d qui le rattachait à « decilïium »
et pouvait seul en faire sentir l'étimologie. Comment, dans
de pareilles conditions, aurait-il pu servir ou contribuer à
servira former une ordinalité?
Il ne pouvait pas .plus servir de point de départ pour
-isme ordinal que Caresme ne le pouvait pour -esme ordinal,
Carême n'ayant jamais été « quarantième », ayant tout au
plus pu être « quarantaine » à l'époque où l'ordinalité en
-esme s'applique aus cardinaus — si toutefois, étimologique-
ment, il a été jamais senti plus que Noël ou Pentecôte.
Le d que tredecima a perdu à une époque antérieure à
la date de l'apparition du suffixe ordinal -isme, il l'a perdu
en dépit de sa prétendue conservation dans *ondisme et
*quindisme, qui ont été impuissants à sauver de la broyeuse
fonétique le d de tredecima .
*Ondisme, *qaindisme sont ou seraient de parfaits ordi-
naus à côté de tre(d)isme.
PATOLOGIE ET TERAPEUTIQ.UE VERBALES IOI
L'ordinalité de ro à lé apparaît ainsi sous le jour d'une
vie latine fonétiquemenl régulière, et, par là-même, dis-
parate, puisque decimum y affecte deus formes différentes
(-isme et distne) : il témoigne par là que son individualité
étimologique est atteinte, sinon éteinte — il fait fi de sa
prétendue vertu analogique, au lieu de la concentrer à ren-
contre de la fonétique qui la disperse.
le vois dans l'ordinal ondisme qui réclamerait un ordinal
tredisme une action analogique bien plus indiquée morfolo-
giquement que dans ondisme se substituant à *ondisme (créé,
par hipotèse plausible, pour le faire collaborer, dans la pro-
duction de la nouvelle ordinal ité, de concert avec distne,
qu'il abandonne en devenant ondisme).
Je vois dans ondisme :
soit une forme parfaitement apte à poursuivre la voie
fonétique qui s'offre naturellement à elle (^>*ondisme) — le
suffixe ordinal -isme (quelle que soit son origine) venant à
supplanter l'ancienne ordinalité latine ;
soit — distne « decimum » devenant disisme — une
forme qui devrait être *ondisisme, c'est-à-dire undecim -j-
ecimum, puisque notre contradicteur reconnaît dans le
suffixe ordinal -isme subséquent un reste de decimum.
D'ailleurs, je ne comprens pas, a priori, qu'un isme con-
stituant le radical d'un ordinal à l'égal de iers (tiers), art
(quart) puisse exercer une analogie sur d'autres ordinaus.
Il faut pour cela que cet isme soit une partie détachable de
distne : c'est ce qu'il devient dans notre conception (cf.
aussi les ordinalités segondaires premier, premerain, dernier).
Selon notre explication, c'est grâce à la naissance imprévue
d'-issimum > isme dans l'adjectif qualificatif que Y isme de
decimum est interprétable comme un suffixe (d. pouvoir,
pleuvoir, où le peuple reconnaît voir, et dont les participes
passés sont pouvu, pleuvu) et que, comme tel, il s'applique
102 REVUE DE FIL0L0GIE FRANÇAISE
au cardinal decem d'alors et, au même titre, à tous les
cardinaus d'alors, l'ordinalité entière étant sentie, grâce à
-isme suffixe, comme une superlativité naturelle, comme
une superlativité ordinale aussi naturelle que la superlati-
vité qualificative.
L'application â'-isme, suffixe ordinal, a été complète con-
formément à la parfaite unité d'appétence chez les cardinaus
— sauf chez l'unité, pour la bonne raison que l'unité est
la seule cardinalité incapable de superlativité, et cette
exception dans l'ordinalité nouvelle n'est pas la preuve la
moins catégorique de la vérité de notre solution, d'après
laquelle -isme -ième est un suffixe superlatif — celle à' -isme,
suffixe qualificatif, est restée très incomplète conformément
à une appétence très imparfaite chez les qualificatifs.
On^isme < *ondisme, quinzjsme <C *quindisme me pa-
raissent des extravagances analogiques, en tant que on%e,
quinze 4- undecimum, quindecimum .
Pour quel motif onze, quinze se seraient-ils substitués à
ond, quind, alors que decimum était absolument logique
dans ces composés ? Comprendrait-on en allemand —
parallèle parfait, à mon sens — der fùnfahnsle à côté de
der %ehnie ?
Decimum, sans une intervention imprévue et impré-
voyable, n'est pas plus capable de fournir un suffixe -isme
que bon ne saurait fournir le suffixe -on. *Ondime, *quindime
ne le sont pas davantage, ond et quind n'étant rien de plus
que d.
-Isme pourrait-il se détacher des formes hipotétiques
*2-\-(d)isme « douzième », *6-\-(j£)isme « seizième », faites
conformément à Ireïsme (qui s'est dérobé sémantiquement) ?
Pourrait-il, détaché de «12 » et de « 16. » fournir des
formes qui seraient deusième et sixième ?
Decimum devient disme, disme devient disisme ; donc :
PATOLOGIE ET TERAPEUT1QUE VERBALES IO}
disisme est fait sur dis, cardinal de l'époque;
onçisme est t'ait sur on%e, cardinal de l'époque ;
quinqsmeest fait sur quinze, cardinal de l'époque.
Il va parallélisme complet, selon nous. On nous dit, par
contre :
disisme est fait sur dis, cardinal de l'époque; par contre,
onçisme remonte à *ondismet qui n'est pas devenu ondi-
sismty mais onqisme, analogiquement à onze ;
quinçisme remonte à *quindisme, qui n'est pas devenu
quindisismc, mais qniti~ismc, analogiquement à quinze.
On suppose *ondimei *quindime pour enrichir la série de
decimum et, en même tens, on nous montre ce decimum
en pleine déconfiture,
i) incapable de vivre consciemment dans tredecima,
2) incapable de vivre consciemment dans *ondisme et
*quindisme, quoique se survivant dans dismc « dîme », de
sorte que :
disisme est = dis + isme,
o)i~isme est = undecim + ecimum,
quinzjsme est = quindecim -f- ecimum.
L'ordinalité ancienne n'avait, dans son état formel dispa-
rate, aucun germe sémantique qui pût déterminer la voie
fonétique que suivrait un adjectif qualificatif dans sa super-
lativité. Ni premier, ni prim, ni tiers, ni quart, ni disme, ni
centesme, ni Caresme, ni treisme « Epifanie », ni quelque
autre terme d'ordinalité alors présente ou passée, ne pré-
sentait à l'esprit une idée de superlativité, pas plus que, de
nos jours, le suffixe ordinal -ième n'en présente une (ultime
>» ultième, oui ! intime ]> intième, impossible !)
Lorsque la superlativité savante en -issimum >> isme
(l'ipt saintième) disparaîtra, la superlativité ordinale, acquise
par l'identité de (d)isme avec (saint)isme cessera, ipso facto,
d'être sentie, et disième, aujourd'hui, ne serait pas plus
104 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
capable de guider fonétiquement une superlativité suppo-
sée d'adjectif qualificatif, que ne l'étaient disme et ses com-
posés vis-à-vis de la superlativité éfémère d'-issimum >
isme > -esme > -iesme.
En cherchant à multiplier les composés de disme- deci-
mum, on n'augmente pas, par le nombre, sa capacité ana-
logique : à nos yeus, on la diminue en y découvrant des
formes où l'individualité de disme est obscurcie (treïsme,
on^isme, quin%ismè), et, que disme soit isolé, ou accompagné,
on ne lui donne pas, en le traitant comme un ordinal où
isme constitue les 4/5 de son radical, la faculté de manœu-
vrer analogiquement vis-à-vis d'autres ordinaus, on lui
donne bien moins encore la faculté, que lui donne notre
explication, de manœuvrer vis-à-vis de l'adjectif qualificatif,
à l'âme duquel il participe, et dont il va être finalement
l'unique dépositaire, dépositaire inconscient, après qu'elle
aura fui de l'adjectif qualificatif.
Disme est bien originairement decimum ; mais — par
ethnologie populaire ou française — decimum est devenu
*dissimum. Faillite de l'étimologie fonétique !
C. — Superlativité absolue D'-isme et v>-issime.
La superlativité en -isme, pas plus que, plus tard,
la superlativité en -issime, n'a jamais été une superlati-
vité relative en français, comme elle l'a été primai-
rement en latin. Si tentant qu'il soit d'en dériver la super-
lativité ordinale, ce n'est donc pas à la superlati-
vité relative (« le plus grand » : « le plus .. de dis »)
qu'elle remonte, c'est à la superlativité absolue (« l'extrê-
mement grand » : « l'extrême de dis »), et cette origine
explique la longue concomitance formelle de la superlati-
vité qualificative avec la superlativité ordinale mieus que
PATOLOGIE ET TERÀPEUTIQ.UE VERBALES K))
ne le ferait une origine de la superlativité exclusivement
relative . qui est plus éfémère (« le plus grand » > « le
très grand »).
Si la superlativité relative avait existé en français, on
n'aurait pas hésité à faire remonter la scission, qui s'est pro-
duite entre -isme superlatif qualificatif et -isme superlatif
ordinal et qui est survenue en -ième, déjà à l'évolution de la
superlativité relative à la superlativité absolue, évolution
toujours imminente dans l'adjectif qualificatif, évolution
que Ton aurait pu croire incompatible avec toute con-
ception de l'ordinalité. On n'aurait pas hésité à faire pré-
céder la disparition naturelle d'-isme, superlatif qualificatif
inutile, démodé, de cette scission résultant d'un désaccord
sémantique.
Il n'en est rien : -isme est le résultat d'une tentative d'éta-
blir à côté de la superlativité qui a recours à des adverbes,
une superlativité simple et absolue. Celle-ci ne pouvait
naturellement être que d'essence savante, et elle a échoué,
parce qu'elle n'avait aucun caractère d'urgence, pas plus que,
plus tard, la superlativité en -issime. Elle meurt de son inu-
tilité, n'est pas même parvenue à contrebalancer la forma-
tion populaire pnr l'adverbe, qu'elle n'avait d'ailleurs enta-
mée ou effleurée que dans quelques éléments. La superla-
tivité qualificative étant morte, la superlativité ordinale
reste seule titulaire à3 -terne, qui ne saurait dès lors plus se
prévaloir que de son caractère d'ordinalité. Dès lors, il
émanera à'-iême, exclusivement ordinal, des formations
exclusivement ordinales (ultime huitième, tant >> tantième,
quant >> quantième) .
C'est ainsi que la langue savante, par une de ses créa-
tions éfémères, a procuré une famille morfologique à la
langue commune qui en avait un pressant besoin et qu'elle
était incapable de former, une famille en lieu et place d'une
106 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
cohue de mots dépareillés faisant tous la même fonction
grammaticale.
Les patois, indigents, se sont emparés de cette bonne
aubaine.
-Issime d'-issimum superlatif qualificatif montre, ' par sa
forme nouvelle et plus servilement calquée du latin, par
sa double provenance de l'italien et du latin, qu'il ne peut
être considéré comme le continuateur direct à'-isme en
fonction de superlatif qualificatif, pas plus qu'il ne peut
être considéré comme la preuve d'une opportunité urgente
de superlativité qualificative simple à côté de celle expri-
mée par des adverbes. Il est le renouvellement de la tenta-
tive dont témoigne -isme, mais un renouvellement qui ne
laissera pas dans la langue une trace ineffaçable comme l'a
fait -isme.
D. — *Seximum.
La forme sisme « sisième », que le D. G. dit avoir pu,
de concert avec disme, donner naissance à l'ordinalité en
-isme, viendrait d'après lui de *seximum. Il s'explique ce
seximum, je suppose, comme une forme née analogi-
quement à septimum : celui-ci a, en effet, exercé une
action analogique sur les unités ordinales qui le suivent
numériquement.
Mais ce sisme avait une forme concurrente venant de
sextum, qui est latin, et fait partie de l'ancienne ordina-
lité . Sisme « sisième » serait donc créé en marge de l'an-
cienne ordinalité, serait plus récent que siste et plus ancien
que si {isme.
Siste est copieusement attesté dans Godefroy ; sisme
« sisième » ne l'est pas du tout, et sisme y figure parmi les
douze formes de « sètième », avec sime et syme, qui sont
PATOLOGTE HT TÉRAPEUTIQUE VERBALES I0J
les tonnes de si suit' plus conformes à la prononciation
d'alors. Nous nous posons donc la question suivante :
Sismt « sisième » a-t-il réellement existé, contrairement à
ce que nous pourrions conclure du silence de Godefroy ?
Que *seximum soit une forme inventée par D. G., qui
L'accompagne prudemment d'un astérisque, cela ira de soi,
si sismt « sisième » n'a pas existé ; car *seximum a été fait
pour expliquer sisme « sisième ». Mais, d'autre part, nous
ne pouvons croire que le D. G. ait inventé ce' sisme
« sisième », ou ait été la dupe de quelque interprétation
erronée. Aussi bien, allons-nous voir qu'il aurait fort bien
pu exister, si même il n'a pas existé, et que la possibilité
de son existence n'autorise pas la création *seximum.
Alors, sisme a pu être « sisième » et « sètième » ? Par-
faitement.
Septimum devenait régulièrement sème, qui ne pouvait
devenir fonétiquement sime; par contre, *seximum deve-
nait régulièrement situe, qui ne pouvait devenir fonétique-
ment sème. Et cependant sime et sème se rencontrent.
Si di(s)me « decimum », interprété comme étant di(j)me
o dissimum », devenait de(s)me « *desimum », pour abou-
tir, par la fusion des deus dernières formes (fonétique arti-
ficielle) à die{s)me '■
Si(s)me « *seximum », interprété comme étant si(J)me
« *sissimum », devenait se(i)me « *sesimum », pour
aboutir, par la fusion des deus dernières formes, à sie(s)me.
Mais, ce si(jyne-se(j)me-sie(J)me devait signifier « si-
sième » (et non « sètième »). Et ce si(syne'Se(s)me-sie(s)me
est d'une absolue inutilité à côté des formes de sextum, est
en marge de l'ordinalité ancienne, aussi bien que de la nou-
velle en -tsme (si^isme).
Donc si(s)me >> sème « sètième »■ est une impossibilité.
Mais, si, par contre. de(s)me « *desimum » était le coi-
108 REVUE DE FILOLOGIE FRANÇAISE
latéral de di{s)me « *dissimum », ainsi qu'a été interprété
di(s)me « decimum » :
semé (ou se(s)me, ce qui revient au même) « septi-
mum », devait pareillement avoir pour collatéral si{s)me
« *sissimum » (= le prétendu *seximum, alors qu'il
signifie « sètième ») et se(s)me est censé avoir été *sesi-
mura.
Que sisme de se{s)me « sètième » ait pu être conçu
comme l'ordinal de sis, ait pu avoir été employé, par
erreur, pour « sisième », cela est bien naturel : disme étant
l'ordinal de dis, sisme apparaît comme l'ordinal de sis .
Confondu avec sisme « sètième », étant sisme et sesme,
comme l'était aussi sème « sètième », quelle vie peut-il
avoir eue? Je ne saurais le dire.
Ce sisme « sisième » n'a rien à faire avec un *seximum,
doublure de sextum ; il est une forme de septimum, qui,
fort malencontreusement, lors de la création de la nouvelle
ordinalité en -isme-esme-iesme, a pris l'aspect d'un ordinal
de sis.
Sur les douze formes de a sètième » signalées par Gode-
froy (setme, sedme, sepme, sesme, semé, seime, sietme, siesme,
sieme, sisme, sime, symè), huit conviennent aussi bien à
<( sisième » qu'à « sètième », et les quatre autres ne se dis-
tinguent de « sisième » que par des consonnes muettes,
plus ou moins ethnologiques.
Sisme, disme, soi-disant promoteurs de l 'ordinalité en
-isme, selon le D. G., en sont, au contraire, les victimes.
Les formes desme, diesme, sesme, siesme, entraînées dans
l'évolution d'-isme ordinal, dénotent la non-instantanéité
du remplacement de l'ancienne ordinalité par la nouvelle.
La possibilité d'une confusion pareille à celle de sisme-sesme-
siesme ^ « sisième » et « sètième » laisse entrevoir dans le
remplacement des cas d'urgence plus ou moins pressante.
PATOLOGÎE ET rÉRAPEUTIQUE VERBALES t Ô9
Si -isme ( > esme3 iesmè) n'est pas -issimum, nos contra-
dicteurs ont à résoudre le problème suivant : comment
sismei sesme, siesme ont-il pu signifier à la fois « sisième » et
« sètième — ou « sètième » seulement ?
E. Quantième, tantième, ultième.
Au xvie s., le suffixe -ième, devenu exclusivement ordi-
nal, reçoit quantième et tantième ' qui ne paraissent pas
avoir jamais été quantime-quanteme et tantime-tanteme. Il
reçoit tantième comme numéral fractionnaire, quantième
comme ordinal corrélatif non seulement de notre premier
(du mois), comme il l'est aujourd'hui, mais de toute autre
ordinalité (du mois), comme il l'a été autrefois. L'oppor-
tunité de quantième se trouve aujourd'hui diminuée consi-
dérablement du fait que nous disons aujourd'hui le deus,
le trois, etc. (du mois), et non plus le deusième, le troisième,
etc. Aussi, en certaines provinces, le quantième est-il rem-
placé par le combien (du mois).
Un mot de la famille en -'une, à laquelle appartiennent
intime, infime, sublime — incapables d'ordinalisation — s'est
fait admettre lui aussi — capable d'ordinalisation — dans
la famille des ordinaus en -ième : sa terminaison -ime, iden-
tique à celle du suffixe d'-issimum, appliqué auscardinaus,
l'y a introduit, capable qu'il était d'exprimer une ordinalité
double. C'est ultime qui, d'ordinal semblable à segond,
devient par ultième un ordinal semblable à deusiême.
Il semblerait que, déjà au xme-xive s., il ait été entraîné
dans l'ordinalité en -ième, dépourvue de superlativité, si
j'en juge d'après la forme pénultième (D. G.). Il n'en est
1. Tantième, qui pourrait bien supplanter quote-part, ne figure pas
dans le D. G. Pourquoi ?
ITO REVUE DE F1LOLOGIE FRANÇAISE
rien. A cette époque, la forme pénultième était équivalente
de pénultime (grandieme, deusieme : grandime, deusime), il
n'est pas notre ordinal actuel pénultième, puisque nous
trouvons au xve s. pénultime (D . G.) : il est *paenultissi-
mum et *paenultesimum associés et fusionnés. "Notre
pénultième actuel est étimologiquement le même que celui
du xme-xive s., il n'est pas le même historiquement.
Pénultième a deus origines différentes, l'une superlativo-
ordinale, l'autre exclusivement ordinale.
Ultième, à côté d'ultime, grâce à « pénultime » et « anté-
pénultime » a une raison d'être aussi légitime que deusieme
à côté de segond (« Votre pénultième mari, madame ! vous
avez donc été mariée bien des fois. Littré).
Nos mots d'aujourd'hui sont, sans doute, une segonde
édition dultimum latin — ultime et ultième ne figurent pas *
dans le Dict. de l'Académie, et Littré donne seulement du
premier un exemple (xve s.).
Ultième peut fort bien être considéré comme une forme
due à X analogie réparatrice, la fonne réparée coexistant avec
la forme originaire ultime, qui reste opportune dans les cas
d'ordinalité en marge de Tordinalité précise et complète en
-ième. Ultième est à. ultime absolument ce qu'était dernier à
derrain. On peut même regretter que derrain ne nous soit
pas resté, comme ultime nous reste (« Mon fils est un des
derrains de sa classe », et non : « des derniers »). On pour-
rait en dire autant de premerain coexistant avec premier.
Je ne sais pourquoi d'aussi jolis mots qu'ultime et ultième
ne figurent pas dans le D. G., alors que Littré parle de tous
deus.
Ultime n'est pas ultimum : il a été considéré comme
étant *ultissimum, et, par conséquent aussi *ultesimum,
est devenu ultième {pénultième du xme-xive s.) ; mais notre
ultième actuel n'est pas *ultissimum-ultesimum, il est
PATOLOGIE ET TÉRAPEUTIOJUE VERBALES III
un ultime fr. postérieur à *ultissimum-*ultesimum, et
avant passe à ultième, lorsque le suffixe -ième était devenu
exclusivement ordinal.
Par tantième et ultième, je complète toute la famille
d' « cmc moyen » de mon petit dictionnaire des rimes, qui
ne comprent, outre les ordinaus des cardinaus, que quan-
tième, pénultième et antépénultième, faisant à cette famille
une place à part, bien conforme à sa genèse particulière.
MAÇON. PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
COLLECTION LINGUISTIQUE
PUBLIÉE PAR
LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE DE PARIS
Précédemment parus :
I. _ A. ME1LLET
LES DIALECTES INDO-EUROPÉENS
1907 épuisé
IL MÉLANGES LINGUISTIQUES
offerts à M. F. de Saussure
1908 15 fr. 7;
III. — A. ERNOUT
LES ÉLÉMENTS DIALECTAUX DU VOCABULAIRE LATIN
1909 11 fr. 25
IV. — MARCEL COHEN
LE PARLER ARABE DES JUIFS D'ALGER
'912 37 fr- 50
V. — M. GRAMMONT
LE VERS FRANÇAIS
SES MOYENS D'EXPRESSION, SON HARMONIE
2e édit. augm. 191 3. . . . épuisé
VI. — DRZEW1ECKI
LE GENRE PERSONNEL DANS LA DÉCLINAISON POLONAISE
1918 12 fr.
VIL — SETÂLÂ
LA LUTTE DES LANGUES EN FINLANDE
1920 4 fr.
VIII. - A. MEILLET
LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
I921 40 fr.
IX. — MAURICE CAHEN
ÉTUDES SUR LE VOCABULAIRE RELIGIEUX DU VIEUX-SCANDINAVE
I92i 30 fr.
X. LE MOT « DIEU » EN VIEUX-SCANDINAYi;
1921 12 fr.
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
PATHOLOGIE
ET
THERAPEUTIQUE VERBALES
COLLECTION LINGUISTIQUE
PUBLIÉE PAR
LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE DE PARIS. - XI
PATHOLOGIE
ET
THÉRAPEUTIQUE VERBALES
PAR
J. GILLIÉRON
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION, EDITEUR
EDOUARD CHAMPION
5, QUAI MALAQUAIS, 5
1921
COLLECTION LINGUISTIQUE
PUBLIÉE PAR
LA SOCIÉTÉ DE LINGUISTIQUE DE PARIS. - XI
PATHOLOGIE
ET
THÉRAPEUTIQUE VERBALES
PAR
J. GILLIÉRON
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION, ÉDITEUR
EDOUARD CHAMPION
5, QUAI MALAQUAIS, 5
1921
PUISSANCE ANALOGIQUE D'AU
RÉPONDANT AUX
QUESTIONS OU ET QUAND
I. — Point de départ de l'enquête : l'ombre > le lombre
a Saint-Pol
On lit dans le Lexique Saint- Polois d'Edmont l'article sui-
vant : « fôb, lobr ou Top, + s. m., ombre (au propr.) s'Mr
o lobr. — Au fig. s' fer met ô lôp, se faire mettre en prison.
— Dans toutes les autres acceptions on empioie les formes
ob, bbr, ojj. M ê par d'esn lp ; di nfe pà ïob d'œ dut. — Voir
aussi ôbràj. »
Cet article m'apprend que le mot ombre est devenu lombre et
est du genre masculin dans sa combinaison avec la préposition
à : à l'ombre > au lombre. Les exemples me montrent qu'il s'agit
de sa combinaison avec \'d répondant à la question^ : s'asseoir
à l'ombre et figurément se faire mettre à F ombre ; « dans toutes les
autres acceptions » on emploie la forme ombre, et non la forme
lombre.
Ces renseignements ne me suffisaient pas : je voulais savoir si
ombre, ne devenant pas lombre masculin, était bien aussi masculin,
comme le fait supposer la tête de l'article {lombre, + s. m.), ou
s'il était féminin — les exemples il a peur de son ombre et ça ne
fait pas l ombre d'un doute ne me renseignant pas à ce sujet.
Je me renseignai donc auprès d'Edmont. Voici ce qu'il m'a
répondu :
« Chez les vieillards, ôb, ôbr,ôp restent généralement mas-
culins, avec agglomération de l'article : m fe du lôfi ; chez
2 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
les jeunes, on trouve encore la forme lob et ses variétés
employées au masculin, mais seulement dans cette phrase :
s'met o lop ; dans tous les autres cas, ôb, ôp, ôbr ne sont plus
employés qu'au féminin, et sans agglomération de l'article :
€a je d l op. — ed ôp à sàloj. »
Je ne puis être mieux renseigné, et de ces informations com-
plètes je conclus ce que conclura tout le monde :
Chez les vieillards de Saint-Pol, ombre féminin était devenu
lombre masculin partout où ils employaient ce mot. Dans la géné-
ration qui les suivit, V ombre masculin n'existe plus que dans la
combinaison d'ombre avec la préposition à, celle-ci répondant à la
question où; ailleurs ombre est ombre, et il reste féminin.
La nouvelle génération suit encore la tradition de l'ancienne
dans « à l'ombre » > au lombre, elle ne la suit plus dans ça fait du
lombre, mais dit ça fait de l'ombre.
Comme lombre masculin a été vraisemblablement l'unique
représentation d'ombre féminin dans le vieux parler de Saint-Pol,
que au lombre existe encore dans le parler qui a suivi, il est vrai-
semblable que c'est sous l'influence du français qu ombre féminin
a éliminé lombre masculin, mais n'a pas triomphé encore dans au
lombre pour en faire définitivement à l'ombre. Il est vraisemblable
que l'état du parler de Saint-Pol chez la génération actuelle ne
représente pas la somme des évolutions linguistiques qui se sont
produites à Saint-Pol, que, lorsque nous étudions un parler iso-
lément, nous devons constamment avoir en vue cette possibilité.
Les monographies de patois considérés isolément en tiennent-
elles toujours compte ?
Mais, passons, puisqu'ici, à Saint-Pol, l'état relevé par Edmont
nous permet la reconstitution d'un passé. Souhaitons qu'ailleurs
il en soit toujours ainsi !
En tout état de cause — et c'est la seule conclusion certaine
que je veuille tirer de l'état où se trouve le parler de Saint-Pol
actuellement — il se peut — abstraction faite du parler vieilli où
lombre masculin est permanent — qu'ombre- ait deux vies paral-
lèles, qu'il soit masculin avec agglutination de l'article défini
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 3
dans son contact avec à répondant à la question où, et qu'il soit
féminin sans agglutination de l'article défini en dehors de son
contact avec la préposition à. Cette constatation est d'un grand
poids pour tout ce qui va suivre.
Est-ce la masculinisation d'ombre qui aurait eu pour suite immé-
diate et nécessaire la naissance d'au lombre, lequel aurait persisté
dans la langue courante de Saint-Pol, malgré qu'ombre soit fémi-
min, en tout emploi autre que au lombre, cet ombre étant resté
féminin ou l'étant redevenu sous l'influence du français? Si
ombre est resté féminin, pourquoi n'est-il pas resté féminin en
contact avec à ? Pourquoi ne dit-on pas à V ombre ? S'il est
devenu féminin sous l'influence du français, pourquoi n'est-il pas
féminin en contact avec à ? Pourquoi ne dit-on pas à l'ombre}
Un ombre masculinisé ne peut alors avoir été masculinisé que par
analogie à un autre mot dont il reçoit l'impulsion. Cet autre
mot n'est pas lumière, son opposé, qui est féminin. Et d'ailleurs,
le soleil masculinise-t-il la lune ? Ne riez pas : n'a-t-on pas pré-
tendu que la nuit était devenu le nuit sous l'influence de le jour,
ces deux mots étant souvent conjoints ' ? Conjoints, oui ! comme
deux substantifs qui ne gagnent qu'à être différents de genre,
grammaticalement aussi distants que possible, qui doivent diffé-
rer 1 un de l'autre comme le jour de la nuit, comme un homme
d'une femme, comme le soleil de la lune.
S'il est ridicule de supposer qu'ombre est devenu masculin, a
donné comme tel au lombre, qui est resté, tandis que lombre
redevenait ombre et substantif féminin partout ailleurs que dans au
lombre, c'est donc qu'ombre est devenu masculin par le fait de au
lombre, c'est donc que ce n'est pas ombre qui, par analogie, est
devenu lombre masculin, c'est donc que c'est au qui a obligé
ombre à devenir lombre masculin, c'est donc qu'au exerce une
puissance analogique.
Je suppose qu'aucun Allemand ne prétendra que Tag a exercé
une puissance analogique sur Nacht, parce que des Tags a provo-
1. Je l'aidit moi-même, Pathol et thèrap. verbales, I, p. 18. Je me rétracte
de cette grave erreur.
4 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
que des Nachts, Nachts ; mais je soupçonne fort que c'est aux
Allemands que nous devons l'immense majorité des explications
par une action analogique qui aurait joué à tort et à travers
dans notre français et qui se ferait sentir de substantif à substan-
tif. Ils savent que des Nachts n'a point ébranlé le genre de Nacht,
qui, par ailleurs, est assez solidement assis pour qu'il ne soit pas
contaminé par un contact exceptionnel de Nacht avec le des de
des Nachts; car leur langue est assez riche et cultivée pour que
die Nacht contre-balance victorieusement l'action masculinisante
de des Nachts (cf. allerorts, mais aller seits qui n'a pas fait Seite
masculin). L'allemand actuel qui dit des Nachts, mais die fol-
gende Nacht est exactement le saint-polois qui dit au lombre, mais
ça fait de V ombre.
Si le saint-polois ne dit plus ça fait du lombre, c'est que le
français l'a assagi — imparfaitement, puisqu'il dit encore au
lombre — en l'enrichissant de son ombre féminin qui, en saint-
polois, avait perdu pied dans lombre, l'« ombre » étant, dans ce
parler appauvri, trop imparfaitement doté pour réagir contre la
masculinisation résultant de l'emploi le plus fréquent et qui était
celui de au lombre, opposé à au soleil (être, aller, dormir au soleil >
être, aller, dormir au lombre).
L'allemand qui dirait der Nacht serait exactement le saint-
polois des vieillards qui disent ça fait du lombre, et qui nous
donnent un témoignage d'une action masculinisante qui aboutit,
et a été ensuite neutralisée par la venue du français.
Mais le saint-polois, où l'action masculinisante d'au est abso-
lument parallèle à celle du génitif masculin allemand, nous offre
un autre enseignement précieux : il nous montre comment naît
l'agglutination de l'article défini au substantif. Sous la pression
de au soleil, à Vombre est appelé à devenir la formule au ombre ;
il ne peut réaliser cette formule qu'à une condition, c'est que
ombre commence par une consonne, puisque au n'a de raison
d'être que devant consonne, puisque à V n'est devenu au que
devant consonne. Cette consonne, quelle sera-t-elle ?
Ce ne sera certes pas Y s qui pourrait naître de « les ombres de
la mort, du mystère, des enfers, du trépas, de la nuit » (!). Ce ne
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 5
sera certes pas l'a qui pourrait sortir de « passer comme une
ombre » ou de « une ombre de la mort » (!), et qui donnerait le
nombre Q.). Ce sera 17, le plus intime — sinon l'unique — com-
pagnon d'ombre dans un parler patois, et non cornélien. Ainsi
naît lombre d'ombre par l'intermédiaire de au (l)ombre.
Mais alors, direz-vous, il fallait que ombre saint-polois fût un
mot isolé, pour être à la merci de l'influence de au, contraction
d'une préposition avec l'article, sans qu'il y ait réaction semblable
à celle que dénote die Nacht vis-à-vis de des Nachts, forme mas-
culinisante produite par la puissance de des.
Ombrage, ombragé, ombrager, ombrageux, ombrelle— qui ne rap-
pelle pas plus immédiatement une « ombre » que dentelle ne rap-
pelle une « dent » — ombrer, ombreux n'étaient-ils pas là pour ne
pas laisser tomber ombre féminin dans lombre masculin?
La meilleure réponse que j'aie à faire à cette question est de
soumettre au lecteur tout ce que je trouve de cette famille de
mots dans le Lexique Saint-Polois. Il y verra l'usage que le saint-
polois fait de cette famille qui lui est parvenue sur le tard.
ôbràj, -f-, s. m., ombre, avwar par iïesn ôbràf. Voir lob
àjœw, œ{, -f-, timide, craintif, intimidé, al ne pu si
àjœ{ k'el fur Val Ô àrive.y. — On emploie aussi dans le
même sens la forme ôbiAo, œ{. fhwe for ôbrœ{ d'h mMse-lo,
je m'intimidais facilement à la vue de ce médecin-là.
Ces exemples nous montrent ombrage, ombreux, ombrageux
français pénétrant en saint-polois — sans doute en compagnie
de ombre féminin supprimant le lombre de la génération
actuelle — et interprétés avec la même inconscience que celle qui
a présidé à la naissance de le lombre. Ce ne sont certes pas ombrage
= « ombre » (même exemple pour l'un et pour l'autre de ces
mots), ombreux = « ombrageux », ombrageux = « ombreux »
qui ont pu sauver ombre de l'emprise de au soleil; car leur emploi
en fait plus que vraisemblablement des mots récents, et rien ne
nous dit, d'autre part, que les vieux ne disent pas lombrage, lom-
brageux, lombreux (s'ils ont besoin de ces mots).
6 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Ainsi donc, pour qu'un substantif subisse un changement de
genre sous l'action analogique d'au, que, d'autre part, sous cette
même influence, et pour être propre à la subir, il s'agglutine
l'article défini, lorsqu'il commençait par une voyelle, il fallait
que cette action analogique ne fût pas victorieusement contre-
carrée par les emplois autres que celui où il hante au et par sa
famille lexicale.
Malheur aux isolés, ils sont à la merci de l'analogie !
Plus un parler est pauvre et isolé, plus il est exposé aux acci-
dents tels que ceux dont il est parlé ci-dessus, lorsqu'il éprouve
le besoin d'emprunter à une langue plus riche et de lui emprun-
ter les mots en quelque sorte « au détail », je veux dire par là,
sans être accompagnés de leur famille, qui en garantit plus ou
moins la fixité (entour, entourer, entourage, etc.).
En théorie, le français peut être sujet aux mêmes accidents que
ceux que nous révèlent les parlers pauvres et isolés. Le français
n'a-t-il pas aussi ses mots pauvres et isolés ? Mais, en réalité, sa
richesse sémantique et lexicale le préserve davantage des
écarts grammaticaux et formels qui sont fréquents dans les par-
lers populaires et qui foisonnent dans le langage des enfants.
Un enfant entendant dire souvent er ist solid interprète ces
mots comme s'ils étaient er ist so lid, d'où résulte pour lui er ist
Uà = « il est solide ». Fréquent chez l'enfant, ce fait peut se
produire aussi dans une langue littéraire, mais combien moins
fréquemment (cf. merle oriot >> loriot, il y a belle heurette > il y
a belle lurette).
Il se peut que quelque mot isolé, technique, et surtout étran-
ger, tel que ïingot soit traité par les Français qui l'ont mal appris,
comme il le serait par l'enfant qui apprend sa langue par étapes,
et devienne le lingot. Ces mots-là n'offrent qu'un intérêt médiocre :
ce sont des fautes patentées, des anomalies inorganiques. Tout
autre est le lombre <Z ï ombre. Tout autre, en français, est lende-
main, mot isolé, il est vrai, mais d'un usage général, qui perd
tout à coup sa tradition indigène, paraît devenir le lendemain
sans rime ni raison. Ceux-là ne s'expliquent que par une inter-
vention pareille à celle que sont obligés de prétexter les drama-
Al RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 7
turges pour atténuer la gravité d'actes blâmables et indignes de
leur héros et qu'ils doivent cependant soumettre au jugement de
leurs auditeurs.
Si, en français, l'ombre n'a guère pu, comme à Saint-Pol, abou-
tir à le lombre, le français n'avait-il pas des mots qui, chez lui, se
présentaient dans les mêmes conditions que ombre à Saint-Pol ?
Et, comme il s'agit dans l'évolution l'ombre > le lombre d'une
action analogique immanente d'au — et non d'une action ana-
logique d'un substantif sur un autre substantif — le français,
éminemment plus riche que le saint-polois en emplois de au et
de son adversaire à /', ne doit-il pas nous montrer un déploie-
ment plus considérable de cette action, dont il témoignera peut-
être d'une façon grammaticalement moins brutale, mais non moins
représentative ?
En effet, les faits de Saint-Pol se trouvent également — et
même multipliés — dans notre langue nationale.
Avant d'en faire, non pas un dénombrement, mais seulement
un choix l , essayons d'abord de prouver que c'est bien dans au
que réside la puissance analogique, et non dans le substantif qui
le suit (II au soir ^> au nuit), puis, que cette puissance analo-
gique inhérente à au est telle qu'elle s'est exercée — contraire-
ment à l'essence même d'au, contraction d'un article avec une
préposition — sur des mots invariables, sur des prépositions et
des adverbes, espèces de mots non susceptibles par leur nature
de se faire précéder d'un article (III auprès, autour, auparavant,
aujourd'hui). Par là, j'aurai démontré la plénitude de la puis-
sance d'au. Les chapitres qui suivront ne la montreront pas plus
entière, mais sous d'autres faces.
1 . Ce choix a été fait dans des conditions qui excluent toute prétention à le
faire passer pour autre chose qu'une collection fort incomplète d'échantillons.
Il se compose de mots et d'expressions qui me sont venus à l'esprit durant mes
dernières vacances passées à la campagne, sans que j'aie même pu recourir à
un dictionnaire quelconque. De retour à Paris, je me suis contenté de me ren-
seigner auprès du Dictionnaire Général et de celui de Littré sur l'histoire des
mots et des expressions notés, sans chercher à en augmenter le nombre. Je
n'ose donc espérer que mon choix renferme toutes les possibilités par lesquelles
peut se manifester la puissance analogique d'au.
ô PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
IL — Ce n'est pas, dans le nord, le substantif qui a une
PUISSANCE ANALOGIQUE SUR UN AUTRE SUBSTANTIF; C'EST LA
FORMULE GRAMMATICALE AVEC au ANALOGIQUEMENT PUISSANT I
au soir >> au nuit.
Au jour étant la locution typique de toute une famille qui
répond à la question quand (au matin, au soir, au lever, etc.), au
jour étant l'opposé direct de à la nuit, on serait disposé à croire
que la locution au nuit du nord de la France a été évoquée par
au jour. Il n'en est rien.
Le territoire picard disant hier au soir, hier au vêpre pour « hier
au soir », le territoire wallon disant hier à la nuit pour « hier au
soir », et ces deux territoires étant séparés par une zone où l'on
dit hier au nuit l, il est hors de doute qu'au nuit a été évoqué,
non pas par au jour, mais par au soir (auquel correspond au ma-
tin dans cette région 2) ; car cette zone hier au nuit ne laisse pas
place à un seul hier à la nuit, qui n'aurait pas manqué d'exister
si au nuit avait été provoqué par une autre locution qu au soir,
vu que la masculinisation âe au nuit aurait été, dans ce cas, indé-
pendante de « soir » et aurait dû avoir une aire non-coïncidente
avec celle de nuit masculin.
Il en est résulté le nuit « la nuit » au point 292; et, dans les
autres points où l'on a nuit féminin — même en Wallonie — il
y a lieu de se demander : nuit est-il resté féminin parce que au
nuit (cf. des Nachts) n'a pas entamé la nuit (die Nacht), ou y a-
t-il eu retour de le nuit à la nuit sous l'influence du français,
comme, à Saint-Pol, retour de lombre masculin à ombre féminin ?
En Savoie et en Suisse, l'évolution « soir » >> « nuit » n'a
1. Vermand (point 262 de l'Atlas), d'où Gosseu écrivait ses précieuses lettres
patoises à un journal de Saint-Quentin, fait partie de cette zone : « Ein a vu
eine furolle droit ch' flot d'ein bas ; ch' fossier y n'passe pus d'fois au nuit
deins s'chimeintière sans vir ein gros lapin blainc aglouti... »
2. Réponse faite à pendant la matinée, à laquelle, seuls de toute la Gaule
romane, trois points de cette région ont répondu par au matin.
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 9
pas affecté le genre féminin de nuit, ou, du moins, ne paraît pas
l'avoir affecté.
C'est donc au soir qui a évoqué au nuit et provoqué le nuit
(292), ce n'est pas au jour qui était son opposé direct. « Soir »
n'étant point l'opposé de « nuit », mais, au contraire son syno-
nyme, c'est d'au qu'émane l'action analogique, représentée ici
par au soir, et représentant toute une famille (au matin, au
jour, etc.).
La géographie linguistique interdit de croire à l'hypothèse que
je résume ainsi : le jour : la nuit > le jour, le nuit >> au jour,
au nuit, aussi bien qu'à cette autre : au jour : à la nuit >> au
jour, au nuit > le jour, le nuit.
Ce n'est pas la transformation de la en le, autrement dit là
neutralisation de l'article défini féminin qui a facilité, au nord
de la France, la masculinisation de « nuit », puisque, en Savoie
et en Suisse, l'évolution sémantique s'est produite sans affecter
le genre de nuit : elle est donc d'ordre purement psycholo-
gique.
Si ce n'est pas « le jour » qui évoque « la nuit » — et cela est
rendu certain pour le géographe linguiste — , alors que le premier
est l'opposé direct du second, ce n'est pas — et cela est certain
— « le soir » qui évoque « la nuit » ; car « le soir » est bien moins
un opposé de « la nuit » que « le jour », et pas plus un opposé
que « le matin », « le midi ».
C'est donc la formule grammaticale dans laquelle apparaît « le
soir » qui met « la nuit » à la merci de « le soir », mais à la
condition que « soir » et « nuit » soient synonymes. Cette for-
mule grammaticale dans laquelle apparaît « le soir » est au soir,
et fait partie intégrante de toute une catégorie de mots étroite-
ment liés entre eux, et qui, pour répondre à la question quand,
se revêtent tous de au : au jour, au matin, au soir, — en face
desquels à la nuit est un isolé, qui se rattache aux premiers seu-
lement quand il est synonyme de l'un d'eux, de soir, et ne peut
le faire quand il ne l'est pas, ne peut le faire quand il n'est que
l'opposé de « jour ».
C'est donc — et cela est certain pour moi — sous la pression
10 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
analogique d'au qu'est né au nuit, et il n'est même nullement
nécessaire d'admettre que nuit féminin en patois ait nécessaire-
ment — il l'a fait partiellement — dû devenir le nuit masculin.
Il n'est nullement nécessaire, d'autre part, d'admettre que c'est
sous l'influence littéraire que le nuit serait redevenu la nuit.
III. — Puissance analogique D'au
SUR DES MOTS FRANÇAIS INVARIABLES :
auprès, autour, auparavant, aujourd'hui.
Auprès est bien distinct de après, il est = à le près, il est, nous
dit-on, du xvie s. Cette origine de à le près ne surprend pas les
lexicographes. Ils se contentent de nous dire qu'il a succédé à
un emprès de l'ancien français (D.G.-L.), ou ils n'en parlent
pas du tout (Dict. étym. de Meyer-Lùbke). Il mérite cependant
de les intéresser : où au va-t-il se nicher ?
Auprès est à emprès ce que autour est à entour. Ils sont tous
deux de la même époque et témoignent d'une singulière puis-
sance analogique d'au, si ce n'est plutôt d'une décrépitude très
accentuée de en. La décrépitude d'en, à elle seule, ne saurait
expliquer l'abandon d'emprès et d'entour ; car elle n'a pas été telle
que en n'eût pu continuer à préciser près et tour, puisqu'il nous
est parvenu encore avec sa valeur étymologique et en état d'être
revivifié (après ses escapades fatales en el et en es).
Auparavant (à -\- le -\- par + avant !), qui est de la même
époque que autour et auprès dit assez clairement quelle est la part
qu'il y a lieu de faire à la puissance analogique d'au dans les
créations autour et auprès, et nous fait augurer le trouble qu'au
va apporter dans les substantifs qui se trouveront aux prises x
avec lui et qui font l'objet de la présente étude. Littré, à propos
d'autour, fait la remarque suivante : « il y aurait plus de clarté
i. Aux prises : voilà une expression à laquelle je n'ai pas songé durant mes
vacances et dont je vais devoir parler plus loin.
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND II
si Ton écrivait au-tour, avec un trait d'union ; on comprendrait
immédiatement l'emploi de ce mot construit soit avec de, soit
absolument. » Ne pouvait-il pas en dire autant de emprès,
intour, auprès et auparavant ?
Hui <C hodie est un mot malheureux, beaucoup plus
malheureux que ne l'a été hier << heri, bien que celui-ci se
distende chez les Parisiens pour paraître avoir plus de corps : le
provincial — celui de l'est du moins — est surpris de les entendre
dire hi-er, avant-hi-èr même (où la distension serait moins de
rigueur). Ce n'est pas ici le lieu de retracer l'histoire fort intéres-
sante de hier et de hui dans nos parlers romans \ Retenons-en
seulement que hui, dès lexme s. (D. G.), a besoin d'un renfort.
Ce renfort lui vient d'où ? De au jour, et nous avons au jour de
hui. Ayant à répondre à la question quand, hui y répond par au
jour, qui est, par au, l'expression la plus attitrée des représen-
tants de jour appelés à répondre à la question quand. Lorsque,
plus tard, au jour de hui aura ou semblera avoir besoin d'un
nouveau renfort, derechef ce sera au jour qui sera appelé à l'aide.
Nous aurons alors : au jour d(è) au jour d(e) hui.
Grand scandale pour les grammairiens ! Il est plaisant de
voir Littré ferrailler pour maintenir haut et ferme, et autant que
faire se peut, la tradition de la latinité et couper les ailes à la
tradition française.
« Le jour d'hier meurt en celui du jour d'hui, et le jour
d'hui mourra en celui de demain » (Montaigne).
Pédanterie que de ne pas vouloir nous laisser dire :
« Le jour d'hier meurt en celui d'aujourd'hui, et le jour d'au-
jourd'hui mourra en celui de demain » (comme Lamartine
ne l'a « pas mal employé » dans : « l'univers est à lui. Et nous
n'avons à nous Que le jour d'aujourd'hui ».
i. Il ne faudrait pas se laisser tenter de traiter sur pied d'égalité hui et hier
au point de vue des substitutions lexicales dont ils sont l'objet. Hui avait non
seulement plus de facilité à se faire substituer que hier (cf. ermain au soir,
ersoir au soir), mais il avait plus de droit à recourir à jour (au jour d'hui, ce
jour d'hui, mais moins bien au jour d'hier et surtout pas ce jour d'hier). De là
la question y a-t-il dans la succession à hui davantage déchéance de hui que
puissance analogique de au jour ?
12 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Tant de pruderie vis-à-vis de jusqu'à aujourd'hui, alors qu'on
ne montre pas le moindre étonnement vis-à-vis de : au par
avant !
Mais trêve de bavardage ! C'est dès le xme s. qu'hui a eu
recours à au jour, et que la langue, se moquant des pléonasmes
que découvrent les savants, y a eu, et de nos jours, derechef
recours. Cest donc pendant une longue période de temps que
au jour, répondant à la question quand, s'imposait à un adverbe
de temps répondant à la question quand.
iv. au réclame en français
l'agglutination de l'article.
Nous avions, en français, des mots qui, comme ombre saint-
polois et beaucoup plus que nuit dans le nord, étaient des isolés.
Par là, ils se prêtaient tout particulièrement à subir l'action
analogique d'au dans des fonctions tout particulièrement dévo-
lues à celui-ci.
Endemain était l'un de ces mots. De même que hier avait
donné l'autre hier {l'autrier), endemain devint V endemain, et
comme V endemain s'employait le plus souvent parallèlement à
au jour, au matin, au soir, etc., qu'il répondait à la même ques-
tion quand, il devait s'associer à eux formellement. Il le fit
comme ombre >► lombre. De là : au lendemain et, par conséquent,
le lendemain (au soleil : à l'ombre > au soleil, au lombre > le
soleil, le lombre = au jour : à l' endemain > au jour, au lende-
main >> le jour, le lendemain) qui n'avait d'ailleurs pas à changer
de genre comme ombre.
Endii n'était pas moins un isolé qu endemain. Au (marché p.
ex.) répondait à la question où. C'est à cette question que répon-
dait à Tendit. Au lendit est né comme au lendemain, le lendit
comme le lendemain. Un hasard — je me demandais pourquoi
encan (in quantum) ne serait pas devenu lencan, puisqu'il est
dans les mêmes conditions d'isolement que endemain et endit —
AV RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUASI) 13
me fait trouver mieux encore qu'une identité avec endemain et
endit, il me fait trouver la phrase suivante du xive-xve s. « ache-
ter comme au inquant » (D.G. et G.), qui est la formule même
que nous avons dû imaginer, parce que contraire à la gram-
maire, qui est l'intermédiaire entre à Fendit et au lendit, inter-
médiaire nécessaire et de l'existence duquel on aurait pu — et
pourrait encore — douter, si démonstratif et si nécessaire qu'il
soit à notre interprétation. Qu'a-t-il manqué à encan pour être
au lencan > le /encan ? A-t-il été restauré étymologiquement ?
Au inquant devait infailliblement être ou devenir au lencan. Ne
faut-il pas croire que le peuple allait faire — s'il ne l'a pas réel-
lement fait — au lencan > le lencan l . Si ce mot — ■ inconnu en
Suisse, par exemple — a échappé à ce sort, c'est qu'il a été
retiré de la langue du peuple, ou que l'élément savant et étymo-
logique lui a imposé un retour à encan 2.
Voilà donc deux mots français à article défini agglutiné que je
m'explique par une analogie émanant de la contraction de la
préposition à avec l'article masculin. Est-ce à dire que j'attribue
l'agglutination de l'article défini partout où elle se présente à la
même influence ? Loin de là. L'agglutination est un accident, et
peut avoir diverses origines. Encore faut-il qu'un accident soit
naturel, et telle qu'on nous a présenté l'agglutination jusqu'ici,
je ne l'ai point trouvée naturelle ni plausible.
J'ai d'ailleurs expliqué loriot par merle oriot {mère loriot), abso-
lument comme je m'explique il y a belle heurette par bel l(e)
heurette, incompris (ce qui équivaut à isolé) à Paris et à l'époque
où meure (moram) devenait mûre 3 — de là il y a belle lurette.
J'aurai à parler plus loin d'un autre cas d'agglutination, celui
de lierre.
1. [Je puis dire à M. Gilliéron qui m'a prié de relire ces articles avant de les
remettre à l'imprimeur qu'on dit « le » lïkà en patois et le lekû en français
populaire dans la vallée de la Haute-Moselle] O. Bloch.
2. Ne serait-ce pas un tour que nous auraient joué de savants (commissaires)
priseurs, qui savent encore aujourd'hui nous imposer leur appellation, pour-
tant défraîchie ?
3. Revue de philologie fr . , 1920, p. 62.
14 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
V. — Au RÉCLAME EN FRANÇAIS
LE PLURIEL DU SUBSTANTIF.
Nous avons vu jusqu'ici l'action analogique d'au, répondant
aux questions où et quand, s'attaquer à des mots isolés. Les
mots qui veulent obéir à cette action sont obligés d'afficher une
cocarde qui le leur permette (agglutination de l'article défini).
C'était une condition expresse d'admission dans le rang, puisque
au lui-même ne vit que devant consonne.
Mais qu'allaient faire les mots à à V et à la qui étaient tout
aussi dociles quombre, endemain, endit à suivre au, expansif,
annexionniste, et qui ne le pouvaient pas, parce qu'il leur était
impossible de se dégager de l'étreinte où les tenaient d?autres
fonctions grammaticales ou — et surtout — les membres de
leur famille, qui ne pouvaient prendre part à l'escapade que
proposait leur parent, leur chef de file ?
Si à ïentour allait devenir au lentour, dirait-on le lentourage,
lentourer, lentourner, la lentournure, comme le saint-polois a pu
avoir réellement le lornbre, lombrer, le lombrage, lombrageux ?
Ici se montre l'ingéniosité dont est capable la langue fran-
çaise, que les phonéticiens ont toujours considérée comme une
enfant en nourrice chez le latin, alors que nous la considérons
comme ayant depuis longtemps acquis le droit de réclamer ses
comptes de tutelle, et de se révolter contre l'action physiolo-
gique qui procède brutalement et sans égards pour les filiations
psychologiques, pour la filiation des idées.
Tous ces mots à à V et a la, incapables d'afficher au singu-
lier la cocarde qui leur permette de suivre au, ont un point
commun avec lui et qui va leur permettre de s'y adjoindre :
ils font au pluriel aux, comme au fait aux, et, par un pluriel,
contraire à ce que devait être logiquement leur forme en com-
binaison avec la préposition à répondant à la question où, ils
seront dans le même rang que les singuliers en au.
De là une foule d'expressions, répondant à la question où, qui
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND I 5
devaient logiquement apparaître sous la forme du singulier et
qui n'apparaissent que sous la forme du pluriel, certaines sous
Tune et l'autre forme, réservant celle du singulier pour indi-
quer Faction, celle du pluriel pour indiquer le lieu.
Du substantif précédé de aux naîtra un nouveau pluriel, qui,
sémantiquement, pourra ne pas être synonyme de l'ancien, et
produira ainsi une équivoque, contre laquelle protestent les
grammairiens, qui ne se rendent pas compte de l'origine de ce
second pluriel (voir notamment ci-dessous les abois « aboie-
ments du chien » et les abois « état de la bête traquée par les
chiens aboyants ». Les abois du chien et les abois de sa victime !
La langue mettra ordre à cette équivoque). D'autre part, depuis
la bifurcation de à /', à la à au, le substantif primitif peut lui
aussi, de son côté, avoir pris un nouvel essor pluriel qui formera
équivoque avec celui qui est né à la station aux du trajet de à
1', à la à les second pluriel (approche >> les approches (terme de
guerre) : aux approches (de la ville) > les approches), et il en
résultera derechef pour la langue un compte à régler.
Si Lafontaine disait encore « on tremble à l'environ, » il est
évident qu'il n'y avait aucune raison logique pour qu'on rem-
plaçât à l'environ par aux environs, pour qu'on en fît un mot
exclusivement pluriel (les environs), auquel Littré réserve un
article spécial à côté de environ.
Il en est de même en tous points de *aux alentours (> les alen-
tours) qui est un à Valentour logique (« il envoya sonner le
tabourin alentour de la ville » — Rab.), délaissé parce que au
exerce sur lui sa puissance analogique. Littré a deux articles :
alentour ou a ï entour et alentours s. m. pi.
Les entours, qui semble céder le pas, de nos jours ', à les
alentours, a la même origine que ce dernier (< aux entours),
et entour, comme alentour, n'avait aucune raison sémantique
pour ne pas rester au singulier (à r entour de celui, a V entour de
ce lieu). Seul le besoin de rattachement à au (> aux entours) a
1 . Il est peut-être regrettable que l'on ne conserve pas : les entours (d'une
personne), les alentours (d'un lieu).
l6 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
motivé sa pluralisation. Littré dit qu'entour « ne s'emploie guère
qu'au pluriel » et il donne, en effet, 10 exemples de l'époque
moderne qui ont tous ce mot au pluriel, 8 exemples du xne au
xvie s. qui l'ont tous au singulier.
La pluralisation d'entour et d'alentour qui, conformément à
son origine, faisait de ces deux mots des termes désignant plus
exclusivement un lieu, a rendu nécessaire le moderne entourage,
refait sur le verbe et ayant bien sa raison d'être ; car si Yentour
a désigné ou pu désigner « l'entourage d'une tombe », par
exemple, il ne le pourrait plus guère après l'évolution qu'il a
subie. Saurons-nous conserver à entourage sa raison d'être dans
la langue ? On peut en douter {dans l'entourage il y a beaucoup
de débits de vin : cela s'entend dire). Entourage ne va-t-il
pas prendre, lui aussi, le chemin de l'équivoque, aurait-on créé le
mot vainement, et la langue va-t-elle devoir se remettre à
l'œuvre ?
Si Littré était toujours conséquent avec lui-même il aurait
dû faire deux articles de abord et abords, comme il en a fait deux
de environ et environs, d'alentour et d'alentours. Il remarque que
dans le sens de « approche de deux personnes et accueil qu'on
se fait réciproquement » abord « n'a pas de pluriel », que, par
contre, abord s'emploie au pluriel seulement pour désigner « ce
qui entoure un monument, une localité, une place de guerre ».
On ne peut dire mieux en faveur de mon explication : l'abord
marque l'action, les abords < aux abords marque le lieu, le sens
susceptible d'être absorbé par au. Il y a aux abords de l'île une
quantité d'écueils qui en rendent l'abord dangereux.
A l'approche et aux approches (>> les approches) sont l'exact paral-
lèle de à l'abord et aux abords (> les abords) ; mais dans ces
deux exemples la possibilité d'un pluriel se rattachant sémanti-
quement aux singuliers approche et abord (voir ci-dessus) en a
quelque peu obscurci l'état réel et logique. Aussi Littré n'en fait-
il pas deux articles distincts. Les auteurs, d'ailleurs, ne nous
paraissent pas avoir exactement conscience de la différence qu'il
y a réellement — qu'il y a ou qu'il devrait y avoir — entre
approche et approches. Leur style ne pourrait que gagner en préci-
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND IJ
sion, s'ils avaient conscience de la genèse de ces pluriels de lieu,
opposés aux singuliers de l'action, et c'est ici que Littré aurait
pu intervenir utilement *.
A l'approche de l'ennemi, nos troupes se retirèrent aux
approches de la ville.
Je ne vois pas du tout pourquoi l'on dirait (être) aux aguets
de préférence à à Faguet, si ce n'est parce que au a exercé ici sa
puissance analogique de la manière que j'ai dite. Aussi, voyez
ce qu'en dit Littré : « L'Académie ne donne aguets que dans
les locutions : se tenir aux aguets, être aux aguets, mettre aux
aguets ; maison pourrait le dégager de cette chaîne et le remettre
dans la circulation, non seulement au pluriel, mais aussi, comme
Malherbe, au singulier et dire les aguets de la fraude, l'aguet
avait été dressé. » On voit que pour l'Académie le pluriel les
aguets n'est pas encore sorti de aux aguets. Qu'en ferions-nous ?
Littré ne donne aguet que sous sa forme plurielle ; le Dict. Gén.
le donne sous sa forme singulière, tout en disant qu'elle est
vieillie, et celui-ci a raison, puisque Malherbe l'emploie au sin-
gulier dans le sens d' « embuscade » et que Molière, dans le
même sens, l'emploie au pluriel. Mais ce singulier de Malherbe
n'existe plus, le pluriel de Molière n'existe plus. En voulant ce
singulier, Littré demande la restauration d'un mot disparu, en
voulant ce pluriel, Littré demande #un mot qui n'aurait pas le
même sens que le singulier, et qui, sortant de (être) aux aguets
(action de guetter), serait parallèle à écoutes sortant de aux écoutes.
i. Je lis en ce moment « à l'approche des fêtes de Noël ». C'est parfait ; car
les fêtes de Noël approchent ; mais « à l'approche de la tombe » réclame
une autre interprétation, la tombe n'approchant pas. « A l'approche de la
mort » (personnifiée) coexiste avec « aux approches de la mort » (non
personnifiée) sans que les deux locutions soient réellement synonymes. « A
l'approche de la tombe » ne peut signifier qu'au moment où l'on approche de
la tombe, et non « aux approches de la tombe ». C'est ainsi que j'interprète
le passage où M. G. Protat dans sa Réforme de l 'orthographe dit, en parlant du
ministre Berthelot « avec cette espèce de double vue que donne l'approche de
la tombe ». M. Protat va bien rire de me voir jouer le rôle de puriste, lui qui
sait que j'écris plus incorrectement le français que n'importe quel candidat au
baccalauréat.
Iô PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Ce pluriel n'est pas né (l'autre a disparu avec son singulier) :
laissons-le où il est, si nous ne voulons pas voir s'élever des con-
testations semblables à celles auxquelles ont donné lieu les deux
pluriels les abois (voir-ci-dessous).
Je ne comprends pas que l'on soit aux écoutes de préférence à
à V écoute, pas plus qu'on serait de préférence aux téléphones
<\uau téléphone. Les écoutes, sorti de aux écoutes, serait, à côté de
« écoutes » de couvent, ce que sont par rapport à l'ouïe les
aguets par rapport à la vue, sorti de aux aguets, à côté de les aguets
de Molière (« exposée aux aguets des rusés séducteurs »).
On a une prise avec quelqu'un (une querelle) D. G. Donc :
on est en prise, à prise, à la prise avec quelqu'un — non pas ! —
on est aux prises avec quelqu'un. De la sixième rubrique de
l'article prise, Littré pouvait tout aussi bien que pour environ, etc.
faire un article à part.
Être aux abois. Littré a le vague sentiment que des expressions
telles que Y aboi d'un chien et être aux abois pourraient être divisées
en deux ; aussi a-t-il un article abois, qui ne fait que renvoyer
à aboi, il est vrai. Ni Littré, ni le Dict. Gén. ne se rendent
compte de la double origine du pluriel abois. L'un est le pluriel
direct d'aboi, l'autre est un pluriel tiré de (être) aux abois (< être
à F aboi influencé par la puissance analogique à' au) .
Seule cette distinction explique, à mon avis, les dissentiments
entre Corneille et Voltaire, et l'embarras de Littré pour expli-
quer pourquoi « on use moins librement » d'un terme qui peut
entrer « dans le meilleur style ».
« Voltaire, sur le vers de Nicomède [Et ces esprits légers,
« approchant des abois, Pourraient bien se dédire une seconde
« fois] remarque que l'expression des abois, qui par elle-même
« n'est pas noble » [Elle n'est pas noble comme pluriel direct
d'aboi, elle l'est comme pluriel tiré de aux abois, en tant que
r= aux abois, comme le cerf et le chevreuil] « n'est plus d'usage
aujourd'hui » [aboiements intervient à propos pour éviter la con-
fusion des deux abois ']. « Néanmoins cette expression est restée,
i. On peut être assuré que les pluriels nés sous l'influence analogique d'au
{aux... > les) ont fait souvent la fortune de dérivés tels que aboiement,^
même ils n'en ont fait naître (cf. plus haut entourage).
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 19
à juste titre, dans l'usage, et elle n'a rien qui l'empêche d'entrer
dans le meilleur style » [pour être critiquée comme celle de Cor-
neille par Voltaire ?] « Seulement on en use moins librement
qu'au xvne s. » [et pourquoi, si elle est bonne, claire, non équi-
voque ?] a et on peut voir plus haut quelques emplois qu'en
fait Corneille et qui paraissent un peu surannés » [pourquoi, si
ce n'est parce qu'elle a paru équivoque ?]. Litlré.
Et ailleurs : « Faites cesser les aboiements de ce chien, et non
pas Faites cesser son aboi ou ses abois ». Laveaux. [Et cepen-
dant : « Aux chiens qui dans le ciel poussaient de vains abois ».
D. G.]. Comment les abois (action) des chiens pouvait-il marcher
de pair avec les abois (situation) où se trouvent les cerfs au
milieu des abois (aboiements) des chiens ? Comment l'accouple-
ment de ces deux pluriels aurait-il pu passer sans protestation ?
En ce temps-là, le chien avait ses abois (pluriel direct ou pri-
maire) comme le cerf avait les siens (pluriel indirect ou secon-
daire). Chiens et cerfs avaient leurs abois, et ceux-ci différaient
du tout au tout.
Aux fins de. Il y a une certaine analogie entre la confusion qui
résulte de l'emploi de deux abois et celle qui résulte de l'em-
ploi de deux fins.
Être sur ses fins (en parlant d'une bête qui va mourir), les
quatre fins de F homme, les fins de lune, etc, montrent évidemment
les fins dans sa forme plurielle directe de la fin ; mais en est-il
de même de mènera ses fins, tendre aux fins, etc. Ceux-ci ne nous
montreraient-ils pas un pluriel né de : à fin, à la fin (ci à celle fin
ou, dénaturé, à seule fin), par action analogique d'au répondant
à la question où > aux fins de > les fins ?
Sinon, comment expliquer, par exemple, la définition suivante
(L.) : « A ces fins [plur.], afin d'effectuer l'objet [sing.] qu'on se
propose. » Pourquoi pas uniquement^ cette fin, qui se dit aussi
et avec la même valeur ? Dirait-on semblablement : d ces inten-
tions [plur.], afin d'effectuer X objet [sing.] qu'on se propose ?
Si je ne me trompe pas, que de locutions susceptibles d'être
interprétées ainsi que je le fais, et que de remaniements à faire
subir aux divisions sémantiques dans nos dictionnaires !
20 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
*
* *
Peut-être n'est-il pas inutile de prévenir une objection qui
pourrait être faite à notre explication de pluriels anormaux par
la puissance analogique d'au répondant à la question où.
Nous avons, dira-t-on peut-être, des pluriels qui, à l'analyse
qu'on en fait, devraient apparaître préférablement sous la forme
de leur singulier. Tel se tenir sur ses gardes (mais se mettre en
garde, prendre garde *). Il en' est de même qui, au premier abord,
paraissent ridicules, tel : s'asseoir aux côtés de quelqu'un (mais
à côté d'un objet) : S'asseoir à droite et à gauche, en même
temps ?
Si ces pluriels existaient par analogie à ceux que nous avons
examinés ci-dessus, nous ne manquerions pas de dire : a-t-il
fallu que la puissance analogique d'au fût grande pour aboutir à
l'absurde : assieds-toi à mes côtés ( < aux côtés de) ! Mais, il n'en est
rien.
D'autre part, il ne faudrait pas croire que ces pluriels, sus-
pects, voire même ridicules, à première vue, puissent fournir
une explication applicable aux nôtres ; car les côtés, les gardes
de s'asseoir aux côtés de et de se tenir sur ses gardes sont iden-
tiques sémantiquement à le côté et la garde, qu'ils laissent exister
intacts (assieds-toi à mon côté, prends garde), et si les côtés, les gardes
sortant de s'asseoir aux côtés de et de se tenir sur ses gardes exis-
taient — ils n'existent pas en réalité — ils ne seraient pas équi-
voques avec les pluriels directs de le côté, la garde. Il n'en est pas
de même d'environ, d'alentour, etc .
Les environs a détruit l'environ (il demeure dans un environ de
Paris !!).
les alentours » » l' alentour (il demeure à l'alentour !!)
les abords » » l'abord (l'abord de l'île a des écueils !!)
i. Un auditeur à mes conférences, un étranger — ils le sont tous — m'a
dit aujourd'hui : il faut être sur sa garde.
AV RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 21
les approches » » rapproche (l'approche de la tombe est
imminente !!)
les écoutes » » V écoute (parlez ! je suis à l'écoute !!) etc.
C'est ce qui fait différer totalement les mots interprétés par
une analogie qu'exerce sur eux le contracté au de pluriels qui ne
sont que des licences elliptiques x, ne portant pas le moindre
préjudice à leur forme singulière et. dont Littré se garde bien
de les séparer, et ce qui, d'autre part, empêche de voir dans ces
derniers des modèles qui auraient pu être suivis par les premiers 2.
VI. — Au CONSERVATEUR DE VIEUX MOTS FRANÇAIS :
au clair de la lune.
Si le cadre que la phonétique avait assigné à au s'est élargi, que
des substantifs ont dû, au prix de leur individualité générique,
numérique et sémantique, se résigner à un compromis pour
y entrer, subir la loi phonétique imposée à au et à laquelle
celui-ci devait rester fidèle, nous étonnerons-nous que ce cadre
ait, en dépit d'évolutions lexicales qui semblaient devoir le lui
ravir, conservé ce qu'il contenait ? Un aimant ne repousse pas
la même matière qu'il attire.
Clair, substantif, est un mot peut-être unique dans la langue.
Il désigne la clarté, mais ne s'emploie que lorsqu'il s'agit de la
lune. C'est à tort, à mon sens, que les dictionnaires le font
figurer sous la même rubrique que il fait clair, il fait jour : il fait
clair veut dire, par exemple, « il fait beau soleil », et clair
substantif ne s'emploie pas en parlant du soleil (cf. Mondschein,
i. Je comprends : reste, assieds-toi à mes côtés, que ce soit à droite ou à
gauche, à l'un de mes côtés ; reste, assieds-toi autour de moi, soit devant,
soit derrière, soit à droite, soit à gauche ; sois sur tes gardes, quel que soit
le moyen de te garder que tu emploies.
2. Il demeure aux environs = il demeure dans l'un des lieux environ :
assis à tes côtés := assis à l'un de tes côtés. Reste autour de moi = reste en
un point au tour de moi.
22 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Sonnenschein). Clair doit être un substantif verbal de clairer,
comme éclair est le substantif verbal & éclairer. Clairer « luire »
a existé en ancien français, et est encore populaire en mainte
région : le soleil claire pour tout le monde s'entend couramment en
Suisse (les exemples de Godefroy sont de la Bourgogne).
Je disais se promener au soleil, auquel correspondrait, sans
action analogique d'au, se promener à la lune, que nous ne
disons pas — tellement il est vrai que au et à la ne répondent
pas avec la même spontanéité à la question où — avec action
analogique d'au, se promener au clair de la lune — je ne me repré-
sente pas au lune, comme au lombre de Saint-Pol.
Clarté peut supplanter clair : s'il ne s'impose pas dans se
promener au soleil, si cette phrase n'est pas supplantée par se
promener à la clarté du soleil, se promener au clair de lune restera
l'inséparable parallèle de se promener an soleil, et c'est ainsi, je
suppose, que le substantif clair s'est perpétué, mais seulement
dans clair de lune. Et voilà pourquoi l'on chantera longtemps
encore, comme nous avons chanté, étant enfant :
« Au clair de la lune, mon ami Pierrot, prête-moi ta plume
pour écrire un mot ».
C'est d'au clair de la lune qu'est né le clair de lune, aussi bien
celui de la chanson que celui du peintre.
S'il n'en est pas ainsi, qu'on me dise pourquoi le soleil qui
est clair (« c'est une chose claire comme le soleil en plein
midi » — Calvin) se refuse à donner clair de soleil pour donner
clarté du soleil, tandis que la lune qui est claire (« Clere luit
la lune par la cité antie » — « Clere est la nuit et la lune lui-
sant )>) s'obstine à donner clair de lune, tout en donnant aussi
clarté de la lune ?
VIL — Aperçu rétrospectif.
Il a plu à la phonétique de diviser violemment en deux ailes
les troupes de substantifs chargés par la préposition à d'une fonc-
tion qui consistait à répondre aux questions où et quand. De là :
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU HT QUAND 27,
i) l'aile al > au, où ne se trouvent que des substantifs mas-
culins commençant par une consonne ;
2) l'aile à F, à la, où ne se trouvent que des substantifs mas-
culins et féminins commençant par une voyelle et des substantifs
féminins commençant par une consonne.
La loi phonétique qui divise ces troupes de substantifs est
de nature impérative : aucun représentant de l'aile an ne saurait
passer à l'aile à /', à la, aucun représentant de l'aile a F, à la
ne saurait passer à l'aile au.
Cette loi, d'essence purement physiologique, impérative, ne
tolérant aucune exception, était contraire à la raison, à la
psvchologie de la langue : elle séparait violemment les uns des
autres des substantifs qui avaient entre eux d'étroites affinités
extra-phonétiques, et les mettait à distance dans ces cadres
phonétiques distincts, d'où ils devaient nécessairement tenter
d'échapper pour se rejoindre.
Pour franchir la cloison qui les séparait, il fallait qu'ils
usassent de ruse, il fallait qu'ils montrassent patte blanche à la
phonétique.
Endemain, dans le camp à /', à la, allait-il rester indifférent vis-
à-vis de hui, matin, soir qui étaient dans le camp de an, et vers
lesquels l'identité de ses fonctions l'appelait impérieusement ?
Non, il n'avait qu'à se présenter sous sa forme lendemain
(< Fendemain) pour montrer patte blanche et entrer dans le
camp d'au.
Ombre allait-il rester indifférent à an soleil qui l'invitait ins-
tamment à se dresser contre lui ? Non, il n'avait qu'à se présenter
sous sa forme lombre (> F ombre), à devenir masculin " — à
la différence de lendemain — pour montrer patte blanche.
A F alentour, dans un autre camp que autour, auprès, n'avait
qu'à endosser son habit pluriel pour rejoindre ceux-ci.
Au clair de la lune coudoyait au soleil dans le même camp.
Si la clarté l'appelle hors de son cadre — clair étant désuet
1. Comme nuit est devenu masculin, il est vrai, sous l'influence immédiate
de au soir (et non de au jour), mais dans une région toute voisine de lombre
masculin .
24 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
dans l'acception où au clair de la lune avait cette acception —
il restera sourd à cette injonction ; car il est fort à son aise en
compagnie de au soleil persistant.
A, répondant aux questions où et quand, était plus fortement
accusé par au que par à /', à la {au jour, au matin, au soir plus
forts que à la veille), il en est résulté une puissance analogique
et rayonnante de au sur à /', à la, puissance capable d'obliger
le substantif à changer de genre et de nombre (le lombre, les
environs) et à retenir ce que la langue tentait de lui ravir (au
clair de la lune).
*
* *
Ce que la phonétique a fait de la préposition à en com-
binaison avec l'article défini, elle l'a fait également de en et de
de (el et ses successeurs phonétiques, es, du, des).
C'est la préposition en que, en la contractant avec l'article
défini et en faisant évoluer l'une de ces contractions (el), la
phonétique a le plus maltraitée. Rien d'étonnant à cela, puisque
en n'avait que des fonctions exclusivement prépositionnelles —
on me permettra cette distinction faite en partant du point de
vue préroman — à rencontre de de et de à qui remplissaient des
fonctions grammaticales plus étendues, des fonctions de décli-
naison, où ils puisaient leur force de résistance '..
La préposition en nous est parvenue ayant perdu, par ses
formes contractées, le maniement de l'article défini. En T, en la
ne pouvaient la sauver : il me paraît naturel que — contraire-
ment à au, aux, du, des plus puissants par leurs fonctions plus
étendues que el et es — la disparition de en le, en les masculins
entraînait presque fatalement celle de en /', en la féminins. Ne
pouvant plus dire en le pré, en les prés, on ne pouvait plus guère
dire en la prairie \ qui était discordant, alors qu'on dit très
i . El village pourra être, en langage savant, remplacé par en le village ;
mais le clocher du village n'est pas près de devenir le clocher de le village.
2. El pays et en la campagne devait sonner faux, comme à nous sonnerait
faux : par monts et par les vallées {par monts et vallées, par les monts et les vallées,
AU REPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 2$
bien encore au pré et à la prairie, également discordants, il est
vrai, mais forts d'une vitalité beaucoup plus étendue et irrem-
plaçable par quelque autre préposition.
N'avons-nous par vu que à /', à la étaient entamés par au en
fonction exclusivement prépositionnelle, alors que, en fonction
de déclinaison (questions à qui, à quoi), au paraît être ana-
logiquement impuissant vis-à-vis de à /', à la — indice de deux
vies bien séparées, dont celle qui est grammaticalement parallèle
à el : en le nous est apparue comme non-fixe, comme étant
sujette à varier?
Comment fonctionner régulièrement vis-à-vis des mots nou-
veaux qui entrent dans la langue, et dont l'emploi avec la
préposition en aurait réclamé une conscience phonétique —
évanouie ? Comment ne pas rétrograder devant d'autres pré-
positions fortes de leur unité constante, bien représentative
d'une unité de fonction ?
La langue moderne combat avec acharnement la diversité des
formes dans une seule et même fonction (cf. l'ordinalité en
-icme, la disparition du prétérit simple). Elle transforme les
intérieurs de cathédrales en de vastes salles à l'aménagement
desquelles président seuls le souci de la commodité, de l'acous-
tique et celui de l'économie.
La préposition en nous est parvenue dans un état d'anémie tel
que le français moderne et savant a vainement tenté de la
rééduquer.
Il me paraît plus que probable que le passage à travers la
langue de el et de es a dû laisser plus d'une trace dans les
changements de genre et de nombre qu'ont subis les substantifs.
Il y aurait notamment à examiner si le masculin n'a pas
par les monts et par les vallées, par monts et vaux ; mais non pas par monts et
par les vallées. — ■ Mouche-guêpe et abeille ? Non ! Mouche-guêpe et mouche-
abeille, ou guêpe et abeille. Même équilibre). On n'estropie pas une préposition
en fonction permanente avec le substantif comme on estropie un adverbe
{Ment (comment) que vous dites) : son intégrité est une condition nécessaire à
son existence, elle lui est aussi nécessaire qu'au substantif; c'est une condition
sine qua non de l'exercice de sa profession.
26 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
triomphé définitivement dans des mots tels que duché, comté,
évêché, diocèse du fait de el royaume, etc. (> el conté > le conté;
mais la Franche-Comté. — >> el diocèse >> le diocèse).
Qui nous dira les conséquences de ce petit « fait divers » que
le Dict. Gén. reproduit en ces termes : « puis cette dernière
forme [ou < et] a disparu en se confondant au xvie s. avec au
(à le) » ?
*
Je ne m'aviserai pas de vouloir reconstituer l'histoire de Vierre >
le lierre à l'aide des quelques exemples que je trouve dans les dic-
tionnaires, ni de la carte de l'Atlas, qui est bien incomplète géo-
graphiquement et qui laisse à désirer au point de vue gram-
matical et botanique — « le lierre » peut avoir été envisagé
comme un arbre, de ce chef être masculin, il y a plusieurs
espèces de lierre, d'autre part, l'agglutination peut remonter à
diverses étapes du mot.
Mais cependant, étant donné que, en certaines régions, il est
encore féminin, qu'il existe encore sans agglutination, je ne crois
pas m'avancer beaucoup en disant que du partitif — jouant un
rôle parallèle à celui de au qui répond aux questions où et
quand — a dû causer, en certaines régions, la masculinisation
de hedera (particulière à la France), en même temps que
l'agglutination de l'article défini qu'il a subie (de Vierre >> du
lierre >► le lierre) grâce à une conception identique à celle de
chèvrefeuille et de cerfeuil (voir ci-après). Le lierre serait alors
l'exact pendant de ombre > le lombre.
Je ne crois pas à un hasard qui aurait fait de milfeuil : la
millefeuille — quintejeuille est féminin déjà au xme s. — , tandis que
chèvrefeuille et cerfeuil sont restés masculins. L'étymologie popu-
laire qui s'est attaquée à la fleur (millefeuille), n'a-t-elle pas
reculé devant « chèvrefeuille » et « cerfeuil », parce que du
était le partitif le plus habituel devant les noms de plantes où le
feuillage est le plus représentatif (du buis, du thym, du laurier,
AU RÉPONDANT AUX QUESTIONS OU ET QUAND 2J
du vert, du lierre > de lierre : du chèvrefeuille, du cerfeuil >
le chèvrefeuille, le cerfeuil ').
Sémantiquement, il n'a rien manqué à 1' « ivraie » pour
devenir, à travers du livraie, un masculin et un mot avec article
agglutiné (exactement comme à l'ombre >> au lombre > le
lombré). Effectivement, nous avons en maints endroits /f livraie ;
car l'ivraie est « une herbe [non pas une fleur, ni même une
plante] qui croît parmi le froment » (D. G.).
Sémantiquement, il n'a rien manqué à la chanvre pour devenir
le chanvre à travers du chanvre ; car le chanvre est une « plante
herbacée. . . » (D. G.). « Le mot est féminin en latin, et ce genre,
employé par Lafontaine, est resté dans plusieurs patois ; mais
le latin a aussi la forme plus rare cannabum masculin, d'où le
genre actuel, attesté dès le xme s. » (D.G.) Est-ce bien sûr que
nous ayons le successeur de cannabum ? Je me permets d'en
douter : Du chanvre a, pour le moins, « fait triompher » le genre
masculin.
Comment ceux qui ont dit que les noms des arbres étaient
devenus masculins en français peuvent-ils ne pas s'être aperçus
que l'analogie, depuis quelque dix siècles, n'avait pu chômer
dans le domaine de la botanique ?
Ne devons-nous pas au partitif^, aussi approprié au « chien-
dent » qu'au « chèvrefeuille », au « cerfeuil », au « lierre », à
1' « ivraie » et au « chanvre », le maintien de le chiendent, qui
n'est pas devenu la chiendent, lorsque dent de masculin devint
féminin ? Quel que soit le rapport étymologique de chien avec
dent que le peuple conçoive dans le mot chiendent, il l'a décom-
posé (la dent de chien), il a donc compris sa composition —
sémantiquement interprétée justement ou faussement — il a
même fait sporadiquement du composé un mot féminin (la chien-
dent). N'en résulte-t-il pas que chiendent s'est conservé masculin
au même titre que au clair de la lune ?
i . Cf. « voilà de la pervenche » . Généalogie des mots qui désignent V abeille,
p. 236.
28 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Quels résultats pourrait attendre un professeur qui distri-
buerait à trois élèves de son séminaire les trois sujets suivants à
traiter :
i) les substantifs français qui ne s'emploient qu'au pluriel ;
2) le changement de genre dans le substantif français ;
3) l'agglutination de l'article défini ?
Nous travaillons à notre édifice linguistique comme des
manœuvres qui, en l'absence de tout architecte, s'en seraient
distribué les parties à édifier et les exécutent à leur guise, selon
leurs goûts et leurs aptitudes, chacun indépendamment, de son
côté. Ne nous étonnons pas si notre édifice n'a aucun style ou
menace même de crouler.
Savons-nous même ce que valent les outils que nous avons
en mains, et comment on doit les manier ?
ESSETTE-MOUCHETTE
DANS
L'EST DU DOMAINE GALLO-ROMAN
Dans mon travail sur les noms qui désignent l'abeille d'après
l'Atlas linguistique de la France, j'ai cherché à démontrer que
moucbette « abeille » n'était pas né consciemment pour rem-
placer un « abeille » défaillant, mais qu'il était né accidentel-
lement de mouche-ep, que ce mouchette avait disparu, parce qu'il
était entomologiquement faux et que mouchette « moucheron »
s'opposait à son maintien.
Les arguments que j'ai présentés à l'appui de cette thèse ont,
paraît-il, convaincu M. Jabergqui, dans la Romania, tome XLVI,
p. 121, a fait de mon travail un compte rendu élogieux —
trop élogieux sans doute, surtout si l'on considère la gravité des
erreurs que j'y ai commises, selon lui — et attestant une lecture
attentive.
L'explication, dont il admet la valeur démonstrative pour
un territoire très étendu de la France au nord de la Loire, il ne
l'admet pas pour « l'est du domaine gallo-roman » qui comprend
« le domaine des patois lorrains, vosgiens, comtois et suisses,
au besoin le territoire adjacent de la Champagne, de la Bour-
gogne et de la Savoie ».
Il y aurait donc eu, selon M. J., deux mouchette, l'un né
accidentellement (mouche-ep >> mouchette), et qui a disparu tota-
lement de la région où il s'est produit, l'autre, à l'est, né cons-
ciemment, qui serait, non pas « petite mouche », mais, selon lui,
« gentille (utile) mouche », et qui, contrairement au mouchette
accidentel, s'est maintenu en une aire bien cohérente compre-
nant 24 points de l'Atlas, à laquelle se rattache immédiatement
30 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
une aire suisse essette comprenant 4 points de l'Atlas r. — J'aurais
dû, dans mon travail sur l'abeille, exposer comment un mouchette
éliminé ailleurs pouvait se maintenir en une aire cohérente dans
cette partie de la France.
Ainsi donc, selon M. J., à l'Est, on a, non pas maintenu un
mouchette « abeille » accidentel, mais fait naître un mouchette
« abeille » qu'ailleurs, en une portion du domaine français beau-
coup plus considérable, on a rejeté unanimement quand il s'est
produit par accident. Cette antinomie pourra paraître étrange.
Mais, en linguistique, pareille antinomie peut ne pas sortir du
domaine des possibilités.
M. J. a pour lui la très respectable autorité des textes : ceux-
ci lui démontrent l'existence de mouchette « abeille » dès le
xive s., voire même dès le xiiic s., à l'est de la France, donc aune
époque où mouche-ep n'était pas né. Les textes nous démontrent
même l'existence de mouche à miel au xme s., alors que, selon
moi, mouche à miel est postérieur à mouchette, mouche-ep 2, comme
ils nous montrent aussi — ce que j'ajoute aux informations de
M. J. — - mouche « abeille » dans getons de mouches dès l'an 1328.
J'ai à mon avoir : de graves anachronismes pour mouchette, pour
mouche à miel — et pour mouche. Me voilà en bonne posture !
Mes spéculations d'ordre géographique, que deviennent-elles ?
C'est, sans doute, en deux foyers qu'est né consciemment mou-
chette « abeille » — cette formation antinomique de celle qu'ad-
met M. J. pour la Wallonie (entre autres régions), laquelle est
phonétiquement et lexicalement étroitement liée aux parlers de
l'Est — ; car il y a, en dehors de l'aire Est, l'aire valaisanne dont
« l'âge reste à déterminer » (J.) ! Mouchette « allumette » ne
sépare pas violemment l'aire Est de l'aire valaisanne 3 ! Mouche à
1 . Une autre aire, distante de ces deux, l'aire valaisanne de mouchette, ne fait
pas l'objet des considérations de M. J.
2. Il se pourrait que le ms. <\t Y Evangile des femmes contenant mouche à
miel ne fût pas aussi ancien, selon M. J. — La question me laisse parfaite-
ment indifférent.
3. Mouchettes à moucher une chandelle est-il un concurrent à dédaigner de
mouchettes « abeilles » ?
! SShyiTh.-MOUCHETTE 31
miel coexiste avec es, puisqu'il figure dans YÉvaugile des femmes !
Ce n'est pas de mouche sorti de manchette qu'est né mouche à miel !
Apier, la pièce la plus importante de mon jeu de patience, a une
histoire qu'il « importerait d'élucider » ! Etc., etc. Que reste-t-
il de la géographie linguistique, telle que je l'ai appliquée ? Pas
grand'chose — et les adversaires de la géographie linguistique ont
raison de prendre mes raisonnements pour de vaines élucubra-
tions. Une telle conclusion n'était certainement pas dans les inten-
tions de M. J. ; mais elle découle nécessairement de son explica-
tion de mouchette-essette et de ses informations sur mouche à miel,
qui concernent également mouche « abeille », dont M. J. ne
parle pas.
« Peut-être M. G. a-t-il quelquefois une confiance trop grande
dans la rigueur mathématique de ses déductions. »
Si les arguments de M. J. portent, si la reconstitution histo-
rique de mouchelte et d'essette qu'il établit est juste, M. J. devait
être sévère à l'égard de mon travail, et il serait juste et loyal de
ma part de reconnaître que, inconsciemment, j'ai mystifié le
lecteur. Je ne crois pas que le moment soit venu de me résigner
à faire cet aveu.
« L'auteur pousse très loin la méfiance vis-à-vis des textes et
des documents » (p. 122). « C'est d'abord parce qu'il a plus de
confiance dans les constatations de la géographie linguistique et
dans ses déductions que dans les textes » (p. 133). Ce n'est pas
vis-à-vis des textes et des documents que j'ai de la méfiance ;
mais je me méfie des interprétations que l'on en donne, et j'au-
rai, ici-même, à démontrer que ma peur de contrevenir à un texte
était sans fondement, lorsque j'écrivais mon travail. Cette résipis-
cence, je la dois à M. J.
*
* *
Voici ce que j'ai à dire pour défendre ma thèse contre celle de
M. J., qui est aussi celle de tout le monde (« Évidemment M. G.
n'est pas sans avoir examiné la possibilité de cette interprétation
32 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
qui se présente le plus naturellement à l'esprit. Pourquoi l'a-t-il
écartée ? ») :
En me basant, comme le fait aussi M. J., uniquement sur les
matériaux que fournit l'Atlas, je nie que mouchêtte « abeille »
se soit conservé ailleurs que dans l'aire valaisanne, où je crois
avoir démontré la possibilité de son maintien, et qui n'est pas à
considérer ici, puisque M. J. n'en parle pas pour l'expliquer. Le
mouchêtte « abeille » de l'Est, le mouchêtte « abeille » de M. J.
n'existe pas.
Qu'avons-nous, en effet, dans l'aire Est dite de mouchêtte
« abeille » ? Uniquement les formes mouchai te et mouchotte,
comme nous n'avons dans l'aire dite à'essette que les formes
essatte et essotte.
Pourquoi ne trouve-t-on pas la forme mouchêtte « abeille » dans
l'aire mouchêtte « abeille » de M. J., si ce n'est pas parce que cette
forme est intolérable pour désigner 1' « abeille », intolérable
comme elle l'a été au nord de la Loire, là où M. J. admet les
raisons que je donne à sa disparition ?
En présence d'un mouchêtte <C mouche-ep qu'il est obligé d'ad-
mettre, qui s'est produit par accident et a recouvert — pour en
être ensuite totalement extirpé comme un produit impropre,
illogique pour désigner 1' « abeille » — un territoire infiniment
plus étendu que celui où un mouchêtte serait, selon lui, né
spontanément, logiquement, M. J. aurait dû se poser la question :
mon mouchêtte que, à cause de l'ancienneté des textes qui le con-
tiennent, je suppose né spontanément, et que je ne retrouve
dans l'Atlas que sous des formes altérées par la phonétique,
n'est-il pas, de ce dernier fait, dans des conditions lui permettant
d'échapper à la proscription qui le frappe ailleurs, et les textes
qui en font un mot antérieur à sa naissance accidentelle méritent-
ils la confiance que je mets en eux ? Les ai-je bien compris?
En se croyant obligé par les textes qu'il allègue — mouchêtte y
apparaît antérieurement à essette — à admettre que la caritativité
s'est . attaquée d'abord à un mot où elle était équivoque —
mouchêtte > « petite mouche » (rejeté comme impropre par-
tout où il s'est produit inconsciemment) — pour être ensuite
ESSETTE-MOUCHETTE 33
appliquée « par imitation » à W, OÙ elle n'était pas équivoque,
M. j. aurait dû se demander : les textes me forcent-ils à émettre
une hypothèse que personne ne croira plausible ' ?
L'aire délimitée par M. J. — abstraction faite d'essetle —
devrait renfermer les trois types phonétiques mouchette, mouchatte,
mouchotte.
I.e premier, père des deux autres, a disparu, tandis que mou-
chattt et mouchotte, qui ne couvrent pas l'aire entière des suf-
fixes atte et ottt <C ette, continuent à vivre et n'ont disparu que
dans le pourtour de l'aire. Ils en ont disparu, sans doute, pour
la même raison que mouchette. Il faut donc que -atte -otte soit un
abri qui permet au type mouchette « abeille » de persister, con-
trairement à -ette, qui ne le permet pas. En devenant -atte -otte,
le suffixe -ette se confond avec les suffixes -atte et -otte (patois et
français), qui ne sont point des suffixes diminutifs ou caritatifs,
et il perd ainsi son caractère de suffixe diminutif ou ne le conser-
vera qu'en tant qu'il sera en étroite communion avec -ette fran-
çais — c'est-à-dire là où l'on aura conscience de l'équivalence
-atte-otte = ette français, conscience qui a déterminé l'abandon de
mouchette dans la portion de l'aire -atte- -otte d'où il a disparu.
En réalité, M. J., en laissant de côté les quatre points valai-
sans, rompt des lances en faveur d'un champion qui n'existe
plus, qui n'existe pas plus que le mouchette < mouche-ep, disparu
pour une raison qu'admet M. J.
A priori, il est inadmissible que mouchette devenant mouchatte,
mouchotte n'ait pas acquis une vie nouvelle, une vie autre que
mouchette, que ce dernier n'ait pas compromis sa nature séman-
tique en s'associant aux mots qui se terminent en -atte -otte.
Nous allons en donner la preuve a posteriori.
L'aire -atte -otte, où se perd le sentiment de la diminutivité
d'-ette, est l'exacte contre-partie du territoire gascon où s'est gagné
i . Essette, pour être « gentille es », aurait besoin du modèle mouchette « gen-
tille mouche », alors que es et mouche sont deux synonymes de « mouche
piquante » ! Es-ep, es-guêpe sont-ils des « imitations » de mouche-ep et de
mouche-guêpe, et sont-ce les premiers qui poursuivent la voie que va suivre
« abeille », ou sont-ce les derniers ?
3
34 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
le sentiment de la diminutivité. Ici, c'est le suffixe -ellum qui
devient phonétiquement -et, et se confond ainsi avec le suffixe
-ittum >> et, de sorte que, la nécessité d'une dédiminutivisation
se faisant sentir, et sous les auspices du français qui marque ce
qui est susceptible d'être dédiminutivisé et ce qui ne l'est pas,
celle-ci frappe ellum aussi bien que ittum (clavel ^> clavet >
clan « clou » — mulet > muï).
Là, c'est le suffixe diminutif -ette qui devient phonétiquement
-atte -otte, se confond avec ce dernier, et perd ainsi le sentiment de
la diminutivité, de sorte qu'il échappe à toute atteinte dont -ette
peut être affecté (mouchette > impropre à désigner l'« abeille »
— mouchatte, mouchotte propres à désigner 1' « abeille »).
A en croire le petit dictionnaire de Lévy (clau « clou », clavel
« clou », clavelet « clou », clavar « clouer », clavelar « clouer »)
et à jeter un coup d'œil superficiel sur la carte de l'Atlas, on
croirait que la Gascogne est la seule région du Midi où se soit
conservé clavus, et c'est la seule région du Midi où, ayant eu
clavellus, on a pu reproduire un clavus roman.
A en croire M. J., mouchatte- mouchotte sont les seuls diminutifs
ou caritatifs conscients de mouchette « abeille ». Ils sont « en
place » de tout temps depuis leur naissance précisément parce
qu'ils ont cessé d'être des diminutifs ou caritatifs et de participer
au sort de la forme mouchette. Loin d'être une aire productrice de
diminutivités ou de caritativités, l'aire -atte -otte a émasculé le
diminutif -ette, et mouchette « abeille », sous forme de mouchatte,
mouchotte, peut vivre.
Si M. J. avait étudié l'aire -atte -otte, il y aurait trouvé les faits
suivants qui l'auraient éclairé.
Ce parc réservé *, où Ton peut résider sans contrainte poli-
cière, héberge les individualités — dont je ne fais qu'un choix
— et a les caractéristiques suivantes :
i) « Ongle » y est onglette, et Yonglette n'y est pas le moins
i . Le fait qu'il y a de nombreux bouquetins dans le parc des Grisons, où
la Confédération helvétique préserve leur race d'une disparition totale, ne
permet pas de les considérer comme un échantillon du genre chèvre peuplant
les rochers des Alpes.
rssi ITI-MOL CHETTL ] ')
du monde un diminutif ou un caritatif, il désigne en un point
F u onglon du porc », tandis que Yonglô est celui de l'homme.
Onglttit n'existe nulle part ailleurs dans la Gaule romane.
« Feuille » y est feuillette. Une feuillette de rhubarbe est-elle
une b petite feuille » ou une « gentille feuille »? Feuillette »
feuille » n'existe nulle part ailleurs dans la Gaule romane l.
Cf. encore dans Y Atlas des Vosges méridionales de M. Blocli les
cartes bouc, poutre, foie, oseille, etc.
2) La « pomme » y est une « pommette », et, par une légi-
time conséquence, la « pomme de terre » y est une pommette
de terre ou une pommette (comme en français pomme de terre
>* pomme). La « pomme de terre » une pommette ! Poire y est
poire (et non poirette) ; mais, comme dans cette ambiance, la
« pomme de terre » est une pommette, la « pomme de terre »
sera aussi une poirette (sans être une « poire ») : la poirette une
« pomme de terre » !
M. J., qui met la diminutivité de son patois allemand en
parallèle avec la prétendue diminutivité de monchette « abeille »,
suivie de celle cYessette, s'imagine-t-il un Birli qui désigne la
« pomme de terre » ? Je comprends que les « pommes de terre »
soient des pommes, comme en latin les pommes ont été des
« truffes », qui sont en France aussi des « pommes de terre »,
mais des pommettes, « de petites pommes », non !
Et poirette « pomme de terre » n'existe nulle part ailleurs
dans la Gaule romane \
Poirotte se prélasse ici dans notre enclos, et se trouve fort
à son aise en compagnie de carotte, comme pommate n'aura rien
à reprocher à patate (qui a dû y passer) et à tomate, quand
celui-ci y viendra plus tard.
1. On m'excusera de ne point rechercher la raison d'être particulière à cha-
cun des mots que je cite et qui a produit ces diminutifs caractéristiques : je
ne présenterais au lecteur que des hypothèses, tant que je n'aurai pas étudié
ces mots en détail, et cela demanderait un volume.
2. La « pomme de terre », dans notre région, et notamment en Suisse,
réserve bien des surprises à celui qui en entreprendra l'étude généalogique
sur la base du Glossaire de la Suisse romande qui est en préparation.
36 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
3) Otte et atte, successeurs de -ette, se relaient dans notre
enclos, et cela est bien conforme aux nouvelles accointances
qu ette contracte en devenant atte et otte, et cela est bien contraire
à la régularité qu'observe ce suffixe partout où il est resté pho-
nétiquement intact.
Des 24 points qui constituent l'aire moùchatte-mouchotte, de
24 autres points qui, en dehors de cette aire, appartiennent à
l'aire atte-otte, de 4 points qui ont essette « abeille », c'est-à-dire
des 52 points que j'ai examinés, il n'en est pas un seul observant
régulièrement la loi qui fait â'ette soit atte, soit otte. On se passe
la main dans ce lieu d'exil.
Voici, par exemple, ce que je trouve dans l'aire complète
à'essette « abeille » :
ABEILLE
HACHE *
ALOUETTE
HIBOU l
NAVETTE
VIOLETTES
72
essotte
etchatte
alouotte
tchouotte
naviotte
violottes
73
»
»
alvatte
tchvatte
navotte
»
64
»
»
alouotte
tchouatte
nevatte
violattes
7i
echatte
atchatte
olouatte
»
naviatte
»
Quelle est la loi phonétique qui régit chacun de ces parlers ?
L'atlas phonétique que prépare depuis de nombreuses années
la rédaction du Glossaire de la Suisse romande nous le dira-t-il ?
Mais les relevés d'Edmont peuvent paraître suspects aux yeux
de quelque lecteur. Qu'à cela ne tienne ! Voici le témoignage
d'un autre enquêteur. M. Bloch, dans ses Parlers des Vosges méri-
dionales, p. 299, dit :
« Nous avons déjà eu l'occasion de signaler l'origine étran-
gère de cette forme p. 146 [il s'agit de hnot (= pommotle)
« pomme de terre »]; il est même curieux que nos parlers n'aient
pas adapté le suffixe [M. Bloch réclame le « suffixe atle]. »
Nous avons vu plus haut que cette forme kmot de M. Bloch est
en fort bonne compagnie avec carotte.
4). Pour être devenu atte-otte, le suffixe ette, maintenu sous sa
1. On voit que ce mot du questionnaire ne pouvait guère provoquer une
réponse « extorquée » (hachette, chouette).
ESSETTE-MOVCHETTE 37
«
forme française, ne perd pas ses droits à l'existence dans l'aire
atte-otte. Et quoi de plus naturel, puisque atte-otte ne connaissent
plus la valeur de -ette, ou la connaissent imparfaitement (de là le
pourtour de l'aire atte, otte sans mouchette « abeille ») ? Lorsqu'un
mot en -ette, étranger à cette aire, s'y présente après l'évolution
en atte-otte, il sera assimilé ou ne le sera pas, alors qu'un -ette,
conçu comme diminutif, devrait être toujours assimilé par un
parler ayant conscience de la diminutivité de -atte -otte.
Clarinette ne deviendra nulle part clarinatte-clarinotte ;
Omelette, bien qu'apparaissant aussi sous la forme mulet, ne
sera assimilé en -atte qu'en 2 points sur 52 ;
Pâquerette le sera en deux points {-atte), en un point {-otte)
sur une douzaine ;
Fauvette, allumette, violette, fourchette, etc. le seront, à divers
degrés, davantage — mais n'allez pas croire que les parlers les
plus assimilateurs soient les plus originaux et les plus régionalistes.
Je gage que le plus récent des mots en -ette, trottinette, n'y
affecte pas les formes en -atte -otte, à moins que . . .
Dans l'appendice Mouchette en Lorraine de mon travail sur
l'abeille, j'ai montré que cet état de choses créait des possibilités
lexicales particulières.
Par ce qui précède, on voit que l'aire atte-otte était un enclos
où un mouchette « abeille » — quelle que soit son origine (cons-
ciente ou accidentelle) — pouvait parfaitement se maintenir
sans apparaître sous la forme d'un diminutif de mouche ; il pou-
vait se maintenir même en dépit de la présence d'un mouchette
« moucheron », lequel pouvait persister ou naître (sous la forme
mouchette), appuyé qu'il était par d'autres diminutifs en ette —
fourchatte, fourchoile pourraient désigner une « petite fourche »,
tandis que fourchette désignerait une « fourchette de table ».
Mouchette « abeille » était condamné ailleurs que là où il était
mouchatte et mouchotte. Mouchette « abeille » n'existe réellement
qu'en quatre points du Valais, où une raison particulière a per-
mis qu'il se maintînt, et cette raison particulière est analogue à
celle qui a sauvé mouchatte et mouchotte.
*
* *
38 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Mais, le mouchette « abeille », sauvé miraculeusement dans
Taire atle-otte, pourrait être aussi bien le mouchette — diminutif
ou caritatif — de M. J. que mon mouchette accidentel, < mou-
che-ep ! Il y a donc lieu d'examiner si le mouchette « abeille » de
l'Est est autre chose que celui qui, à l'ouest, disparaît, précisé-
ment pour être apparu comme un diminutif, d'examiner si,
comme le croit M. J., mouchette « abeille » de l'Est est antérieur
à la naissance de mouche-ep, tombé accidentellement en mouchette,
comme je le crois.
Examinons donc les textes qui ont permis à M. J. de rem-
placer une aile de mon bâtiment, de la remplacer par une aile
qui est d'un tout autre style.
Ce sont les mêmes textes que ceux que j'ai eus sous les yeux
en écrivant mon travail sur l'abeille — ceux qui concernent
essette n'ont rien qui soit chronologiquement incompatible avec
essette •< es-ep. Seuls ceux qui ont, ou que l'on dit avoir mouchette
« abeille », motivent le dissentiment entre M. J. et moi.
La plus ancienne forme de l'Est que M. J. oppose à ma con-
ception de mouchette <] mouche-ep est un mouxate de 1291.
« Atte », dès cette époque, a remplacé ette. Par cette évolution
phonétique, « mouchette » va acquérir, tôt ou tard, les préroga-
tives que j'ai signalées ci-dessus : il pourra se maintenir à l'abri
des péripéties survenant à mouchette. Lès scribes et auteurs de la
région nous parleront dorénavant de mouchattes et de mouchottes,
alors que mouchette pourra avoir disparu ailleurs. Ils franciseront
leur mot provincial en mouchette.
Ce mouxate de 1291 est-il mouchette « abeille » ? Je le conteste
catégoriquement ; car il s'agit d'un geton ou essaim de mou-
chettes. Or, que sont ces « mouchettes » ? Ce sont « les
mouches, les jeunes mouches, les mouchettes, les nouvelles
mouches » qui s'envolent de la ruche, où travaillent les es. Ces
mouchattes sont exactement les « nouvelles mouchettes » du texte
de Brunetto Latini, qui m'a sottement embarrassé lorsque j'écri-
vais Y Abeille^ ce sont « les noveles moschetes » [pléonasme aussi
excusable que petit bébé, petit poupon] qui « ne s'osent poser devant
ce que lor maistres [la nouvelle reine] ne sois assis la ou il vuet ».
ESSETTE-MOUCHETTE 39
Le mouxate de 1291 n'a pas plus à intervenir dans l'histoire de
T « abeille » que le moschete de Brunetto Latini n'a à intervenir
dans celle de 1' « abeille » à Paris, et n'y est intervenu : xve s.
« Avettes que l'on appelle eps en France et abeilles en Poitou ».
Dans le deuxième exemple cité par M. J., celui du Psautier de
Metz : ils m'ont environné com moixates, ne s'agit-il pas plutôt
des jeunes abeilles, effarées, et suivant leur reine en tournoyant,
n'osant se poser « devant qu'elle soit assise là où elle veut »
que des abeilles de la ruche environnant l'apiculteur qui vient
prendre leur miel ' .
Cette interprétation de trois mouchelte est fantaisiste, recher-
chée, dira peut-être M. J. Avec ma présomption habituelle, je
n'hésite pas à dire qu'elle est certaine, et voici pourquoi :
quand essaim « essaim » dans le nord de la France eut disparu
sous le coup de sa collision avec essaim « abeille » — ce fait n'est
pas contesté par M. J. — , il naquit un nouveau mot pour
désigner Y « essaim », et ce nouveau mot a pour base... ma
conception du mouchette de 1 291, du mouchette de Brunetto Latini,
du mouchelte du Psautier de Metz. Le nouveau mot pour
« essaim » est jeuneau, c'est-à-dire le groupe des jeunes mouches,
des manchet les, et ce jeuneau occupe la moitié de la Wallonie, et
ce jeuneau fixe définitivement des jeunes de mouches, des mouches,
des mouches qui essaiment, des nids de mouches (pas de mouchettes !),
toutes expressions tâtonnantes qui « environnent » jeuneau, qui
se meuvent toutes dans l'orbe de mouchette, jeune abeille qui
quitte le domicile maternel, fait l'école buissonnière sous la
conduite de son nouveau c'maître », « environne » le passant,
et est « mouchette » — ou « mouche » — tant qu'elle fera
partie de « getons », voire même de « vaisseaux » — car vaisseau,
en disparaissant d'un parler dans son acception de « ruche », ne
vaut pas plus que « geton » ou « essaim ».
Si l'essaim ne se composait pas de « jeunes abeilles », de
1. Si d'autres psautiers disent, à ce passage, es, je n'en conclus nulle-
ment que le mouchette du Psautier de Metz soit le synonyme exact d'es. Le
Psautier de Metz précise d'une façon plus parfaite et plus juste l'image qu'é-
voque le psalmiste.
40 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
« mouches », de « mouchettes », de « mouchons » (voir plus
loin), le mot nouveau devant désigner un « essaim » perdu
serait-il jeuneau, et ce jeuneau serait-il entouré de jeunes de
mouches, etc. ?
Ainsi, de plein droit, j'élimine toute interprétation de
mouchette, mouche par « abeille », en tant que mouchette et mouche
sont des compléments de jeton, essaim, vaisseau ; car un jeton,
un essaim, et même un vaisseau (celui-ci dans certaines con-
ditions) se composent réellement de mouchettes ou de mouches et
non d'abeilles.
Qui a étudié les parlers wallons et ceux qui de la Belgique
se parlent le long de la frontière jusqu'à la Suisse sait dans quelle
intime relation phonétique et lexicale se trouve ce territoire,
récemment brisé en deux tronçons par ce que j'ai appelé ailleurs
la « trouée de la Meuse ». (Cf., au point de vue phonétique, la
diphtongaison de Ye entravé, le maintien de Ys devant consonnes,
et dix autres faits ; au point de vue lexicologique, les mots sar-
rasin, cercueil, auge, arracher, et cent autres.)
Si mouchatte de 1291, moschete antérieur, mouchatte du Psau-
tier de Metz étaient synonymes d' « abeille », je revendiquerais
cette même synonymie pour mouche. Nous avons getons de mou-
ches en 1328 (synonyme de geton des (! ?), geton de mouchettes,
voire même de geton de mouchette (ruche). Je revendiquerais cette
synonymie à plus juste titre encore que celle de mouchette, puisque
mouche « abeille » est resté jusqu'à nos jours (Elever des mouches,
dit Littré. C'est élever des mouches pour avoir des es, élever
de la progéniture, comme on élève» des vers à soie — non pas
pour avoir des vers, mais de la soie), alors que l'on ne dit pas
aujourd'hui élever des mouchettes.
A qui le tour de prétendre que mouche désigne l'abeille dès
le xive s., et que les textes permettent de reconstruire l'histoire
de la terminologie de l'abeille avec plus de sûreté que la géogra-
phie linguistique ? M. J. ne dit rien de ce mouche « abeille ».
Moi, je dis que la géographie linguistique est là pour qu'on
interprète bien les textes et que, sans, elle, on serait semblable
à celui qui prendrait une clef de porte cochère pour remonter
ESSETTE-M( WCHETTE 4 l
sa montre. Vous chercherez en vain chez Godefroy un article
mouche « abeille », alors que, par hasard, il s'en trouve trois i
exemples — où ? — à l'article geton, où il est bien à sa place '.
Godefroy a-t-il relevé les mouchette qui ne se recommandent
pas à sa curiosité par leur forme phonétique ou leur graphie ?
Les exemples de mouchette sont-ils dans son dictionnaire en
proportion de leur existence réelle ?
Mouxate de 1291, moschete parisien du xme s. mouche de 1328
sont les synonymes d'un mouchon 2 beaucoup plus récent :
« Quand le printemps est beau, les abeilles font plus de miel
et moins de mouchons, parce que. . elles en oublient la produc-
tion de leurs nymphes. »
Si je devais changer d'avis au sujet de la naissance de mouchette
dans l'Est, c'est-à-dire lui attribuer une autre origine que celle
de mouche-ep, je n'hésiterais pas un seul instant à voir dans
mouchette et essette de l'Est de véritables diminutifs de mouche et
à* es, propres à remplacer un es défaillant, quoique devenant
improprement des « abeilles », de « jeunes abeilles » qu'elles
étaient.
*
1. Godefroy n'a-t-il pas dépouillé le seul livre de textes vieux-français que
j'aie ici à ma disposition : la Chrestomathie de Bartsch. J'y trouve : mouches
aux aguillons Qui de beau miel leurs pavillons Firent es arbres par mesure
(Alain Chartier). Les « moucherons » y sont des monschettes. Les mouches
d'A. C. (né en 1386) intéressent moins Godefroy que les mouchettes de Bel-
leau (né en 1 528).
Godefroy a deux articles indépendants : moucheté, qui comprend mouchate,
et nwuchote, cette dernière forme étant aussi représentée, dans un seul et
même texte, par moucheté et par mouchate. Cela enrichit le dictionnaire, et
peut faire accroire que la région lorraine est plus riche en mouchatte et mou-
chotte que les régions à mouchette ne le sont en mouchette.
Une collaboration de quinze jours à la cueillette de M. Godefroy a suffi
pour que je me rende compte comment elle se faisait et pour motiver la briè-
veté de cette collaboration.
2. Mouchon =« fumeron » et» petite mouche » (absolument comme mou-
cheron) G.
42 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Apes. Une « muschete qui fait le miel » (Glossaire de Salins).
Cette mouchette est-elle une mouche qui fait le miel ou une abeille
qui fait le miel. Si c'est une abeille qui fait le miel, le Glossaire
de Salins dirait-il aussi : Pomus. Pommier qui porte des
pommes ?
Si, comme le suppose M. J., moichotte est « abeille » dès l'an
1291, je ne comprends pas qu'en 1444 un scribe écrive :
XII vaissels d'ays alias moichotes.
Est-ce un savant connaisseur de la langue d'autrefois ? M. J.
cite cet exemple en faveur de sa thèse d'après laquelle mouchette
a recouvert es et essette est une imitation de mouchette. Cent cin-
quante ans après que mouchette « abeille » a fait son apparition,
on nous parle encore à'es, dans une région dont une partie au
moins « témoigne d'une conservation particulièrement tenace
d'apis » (J.). Quelle est l'interprétation la plus naturelle de ce
texte? Celle que lui donne M. J. ou celle d'après laquelle es est
encore contemporain de mouchette, le premier désignant l'abeille
en ruche, le second désignant soit la « jeune abeille » (qui est
el vaisseï), soit déjà mouchette <Z mouche-ep et étant alors le
synonyme parfait d'es ? Le même texte présente, dans la même
année moichate, plus tard, la forme francisée moichete.
Deux ou trois des textes qu'il y aurait encore à interpréter
sont obscurs pour moi I. Je ne crois pas en devoir faire plus
de cas que de celui de Belleau, qui disait avette, et cependant
emploie une fois mouchette à miel, sans qu'aucun parler n'ait eu
à en souffrir.
• D'ailleurs, me montrât-on de véritables mouchette « abeille »
antérieurs à mon mouchette <C mouche-ep que je ne m'en formali-
serais pas autrement en présence de tant de mouchette et de
mouche qui ne sont pas des « abeilles », mais de « jeunes
abeilles » et qui pullulent de plein droit comme compléments
1. « Une petite mochette que fut trouvée d'espave es bois de monsei-
gneur» est dans un texte qui a, d'autre part : « une petite mochette.. laquelle
morut avec sesjectons. »
ESSETTE-M0UCHET1E 43
de « essaim », « jeton », voire même de « vaisseau ». Que l'on
ait confondu parfois les jeunes mouches futures faiseuses de
miel avec les faiseuses de miel, cela serait-il inadmissible ? Pas
plus que si l'on a confondu poule avec geline.
Je crois donc, et M. J. croit avec moi, que mouchette abeille,
né accidentellement, a été extirpé. M. J. reste seul à croire
qu'ailleurs que là où l'on a extirpé, on l'a créé pour qu'il restât.
*
* *
Deux faits particulièrement — d'un troisième M. J. dit qu'il
n'est pas décisif, sans proposer une autre explication — m'ont
révélé que mouchette et essette étaient le produit né dans l'Est de
vwuche-ep et de es-ep. Ce sont :
i) l'existence d' essette « esse »,
2) la présence d'apier « rucher » au point 77.
Ces deux faits ont naturellement aussi peu de valeur démon-
strative aux yeux de M. J. que les textes qu'il interprète en ont
pour moi.
1) « Essette reste une hypothèse aussi longtemps qu essette
« abeille » n'est pas attesté en Lorraine ». Pas d'histoire sans
documents écrits! Il n'y a au ciel que les étoiles que l'on nous
montre à l'Observatoire ! Comme essette n'existe pas dans Gode-
froy, je ne tenterai point l'entreprise de dépouiller les textes
lorrains en vue d'y trouver un mot éphémère, aussi éphémère
que mouche-ep, dont M. J. admet l'existence, quoique non paten-
tée par les textes, et qui a été fort bien remplacé par mouchatte-
mouchotte. Je préférerais de beaucoup suivre une autre piste qui
aboutirait peut-être à un résultat plus assuré : les successeurs
des trois essatte, signalés à M. J., sont représentés, dans les quatre
points à essette de l'Atlas, par trois essotte contre un essatte. Cela
me laisse rêveur en face de quatre etchatte « hache », de quatre
brouatte même. Essette est, des quatorze mots que j'ai examinés,
celui qui se comporte le plus irrégulièrement vis-à-vis de la loi
ette > atte. Or, j'ai dit plus haut le va-et-vient de otte et de atte,
44 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
j'ai reproduit les dires de M. Bloch au sujet de kmot, à la place
duquel il attendait kmat. Est- il sûr quessotte soit « en place » et
ne soit pas un lambeau d'une aire autrefois plus étendue et dont
la situation géographique satisferait M. J. ï ? Il importerait à
M. J. de démontrer l'inanité de mon étymologie essette
« abeille » >> « esse ». Je ne puis croire à celle-ci : S majus-
cule Cesse) > s minuscule (essette) [!].
M. J., pour appuyer la prétendue caritativité de mouchette
« abeille » nous cite des diminutifs-caritatifs romans d' « abeille »
et plus particulièrement des caritatifs de son patois allemand
(=z « abeillette, guêpette, frelonnet, bourdonnet »), ce qui ne
l'empêche pas de prétendre que : « Essette, caritatif à' es, imite
probablement mouchette, dont l'aire l'entoure ». La caritativité
n'a donc pas été directe, elle a donc fait un détour pour arriver
à « abeille », elle s'est attardée chez la mouche, où elle prêtait à
équivoque, avant d'aller à Y « abeille », où elle ne prêtait pas à
équivoque.
2) « Quant au sort de apier est-il vraiment lié aussi étroite-
ment que le pense l'auteur au sort â'ep ? Un terme d'apiculteur,
dont dans deux tiers de la France on ne sent pas la nécessité,
ne peut-il pas se répandre indépendamment du mot sur lequel,
selon M. G., il repose et qui, aujourd'hui, n'existe plus nulle
part en France ? »
A la question rucher « endroit où sont les ruches » (D. G.),
les sujets d'Edmont pouvaient alléguer leur ignorance (= ?),
s'ils n'avaient pas connaissance d'un mot désignant un ensemble
de ruches, placées en un lieu déterminé, soit alignées sur des
1 . Si les parlers du Jura bernois, parlers français, sont en relations plus
étroites avec la Suisse franco-provençale — ce dont il est permis de douter
— qu'avec l'ouest français, si Yessette du Jura Bernois s'appuie sur Y es fribour-
geois, une question, peut-être embarrassante pour M. J., se poserait : un
diminutif ou caritatif d'es ne serait-il pas plutôt esset qu'essette, puisque les
parlers voisins du canton de Fribourg ont un es masculin ? Pour nous, cette
question ne se pose pas : un es-ep qui devient accidentellement essette, comme
mouche-ep > mouchette, parallèlement, et — je puis le dire maintenant après
l'examen qui précède — simultanément, est un mot féminin (es a été des
deux genres en français).
ESSE T'I E-MO UCHE TTE 4 5
m
planches ou des bancs, soit placées dans un édicule. Ils pouvaient
mieux faire — la question rucher étant associée à celle de ruche
— et donner à Edmont un équivalent de « ce qui supporte la
ruche ou les ruches ». C'est ainsi qu'ont été obtenus banc des
abeilles, es 1er, apier, etc.
Le rucher est « l'endroit où sont les ruches », et le nom de cet
endroit est soit un dérivé de « ruche » (ruche >> rucher ; cha-
toire >> chatrier), soit un dérivé d' « abeille » :
Es « abeille » a donné : ester « rucher » ; mouche « abeille » :
moucher ; mouchette « abeille » : mouchetier ; abeille « abeille » :
abeiller ; aveille « abeille » : aveiller, qui sont tous l'endroit où
sont les ruches, tous ce qu'est rucher << ruche.
Ep « abeille », selon M. J., a pu ne pas donner apier.
Apier, qui, dans Olivier de Serres, est un assemblage de bancs
qui supportent les ruches, ainsi que me l'apprend M. J., apier,
qui, au point 264 de l'Atlas, est une planche supportant les
ruches, est un terme qui n'est pas plus technique qu esier, mou-
cher, etc.
Apier peut-il se trouver indépendamment à'ep « abeille » ? M. J.
pense que oui ; moi, je pense que non.
Esier, moucher, etc. peuvent-ils se trouver indépendamment
d'un es, mouche « abeille », actuel ou ancien ? M. J. et moi, nous
pensons que non — M. J. le montre par les raisonnements que
contient son article.
Un moucher, un mouchetier, un esier dans l'aire abeille ne seraient
pas moins déplacés qu'un apier dans l'aire mouchette « abeille », si
cette aire mouchette « abeille » n'a eu un ep « abeille ».
J'avoue que j'ai été singulièrement surpris en lisant cette phrase
de M. J. « il importerait d'ailleurs d'élucider l'histoire â'apier » ;
car je ne songeais pas, en lisant les prémisses de son travail,
aux conséquences fatales auxquelles il allait être entraîné.
C'est bien par fragments qu'il faut tout d'abord traiter un
problème linguistique d'une certaine envergure, si l'on veut
obtenir une solution, absolument comme, dans un jeu de patience,
la reconstitution d'un paysage. On obtient d'abord des solutions
partielles. Mais il faut que ces solutions partielles s'enchâssent
46 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
les unes dans les autres pour former le tout recherché. Si, dans
votre jeu de patience, trop de pièces se trouvent à manquer, ne
cherchez pas à reconstituer le paysage en entier : vos arbres pour-
raient avoir la cime en bas. — Si je n'avais pas cru à mon expli-
cation à' apier, M. J. croit-il que j'aurais publié mon travail sur
l'abeille ?
M. J. a recherché apier dans les textes et n'a pas trouvé d'autre
exemple que celui d'Olivier de Serres r. Voilà un mot qui a
failli avoir le sort de Yessette lorrain ! Et cependant, il figure
dans de nombreux lexiques patois et à plus de 50 points de
l'Atlas, où il est disséminé et représente une surface triple, qua-
druple, quintuple de celle de la Lorraine, où M. J. s'étonne de
ne pas trouver essette, l'autre produit de ep.
Si ni l'un ni l'autre des produits de ep ne se retrouvent dans
les textes lorrains, serait-ce, par hasard, que M. J. aurait donné
une mauvaise solution à essette, en lui attribuant une origine
logique, spontanée, lequel essette, en effet, devrait, de par cette
nature, se retrouver dans les textes lorrains, à l'égal bavette, p.
ex, dans l'Ouest ?
L'aire avette n'a point donné avettier. Cette aire se contente
de nombreux points d'interrogation et de rucher tout moderne
(ainsi qu'il convient à la région la plus francisée, et la plus
anciennement francisée de la Gaule romane).
Les aires mouchatte-mouchotte et essette n'ont point donné mou-
chattier, mouchottier , essattier, car elles sont, en grande partie,
« la seule aire quelque peu étendue du dérivé ancien ester, eserier »
(J.) et, en une autre partie, du respectable chatrier <C chatoire
« ruche ».
A l'exception de ces aires, tout « abeille » donne un « abeiller »,
sauf ep, selon M. J.
Cet apier qui, selon moi, abritait au xve s. « les eps de France
1. Ce qui aurait dû être, pour M. J., un indice de la nature du mot : apier
n'a pas laissé, dans les textes, plus de traces qu'ep, d'où il vient. Ep culbuté
dans les patois n'entraînait pas dans sa culbute apier, qui, comme esier, pou-
vait patiemment attendre l'arrivée tardive de rucher, sinon celle de mouchattier-
mouchottier.
ESSETTE-MOUCHETTE 47
que Ton appelait avettes en Anjou et abeilles en Poitou »,
quelles assises géographiques a-t-il ?
Il pullule dans la région qui a vu naître ep.
Il est absent de tout l'immense territoire le plus soumis à
l'influence française littéraire (de là son absence dans les textes).
Il se retrouve et pullule dans l'aire abeille, . . où, grâce à l'ana-
logie de sa forme, il se confond avec abeille r au point qu'il pro-
duit le type apeiller ' — et apier ne serait pas à ep ce quabeiller
est à abeille !
Il est dans le voisinage du Médoc, où ep existe encore. Et
maintenant, examinons de près, et dans son entourage immé-
diat, Y apier du point 77, dédaigné par M. J. à cause de son
isolement, doublement apprécié, par moi pour la même raison.
Apier est, au point 77, situé au centre d'un quadrilatère formé
par les points, plus septentrionaux, 68 et 86 et les points, plus
méridionaux, 78 et 67. Aux points 77 et 67, le mot bus, ayant
besoin du complément « de mouchettes » pour être « ruche »,
équivaut, dans cette région, à « panier » que l'on a aux points
86 et 68. Ces quatre parlers ont perdu le type chatoire « ruche »
(abandon matériel, ou abandon à la suite de l'apparition d'un
nouveau modèle de « ruche »), conservé au point 78, type lor-
rain-wallon disparu de la « trouée de la Meuse » (où l'on a natu-
rellement ruche). Chaîner « rucher », le dérivé de chatoire, se
maintient naturellement au point 78 — qui a chatoire « ruche » ;
il se maintient aussi aux points 68 et 86, malgré la disparition
de chatoire « ruche » que l'on y a remplacé par une expression
périphrastique imminente, « panier de mouchettes », ou simple-
ment « panier » — qui ne peut donner panerier « rucher » ! Le
point 67 a conservé esier « rucher », malgré son expression péri-
phrastique pour « ruche ». Dans ce milieu, au centre du qua-
drilatère, le point 77, qui a perdu esier et chaîner, dit apier
« rucher ». Il les aurait abandonnés, selon M. J., pour adopter
1. Ne cherchez pas cet adultérin dans le dictionnaire de Mistral. On en
fait à foison (afierma «affirmer); mais on ne paraît pas adopter ceux qui
existent (apeiller).
48 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
un « terme d'apiculteur » (terme technique comme ester « de
la seule aire quelque peu étendue de ce dérivé â'es », comme cha-
trier dont l'aire s'étend de la Wallonie à la Suisse ?)3 un terme
« qui aurait pu se répandre indépendamment du mot sur lequel
il repose » et dont « il importe d'ailleurs d'élucider l'histoire » !
Il les aurait abandonnés pour leur préférer un mot ne tenant,
nid' « abeille », ni de « ruche », et qu'il n'a pas remplacé par le
littéraire rucher, comme partout ailleurs où l'on n'a pas un mot
formellement associé avec le terme « abeille » ou « ruche »
avant l'apparition de ruche, rucher \
Au point 77, apier suppose ep, comme tabatière2 suppose tabac.
Si « mouchettier » ne s'est pas encore produit, comme il existe
au point 261, où il est le témoin encore vivant du passage de
mouchette « abeille » — apier est, au point 77, le témoin du
passage â'ep — , c'est que nous sommes ici en une région où
ester et chaîner sont encore bien vivants — l'élément mobile de
la famille et déterminant le mouvement des dérivés n'est-il pas
uniquement « abeille» ? — , malgré que es ait disparu dans nos
cinq points et que chatoire n'existe plus qu'en un seul point : la
langue ne s'est pas encore mise en quête d'un remplaçant d'esier
et de chatrier pour satisfaire le seul point 77 qui en ait besoin.
*
* *
M. J. traite à la légère le sémantisme « essaim-ruche » de
mouchette et de mouche. Il signale, d'après Godefroy, ce mouchette
« essaim, ruche » au xive s. (toujours dans la région Est qui a
mouchette « abeille ») et se contente d'ajouter : « l'évolution
sémantique « abeille » >> « essaim », de même que celle d' « es-
saim » >> « ruche » se retrouve à différentes époques et dans
différentes langues ». Je ne sais pas ce qu'il en est dans ces
1 . Apier fournit une date chronologique dans l'histoire du rucher et de la
ruche au point 77.
2. Les priseurs ont « soufflé » ce mot aux fumeurs, qui ont été réduits à dire
blague à tabac. Les priseurs ont eu pour eux l'antériorité. C'est ce qui découle
aussi de l'étude des cartes tabac et fumer de l'Atlas.
ESSETTE-MOUCHETTE 49
« différentes langues », et si les conditions du problème fran-
çais de « mouche, mouchette » peuvent avoir un parallèle dans
d'autres langues à « abeille »[?]; niais j'avoue que cette évo-
lution .sémantique, qui parait naturelle à M. J.3 me paraît extraor-
dinaire, à moi : une es ou une avette « abeille » qui est en même
temps un « groupe d'es ou bavettes » — ce qui n'existe pas à ma
connaissance? Une mouchette qui, dans l'aire des archives de la
Côte-d'Or, signifie « essaim, ruche » au xive s. en même temps
que « abeille » (dans les mêmes archives et dans le même
siècle), cela, je le répète, me paraît tellement extraordinaire que
je poserai la question suivante, dont on comprendra toute la
portée : voyons ! est-ce mouchette « abeille » que l'on a en pre-
mier lieu, ou est-ce mouchette « essaim, ruche » ?
Si une confusion d' « abeille » avec « essaim-ruche » est natu-
relle, se retrouve cà « différentes époques » et dans « différentes
langues », pourquoi, dans notre langue à nous, le nord, lors-
qu'il a perdu « essaim » devenu « abeille » fait-il, pour retrou-
ver un « essaim », tant d'efforts qui ont abouti heureusement à
jeuneau ? Que n'a-t-il pris son « abeille », comme l'Est — d'après
M.J. — son mouchette ?
Pour ma part, si je n'ai aucune explication à fournir cà un es
ou à un avette qui signifieraient en même temps « abeille » et
« essaim-ruche » — ruche et essaim sont logiquement iden-
tiques —, et dont l'existence reste à être démontrée, j'en ai une,
par contre, qui, inapplicable à es et, à avette (ou à tel autre mot
pouvant avoir existé avant moiiche-ep), est applicable uniquement
aux successeurs de mouche ep > mouchette — et on en devine la
portée pour la justification de mon mouchette < mouche-ep de
l'Est.
Si mouchette « abeille » est né consciemment, qu'il soit dimi-
nutif, qu'il soit caritatif, s'il a provoqué un essette « abeille »,
comme le dit M.J., je ne comprends pas que mouchette puisse
signifier « essaim-ruche » en même temps qu « abeille ». . et
à la même époque à peu près.
Mouchette « abeille » devait être et rester senti comme un
diminutif ou un caritatif — n'a-t-il pas provoqué le diminutif
50 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
ou caritatif essette dont M.J. nous donne des exemples du
xve s. ? — comment alors, étant un produit autochtone, a-t-il
pu être interprété, au xive s. comme « essaim-ruche » dans la
même région ?
Si je ne comprends pas un mouchette « abeille » et « essaim »
qui serait autochtone et qui inaugurerait chronologiquement la
confusion de ces deux acceptions — car, je le répète, les
« abeille » antérieurs ne paraissent pas l'avoir — , je comprends,
par contre, très bien un mouchette non-autochtone << mouche-ep,
soumis à un examen morphologico-étymologique par des parlers
qui, en détresse lexicale, l'adoptent.
Un mouchette, né de mouche-ep, est -il une « abeille » ? Certai-
nement, puisqu'il est une « mouche ».
N'est-il pas aussi un « groupe d'abeilles, essaim de mouches »,
comme coudrette est une « coud raie » et non seulement un
« petit coudrier », comme sarlette (exclusivement wallon dans la
langue d'oui) est une « salière » ?
Et si mouchette « abeille » est devenu mouche, ainsi que je le
prétends, mouchette « essaim-ruche » n'a-t-il pas pu ou dû devenir
— soit sur place avec mouchette « abeille », soit, plus facilement
à l'écart de mouchette > mouche « abeille », qui allait se spécifier
— mouche « essaim-ruche » (que M.J. signale lui-même aux
points 4 *, 5, 405, 505); et si mouche » abeille » fait place à
abeille, mouche « essaim-ruche », ne deviendra-t-il pas aussi abeille
« essaim-ruche », mot qui ne figure pas dans l'Atlas, mais que
M. Meillet (sud du dép. du Cher, sauf erreur) m'a signalé 2 ?
J'invite M. J., ainsi que le lecteur — si nous en avons — , à
examiner la situation géographique de ces points 12 , 5, 405,
1. Lisez : 12.
2. Le glossaire de Tixier (Escurolles, Allier), originaire de l'aire où Edmont
signale mouche-abeille « abeille », dit qu'abeille ne s'emploie pas seul.
On dit « une ruche d'abeilles » et une « mouche d'abeilles » [?] pour une
« ruche » et une « abeille ». J'ai eu à copier, il y a deux ans, ce glossaire
en entier, et j'ai eu trop d'erreurs évidentes à y constater pour y avoir mis ma
confiance. Je suppose qu'il s'agit de mouche-abeille « abeille », Escurolles
faisant partie de cette aire, selon les relevés d'Edmont.
ESSE TTE-MO UCHE TTE 5 I
505, qui font tous partie de L'ancienne aire manchette « abeille »
et « essaim-ruche » et qui suivent la destinée d' « abeille »
jusqu'à abeille, le mot du xxe s. Ces parlers n'ont plus guère à
se soucier de leur avenir : le français y pourvoira.
M.J. approuve mon explication de mouchette « moucheron »
> mouche « moucheron » en Wallonie sous l'impulsion et dans
le voisinage immédiat de mouchette « abeille » > mouche « abeille ».
Est-il possible qu'il désapprouve mouchette « essaim » > mouche
« essaim » et sa suite conséquente abeille « essaim » sous l'im-
pulsion de mouchette « abeille » > mouche « abeille » en une
aire cohérente, dont il m'a marqué lui-même les points extrêmes
(4°5. 505> 5 et I2) et auxquels je viens d'ajouter des points
intermédiaires (sud du Cher, et probablement Escurolles) ?
*
* *
Dans une note qui accompagne une constatation malheureu-
sement trop juste, et que vient confirmer le présent article (« on
peut contester l'évidence de certaines explications ». P. 123),
M. J. dit : « Ainsi je ne voudrais pas exclure d'une façon aussi
catégorique que le fait M. G. un conflit entre ai s « planche » et
es « abeille ».
En tout cas, ais « pkmche » — s'il a existé — était bien inof-
fensif à l'époque où M. J. fait évoluer, « par imitation » de mou-
chette, es « abeille » en essette « abeille ». Essette pouvait-il
moins facilement signifier « petite planche » qu'« abeille », voire
même qu' aissette « espèce de hache ou de marteau », si toute-
fois ce mot, de tout autre origine que la « planchette », est de
la région ?
M. J. continue : « il ne devait pas être commode d'appeler le
« banc des abeilles » (bà d esat) l'es des es, dans les Franches-
Montagnes, par ex., où le rucher en forme de maisonnette,
comme certainement en beaucoup d'autres régions, est d'intro-
duction moderne ».
L'es des es n'avait pas à exister. Il était —M.J. le sait aussi
bien que moi — l'ester 9 Yeserier, qui était le dérivé le plus direct
52 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
d'es dans « une unité qui témoigne d'une conservation particu-
lièrement tenace d'apis » (J.), et il consistait en une planche sur
laquelle reposaient la ruche ou les ruches, et il consistait plus
tard en un rucher « en forme de maisonnette », comme était
aussi Yapier, le dérivé le plus direct d'ep, et qui, au point 264 et
— M. J. nous le fait savoir — dans Olivier de Serres, désigne
le banc ou les bancs sur lequel ou sur lesquels reposent la
ruche ou les ruches, pour désigner plus tard le rucher « en
forme de maisonnette ».
Si les Franches-Montagnes n'ont plus Yesier-eserier, c'est
qu'elles s'en sont appauvries depuis la disparition à' es I (guère
avant — quoique banc des es vaille bien es des es). « C'est la
seule aire quelque peu étendue de ce dérivé d'es » (J.), et M. Bloch
dans les 26 patois vosgiens et franc-comtois qu'il a étudiés
relève 26 ester « rucher ».
J. GlLLlÉRON.
1. Comme le point 77 s'est appauvri de chatrier ou d'ester à l'époque d'ep-
apier.
LA
DIMINUTIVITÉ D'ABEILLE ET D'OISEAU
La critique de M. Jaberg a attiré à nouveau mon attention sur
le mot jeuneau « essaim », dont on trouvera l'aire dans la carte
qui accompagne mon travail sur l'abeille.
Jeuneau (aire D de la carte) désigne 1' « essaim », et, aboutis-
sement de tâtonnements lexicaux qui l'environnent, a remplacé
un essaim qui était devenu « abeille » par l'intermédiaire de
« mouche à? essaim » Ç>essaim tout court). C'est avec raison que,
dans ma réplique à M. Jaberg, je m'appuie sur l'origine de ce
mot pour corroborer une interprétation de mouchette par « jeune
d'abeille ». •
Si mon travail a trouvé un lecteur attentif, je doute que celui-
ci puisse me reprocher de la prolixité et de la surabondance dans
les démonstrations que j'ai tentées et que j'aurais, paraît-il, trop
facilement considérées comme aboutissant à des vérités mathéma-
tiques.
On me permettra donc de ne pas négliger l'occasion, que me
fournit jeuneau « essaim », de corroborer une conception que
j'aurais pu considérer avec trop de hâte comme mathématiquement
juste et de mettre à nouveau en relief la valeur des déduc-
tions qui ont pour base la géographie linguistique.
J'ai prétendu que la plus grande partie du territoire de la
langue d'oui avait eu à subir une collision d'es « abeille » avec
e\è (en é%é : le vol déçé = le vol d'oiseaux, le vol des abeilles),
une collision qui entraînait la perte des deux vocables (voir
Abeille). En outre, dans la Revue de phil. fr., 1920, ierfasc, j'ai
corroboré depuis cette conception en signalant dans un patois de
54 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
l'aire é = apis une forme oiseleur désignant Y « apiculteur »,
qui est indubitablement propre à confirmer le fait qu'il s'agit bien
d'une collision de 1' « abeille » avec 1' « oiseau » — fait d'ailleurs
mis hors de doute par les substituts étranges qui ont succédé aux
deux vocables télescopés.
Cependant, si « abeille » et « oiseau » se sont télescopés dans
la plus grande partie du territoire de la langue d'oui, nécessitant
ainsi une substitution bilatérale, certain substitut d'abeille, guêpe
«abeille », m'avait démontré l'existence d'un autre télescopage,
celui d'es « abeille », préservé d'un télescopage avec « oiseau », et,
en Wallonie, allant entrer en collision avecwes « guêpe ».
Cet autre télescopage s'accomplissait en dehors d' « oiseau »,
laissait oiseau intact. Il en restait deux aires bien distinctes :
i) celle d' « abeille » et d' « oiseau » substitués par d'autres
mots, et
2) celle d' « abeille », substitué pour cause de télescopage avec
« guêpe » et où oiseau reste intact.
C'est la nature des substituts d1 « abeille » et d' « oiseau » —
ep à Paris « abeille » ; moisson « moineau* »>> «.oiseau » — qui
m'avait permis de considérer comme certain l'autochtonisme
d'oiseau en Wallonie (Abeille p. 161).
Nous avions vu oiseleur « apiculteur » réaliser la conception
d'une collision d' « abeille » avec « oiseau ». Oiseleur « apicul-
teur » est une entité qui est « oiseau » par sa forme et « abeille »
par sa sémantique.
Voici que jeune d'essaim, en Wallonie (sous la forme jeuneau
« essaim ») réalise la conception d'un oiseau autochtone et per-
sistant jusqu'à nos jours, la conception d'un oiseau resté à l'écart
de tout conflit personnel avec « abeille », ne pouvant être par
conséquent qu'un jeune d' « abeille » (et non d' « oiseau » —
puisque oiseau n'a pas besoin de substitut). Voici que juxtaposée
à cette aire jeuneau, il y a une aire(E) où jeune d'oiseau remplace
un oiseau en conflit avec « abeille » et devant disparaître avec
l'« abeille », une aire où jeune ne peut être que jeune d' « oi-
seau » (et non d' « abeille » — puisque essaim n'a pas besoin
de substitut). Voici une entité (jeune) qui est « oiseau » là où
DIMINUTIVITÉ D ABEILLE ET D OISEAU 55
elle ne peut être « abeille », et qui est « abeille » là où elle ne
peut être « oiseau ».
Jeuneau « essaim » et jeune « oiseau » n'ont de commun qu'une
commune limite qui marque une coupure violente entre eux
deux. Cette limite est en même temps celle qui sépare * aucellum,
conservé de * aucellum disparu.
La limite qui sépare jeuneau « essaim » de jeune « oiseau »
est-elle, oui ou non, une preuve mathématique de ce que j'ai
avancé en me basant sur des faits de nature tout autre, c'est-à-
dire que « apis s'étant confondu à l'est [en la région de jeuneau]
avec wespa et non avec* aucellum, celui-ci était resté intact,
que ces patois témoignaient de la réalité d'un oiseau autochtone
que, précédemment [et toujours pour d'autres raisons] nous
avons cherché pour être le siège d'une survivance de es après son
escapade désastreuse vers essaim » {Abeille p. iéi) ?
Il n'y a aucune corrélation entre nos deux jeune, ils n'ont qu'une
frontière commune qui se révèle comme une barrière infran-
chissable à chacun d'eux (Tun excluant l'autre).
Jeuneau était réellement un groupe de jeunes abeilles et était
un terme adéquat (car jeune « abeille » n'existe pas) à un essaim
défaillant. Jeune n'est « oiseau » que par un tronçonnement
sémantique d'oiseau défaillant, non adéquat à « oiseau » et créant
une nouvelle équivoque (jeune de n'importe quel animal).
Jeuneau « essaim » était susceptible de se maintenir. Jeune
« oiseau » ne le pouvait pas raisonnablement, et allait nécessai-
rement être soumis à une révision (oiselet, alouette).
Jeuneau succédait à essaim disparu à la suite (ïessai?n^> « abeille».
Jeune succédait à oiseau, médiatement ou immédiatement (c'est à
examiner), à l'époque du télescopage de « abeille » avec « oiseau »,
télescopage qui ne s'est pas produit dans l'aire jeuneau.
Si la limite géographique qui sépare jeuneau de jeune est ce
qu'est en grammaire un trait de suspension, celles qui séparent
jeune de oiselet et de alouette ne sont que des traits d'union. Mal-
gré leur ressemblance formelle, les deux jeune n'ont rien de com-
mun entre eux géographiquement que leur antagonisme réci-
proque ; malgré leur diversité déforme, jeune, oiselet, alouette ont
56 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
entre eux un intime rapport : deux d'entre eux ne sont vraisem-
blablement que des tentatives de rétablissement lexical, de replâ-
trage sémantique, d'ailleurs inefficaces.
Un dictionnaire étymologique français, fait sur le modèle du
Rom. etym. Wôrterbuch, qui se contenterait de dire
Juvenis . . . jeune en lorrain signifie « oiseau »
Dérivé : jeuneau, en wallon, désigne le « jeune homme » et
1' « essaim d'abeilles »
serait à mes yeux un répertoire de rébus. C'est ce que seront
tous les dictionnaires qui écloront sans être éclairés par la géo-
graphie linguistique. Il n'y a de jeune « abeille » à jeune « oiseau »
que corrélation psychologique.
Je résiste à la tentation d'établir une filiation apparemment
facile entre jeune, oiselet et alouette — j'excepte moisson « moineau »
dont j'ai cherché à établir le rôle comme substitut d' « oiseau »
dans Abeille. La filiation aurait l'avantage de situer chronologi-
quement ces substituts, sans d'ailleurs ébranler la certitude que
ces trois mots sont trois témoignages différents d'une commune
élaboration tendant à trouver un substitut stable à « oiseau »
et que les limites qui les séparent ne sont en quelque sorte que
des traits d'union en opposition à celle qui sépare nettement et
brusquement jeuneau « essaim » de jeune « oiseau ». Si je résiste
à la tentation d'établir une succession jeune^>oiselet^> alouette,
voire même « moineau »^>jeune^>oiselet^> alouette et que je con-
seille la prudence à qui serait tenté d'établir quelque autre filia-
tion, c'est que certaines formes d'oiselet, que l'on jugerait secon-
daires ou tertiaires, me semblent pouvoir être analysées comme
ayant résulté d'un contact immédiat avec es « abeille », qu'un
e^elet (de 155 et de 144), qui signifie « oiseau », pourrait tenir
formellement d'es « abeille » et être ainsi le pendant phonétique
d'oiseleur « apiculteur » avec sémantique intervertie (jeune
abeille^> « (jeune) oiseau »), bref qu'il pourrait y avoir corréla-
tion et non pas nécessairement filiation dans ces formes qui
témoignent du travail en vue de trouver un substitut de tout
repos à « oiseau ». Tous ces témoins nous montrent que seule
la forme littéraire d'oiseau pouvait rétablir un état stable dans
l'aire patoise d'oiseau disparu.
DIMINUTIVITE D ABEILLE ET D OISEAU 57
La corrélation psychologique des deux jeune est-elle naturelle
ou surprenante ? Elle est naturelle.
Dans la langue latente, en gésine, où la langue vivante va
chercher des mots, lorsqu'un de ses éléments vient à succomber,
et d'où elle les appelle à prendre part à sa lexicalité, jeune,
appelé par essaim qui est un groupe de jeunes abeilles, était un
candidat désigné à la succession d' « abeille », aussi bien que jeune,
appelé par oiseau (qui était « père et mère d'oiseaux ») était un
candidat désigné à la succession d' « oiseau » .
En détresse lexicale, en mal de substitution, la langue jette
tout d'abord ses regards sur ce qui se trouve le plus près de
l'élément défaillant. Or, pour un substantif, qu'y a-t-il de plus
rapproché que la diminutivité du mot défaillant. Que celle-ci
existe déjà et. puisse s'accommoder au sens du mot simple, ou
qu'elle soit à créer par un suffixe, ou par un terme diminuti-
visant.
Glavus crée clavellusque la langue considère comme un petit
objet qu'est clavus1. Mêle « merle » se fait substituer par
i. Clavellus est à clavus ce que apicula (de Plaute, p. ex.) est à apis,
c'est-à-dire le « petit insecte qu'est l'apis » (cf. formicula). Apicula est une
apis dont la diminutivité équivalant à un adjectif (petit) se rapporte à un
autre substantif d'ordre psychologique plus général (bête, insecte, etc.). C'est
un mot simple qui éveille l'idée de deux substantifs, dont le second évoque la
comparaison, situe le premier dans l'ordre animal auquel il appartient, indé-
pendamment du rapport lexical où il est avec le premier.
Je me demande si les dialectologues de la Suisse allemande ont tiré parti de
l'ample moisson de renseignements que peut leur offrir la diminutivité telle
qu'elle se présente dans leurs parlers.
L'ordre animal est largement représenté dans la dénomination des hôtels et
auberges de leur pays : à l'ours, au cerf, au cygne, au bœuf, au lion (d'or), à
l'agneau, au mouton, au coq (d'or), au sanglier (Eber), à l'aigle, au faucon,
au saumon, au bouquetin, etc. A côté de tous ces noms d'animaux servant
d'enseignes, et qui ne figurent jamais sous une forme diminutive, il en est un
qui ne figure jamai s que sous sa forme diminutive. C'est Rossli « au cheval
(blanc) ». Et pourquoi cette unique exception ?Non pas que Le simple Ross ait
la péjorativité que nous donnons au fr. rosse — loin de là. Mais, parce que la
caritativité de Rossli éloigne catégoriquement— et c'est là un caractère précieux
pour l'enseigne d'une maison où l'on entend bien accueillir les gens — toute
58 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQJJE VERBALES
melette, lorsqu'il est en conflit avec mêle « nèfle » : la melette ne
peut être qu'un « merle », et ne peut pas être une « nèfle » à
qui la diminutivité est assez superflue pour ne pas troubler
l'existence de melette « merle » ' (pas plus que vignette ne trouble
l'existence de vigne. Mulet et muet sont sortis tous deux, par le
même procédé, d'une identité lexicale, sans avoir jamais été
sentis comme diminutifs).
Mais alors, pourquoi es parisien « abeille » ne prend-il
pas la même voie ? pourquoi ne devient-il pas essette, comme dans
le Jura bernois2, ce qui aurait dispensé le parisien de recourir
à un mot patois désignant originairement la « guêpe », un mot
qu'il n'a pas compris, et que, associé à mouche, il a confondu
avec un suffixe (mouche-ep^> mouche tte) ?
Ces jeunes de jeuneau « essaim » (aire D) sont de « petites
abeilles », qui ont été ou sont encore dans l'Ile-de-France
des mouches (élever des mouches),
des mouchettes (« nouvelles mouchettes » qui constituent un
essaim),
des es+ettes.
idée de cheval vicieux, que Rosspeut comprendre, idée préparatoire à celle que
nous avons mise dans le français rosse. Un Ross est bon, docile, à chérir ; il est
aussi mauvais, rétif, à fouetter ; le Rôssli n'a que les premières qualités, et
c'est ce qui le rend seul susceptible — à rencontre de tous les autres animaux,
exemptés de pareille classification — d'être affecté à dénommer un hôtel ou une
auberge où l'on donne l'hospitalité à pied ou à Ross. Aussi les Suisses appelle-
ront bien les aubergistes du Bœuf et de l'Ours : Bàremuirth et Ochsemvirth ;
mais ils se garderont bien d'appeler Rosnuirth le « Rôsslhiirth ».
1. Cependant melette « merle » peut être un terme thérapeutique qui
n'est que provisoirement efficace à cause de son équivoque. Il faut se garder
de croire que melette « merle » dans son attestation actuelle patoise rende
compte de l'étendue géographique de son apparition. L'étude des patrony-
miques, matière encore peu explorée dans ses rapports avec les noms com-
muns, révélerait, je crois, une floraison beaucoup plus riche de Merlette
(( merle » que n'en révèle merlette « merle », ayant fait place, sans doute, à
des formes plus ou moins défigurées du français merle. Il est possible — j'ai pu
m'en convaincre par expérience — de sélectionner et de localiser assez sûre-
ment les patronymiques représentant en France des noms communs.
2. On va voir tout à l'heure que essette du Jura bernois n'est pas « petite
abeille ».
D1MINUTIVITE D ABEILLE ET D OISEAU 59
La diminutivité d' « abeille », le français littéraire l'aurait
trouvée en mouche, diminutif réel, en mouchette, diminutif formel,
en es-\-etle, diminutif formel, en jeune, comme D l'a trouvée pour
« abeille » et E pour « oiseau ».
= Mouche, équivoque — l'équivoque n'a été levée que plus
tard, et précisément grâce à l'adoption préalable de ep « abeille »,
qui, par mouchette, né inopinément (<jnouche-ep), met en demeure
le français de se justifier d'un mouchette impropre et le met en
présence, une seconde fois, d'un mouche dont il va devoir tirer
parti, et plus heureusement que la première fois — ce mouche équi-
voque, dis-je, aurait exigé une spécification de toutes les autres
mouches piquantes et non piquantes, des mouches aussi qui pou-
vaient être de « jeunes abeilles » (ce que n'a pas fait le nord). Et
d'où serait venue cette spécification, ce complément ? D'essaim
Ç>mouche d'essaim), qui a si malheureusement échoué dans
le nord, grâce à l'équivoque qu'il a produite ? Le français pouvait
être tenté de s'engager dans cette voie, comme le nord, faire
fausse route, comme le nord ; mais encore fallait-il qu'il passât
outre, comme dans le nord sans doute, sur l'équivoque qu'amène
la collision des sens « jeunes d'essaim » et « abeille ». D'ailleurs,
le moment psychologique de renoncer à un mot simple, per-
mettant d'esquiver ce pis- aller, était-il venu ? Ce n'est que
dans une détresse lexicale plus grande que l'Ile-de-France
renoncera à trouver un mot simple, renoncera momentanément
à distinguer 1' « abeille » de la « mouche, jeune abeille d'essaim ».
Ce n'est qu'après avoir échoué dans son adoption de ep, puis de
mouche-ep^> mouchette qu'elle en est réduite ci recourir définitive-
ment à mouche qu'elle spécifie par à miel.
Quant à mouchette, on vient de voir combien ce mot était
impropre à succéder à es « abeille », puisque, né accidentellement
de mouche-ep, la langue s'en défait presque instantanément,
comme partout ailleurs en France, sauf là où sa diminutivité
cesse d'être sentie (ùrç-atte-otte) et, exceptionnellement, en quatre
points valaisans — sans parler de l'impropriété que mouchette
partage avec mouche, tous deux étant aussi « jeune abeille d'es-
saim ».
60 PATHOLOGIE . ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Quant à jeune, il peut s'appliquer aussi bien à Y « abeille »
qu'ai' « oiseau », et jeune perpétuerait l'équivoque à9 es, équivoque
qui n'est pas perpétuée dans l'aire D où, par la présence, la per-
sistance autochtone & oiseau, jeune n'a plus qu'à s'appliquer à
1' « abeille » de l'essaim, sans devenir « abeille » lui-même.
Reste es-\-ette. Entendons-nous d'abord sur ce que représente
cette formule équivoque dans l'Ile-de-France. Il ne s'agit pas du
mot es, avec s sourde + le suffixe ette. Apis avait abouti, dans
l'Ile-de-France, à é au singulier, c'est donc dV — s'il y a lieu
toutefois de considérer cette possibilité qui est étrangère au mode
de dérivation habituel — qu'il fallait former un diminutif en
-ette. N'est-ce pas é que nous avons eu à Paris, lorsqu'on y forma
é-ep « abeille » (éep), successeur de ep et collatéral de mouche-ep
(^>mouchetté) ? Et é-ep traité comme mouche-ep ne serait-il pas l'ai—
ter ego de celui-ci sous la forme éette ? Allait-on avoir éette ? î
Restait la formation diminutive sur le pluriel qui était es ou,
devant voyelle, — ce qui est le cas pour nous — e%. C'est bien
sous cette forme e% que 1' « abeille » est entré en conflit formel
avec é%é « oiseau », conflit rendu indubitable par la disparition
populaire à" oiseau dans toute la région où s'est joué le sort
d' « abeille » parisien, c'est bien cette forme e% qui a produit
eper « rucher » (et non essier}.
Cette forme e% aurait donc donné émette (et non essette). Mais
émette, qu'aurait-il signifié ?La belle avance que cette substitution !
Emette, survenant après un e\ « abeille », qui était confondu avec
e\i serait aussi bien un « jeune oiseau » — tel jeune dans l'aire
E — qu'une « jeune abeille » — tel jeune de jeuneau dans l'aire
D. Prolongement de l'équivoque que l'on s'applique à lever !
De propos délibéré ni mouche, nlmouchette, ni es-felte, ni aucun
diminutif — qu'il soit formé avec sutfixe ou qu'il soit un mot
diminutivisant — ne pouvaient prendre la place dV ou d'és.
Il fallait une révolution lexicale qui aboutirait à quelque dic-
tature imprévue, et la langue y est arrivée par l'intermédiaire de
mouche, il est vrai, de mouche rebuté tout d'abord, mais d'un
mouche qui n'est pas le successeur chronologique direct d'apis, et
dont nous avons exposé la genèse dans notre travail sur l'abeille.
DIMINUTIV1TÉ D'ABEILLE ET o'oiSEAU 6l
Il v avait un diminutif avette qui valait certes mieux que
. .mais qui ne tenait d'aucun mot comme diminutif.
Ef parisien, le singulier régulier d'apem, était depuis longtemps
perdu, réduit qu'il avait été à é, et si ep était au Parisien aussi
incompréhensible ou'avette, ep lui rappelait du moins que guêpe,
forme semblable, désignait un insecte semblable, dont l'exis-
tence lexicale a toujours été, et est encore actuellement parallèle
à celle de V « abeille ». Pour les lettrés avette était-il un dimi-
nutif d'avis « oiseau »? •
Et Yessette de M. Jaberg, Yessette qui, en Suisse, est indu-
bitablement une « petite es, ou, d'après M. J., une « gentille
es », parallèlement à manchette dont l'aire est adhérente, formes
dont vous avez montré la paralysie diminutive dans l'article
précédent ? Cet essette, comme aussi mouchette, montre bien qu'es
« abeille » pouvait donner naissance a un diminutif ou cari-
tatif, en Suisse, comme ailleurs.
A-t-on eu, en Suisse, une collision lexicale ? Laquelle ?
Oiseau est resté. Guêpe est resté. Pourquoi abeille n'est-il pas
resté, comme il est resté dans le canton de Fribourg l où il
poursuit jusqu'au bout la voie phonétique qui lui est prescrite ?
Il faut faire valoir une autre raison à sa disparition, et une
raison qui n'empêchait pas le canton de Fribourg de conserver
jusqu'à nos jours apis.
Dans la partie franco-provençale de la Suisse, à laquelle appar-
tient le canton de Fribourg, et où apis devait devenir a comme
dans le canton de Fribourg, la réduction d'apis à un simple son
vocalique était bien, me semble-t-il, une raison suffisante pour
qu'il disparût, et que sa conservation, dans le canton de Fribourg,
nous apparaisse même comme surprenante. En ajoutant ce quisuit,
nous rendons cette conservation moins surprenante, sans cepen-
dant supprimer entièrement la part qui revient, dans la dispari-
tion de a « abeille», à l'indiscutable inconvénient résultant d'une
réduction à un seul son vocalique — rappelons d'ailleurs que les
i. Ht un point du Pays d'en- Haut (Vaud).
62 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
patois fribourgeois sont mieux conservés que ceux du canton de
Vaud. S'imagine-t-on comme possible la conservation d'une
forme a « abeille » dans des patois valaisans qui ont perdu / et n
initiales et intervocaliques, réduisant luna et ala, par exemple,
à^« lune )> et « aile » r, homonymes d'à « abeille » et qui, pour
ne pas devenir charabias, se les restituent d'après des parlers
ayant conservé la tradition de ces consonnes initiales et intervo-
caliques ? Comment réhabiliter a « abeille » avec ses éléments
consonantiques ?
A « abeille » en franco-provençal, aussi bien que è « abeille »
en territoire de langue d'oui (Jura bernois) n'avait qu'une médi-
cation à sa disposition — il ne témoigne d'ailleurs d'aucune
autre en Suisse — et cette médication était celle qui a été appli-
quée en France, la médication par la forme originairement plu-
rielle.
En admettant en Suisse l'existence d'une forme plurielle fai-
sant fonction de singulier et à côté de la forme singulière (origi-
naire, ou refaite sur celle du pluriel) représentée par le canton
de Fribourg, nous donnons à apis « abeille » toutes les vitalités
qu'il pouvait avoir. Il n'en est aucune autre imaginable.
Or, apem devenait phonétiquement, dans le Jura bernois, é,
comme à Paris ; au pluriel il avait es, et e% devant voyelle en par-
ticulier, aussi a-t-il donné é^ier « rucher » qui y a vraisemblable-
ment existé — il existe à quelques kilomètres de là, en France —
avant banc d'essetles, et qui, selon M. Jaberg lui-même, est « la
seule aire quelque peu étendue de ce dérivé d'es que révèle
l'Atlas linguistique. Elle s'appuie sur essette « abeille » du Jura
bernois, es fribourgeois [Y es fribourgeois n'existe pas, M. J. veut
dire a, et cet a qui équivaut a é « abeille » de Paris, indique assez
clairement à quoi devait aboutir apem dans le Jura bernois],
essette bernois et ester, eserier comtois ne formeraient-ils pas une
unité qui témoigne d'une conservation particulièrement tenace
d'apis dans cette partie du domaine gallo-roman ? »
Si es a donné régulièrement éfier — et il l'a donné régulière-
i. Remarquez que dans le sud de l'aire, a « abeille » est du genre féminin.
DIMINUTIVITÉ D'ABEILLE ET D'OISEAU 63
ment ! non pas dans le Jura bernois, qui aurait soit éçyé, soit
è}(yY* et s'en est appauvri pour le remplacer par un « banc
d'abeilles » (terme ne remontant pas plus à la latinité que gen-
darme à cheval ne remonte à gentem de armis ad caballum),
mais dans son voisinage immédiat — je réclame nécessairement
une forme émette, comme forme diminutive de es (comme noi-
sette de nois), ou plutôt une forme é jette, comme noijille de nais,
la-quelle forme noijille est celle du Jura bernois, que ce diminutif
é&tte-èjette soit formé indépendamment de tout modèle, ou que,
comme le veut M. Jaberg, il soit fait par imitation de mouchette
« abeille ». Les raisons que j'allègue dans la note i de cette page
pour justifier une double existence de l'article les ne sauraient
valoir pour la terminaison d'aucun substantif et tout particulière-
ment pas pour un es qui donnerait é^ier d'une part, et essette
d'autre part 3.
Essette du Jura bernois ne peut remonter qu'à un es dont Ys
1. D'autant plus régulièrement que «est apparu sous sa forme avec s sonore
même dans des cas où L'j aurait dû être sourde : brevier « épervier » en picard
ne s'explique que par e\ previer (décomposition étymologique de espervier), où
le 1 de es a sonorisé ley> deprevier.
Je me suis aventuré - contrairement à mon habitude — à émettre une autre
étymologie de semelle que celle qui le fait venir d'un *semella, créé unique-
ment pour le besoin « d'un mot répandu dans toute la France, mais inconnu
en dehors de France (!) » et qui a succédé à un radical sol. . . existant encore.
Je n'ai pas cru que Ys sourde de semelle, au lieu de s sonore attendue, soit
un obstacle dirimant pour la rejeter, car les avant d'aboutir à l'actuel lé a, très
probablement, perdu la régularité phonétique primitive — c'était presque
infaillible — que lui imposait sa place par rapport au son qui le suivait, comme
on le voit dans brevier « épervier » et, plus près du territoire $ essette, (pour
des) dans des produits de degré « escalier » tels que les révèlent les points 85
et 25, par exemple, comparés au point 61, point suisse où, conformément à
l'émette « abeille » que je réclame pour le Jura bernois, on a \egra.
2. Ces deux formes réunissent toutes les possibilités phonétiques qui, dans
les quatre points du Jura bernois ayant essette « abeille », ont pu se produire
de apis-farium.
3. Assier « rucher » du bagnard est correctement dérivé d'un es, avec s
sourde, qui existe encore dans une foule de mots, à telle enseigne que c'est cette
s sourde qu'adoptent, contre toute vérité étymologique, les monosyllabes valai-
sans bis « bief », vens « vent », etc.
64 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
(sourde) est de nature thérapeutique, étrangère, littéraire, et
phonétiquement rigide, immuable — populaire ailleurs et « surpo-
pularisée », par exemple dans le picard esprevier, où la forme
avec s sonore empiète sur elle avec s sourde, tandis que es -{-taon
donnait régulièrement estaon (avec s sourde). Essette ne peut
avoir vu le jour dans le Jura bernois. S'il n'est pas originaire-
ment es-ep, comme je l'ai affirmé dans Abeille et l'affirme plus
que jamais, il n'est, en tout cas, pas un mot né en Suisse. D'où
pourrait-il venir, puisqu'il n'y a dans la langue d'oui, à laquelle
appartient le Jura bernois, aucun diminutif d'apis autre quavelte ?
Si essette était un produit régulier et autochtone d'un ^<Capis,
il est absolument certain que mon travail sur l'abeille serait d'une
absolue nullité scientifique, puisque la rencontre d'apis avec
aucellum n'aurait pas eu lieu, et qu'ainsi tout mon échafaudage
s'écroulerait comme un château de cartes.
Essette n'est point le diminutif à'es « abeille », qui serait
émette (éjetté) dans le Jura bernois, comme il le serait à Paris.
Emette serait un diminutif réel à' es, où le suffixe serait soudé
à un es vivant, et phonétiquement mobile selon ses fonctions de
syntaxe et de dérivation, et qui a donné é%ier « rucher », c'est-à-
dire ce qu'il devait donner.
Essette est un diminutif fictif, où le suffixe ette, au lieu d'être
soudé, est attaché comme avec une ficelle à unes phonétiquement
impotent et paralysé, et ce suffixe ette, attaché à es comme avec
une ficelle, peut-il être autre chose que mon ep > ette, appliqué
à l'inamovible, immuable es qui le rebute, se comportant vis-à-
vis de ette tout autrement (essette). . qu'un autre es vis-à-vis de -ter
(é^ier) ?
Au nom de la phonétique on a considéré essette comme un
diminutif d'un représentant phonétique d'apis.
Au nom de la phonétique je le considère comme un dimi-
nutif impossible.
Si essatte du Jura Bernois est es-ep, est-ce que mouchatte qui,
selon M. J. et pour des raisons chronologiques résultant de leur
apparition respective dans les textes a servi de modèle à essatte,
n'est pas mouche-ep, dont le passage en Lorraine est attesté par
DIMINUTIVITÉ D'ABEILLE ET D'OISEAU 65
apier « rucher » en pleine aire mouchette — attestation isolée, par-
ce que recueillie par un « passant » ?
Le Jura bernois nous offre — à l'état initial d'une confusion
dont on va voir tout l'enchevêtrement dans un article ci-joint
(Fantasmagorie étymologique) — pomme « pomme » et pommai te
« pomme de terre », qui, dans la France voisine, allaient devenir
pommât te a pomme » et « pomme déterre» et donner unpommat-
tier « pommier », le Jura bernois nous offre essette « abeille »,
lequel, selon moi, a précédé mouchette « abeille » ; le Jura bernois
ne serait-il pas, par hasard, un lambeau en retard lexical d'une
aire franco-suisse, caractérisée encore aujourd'hui par l'évolution
du suffixe -ette en atte-otte ?
Si l'on ne trouve pas au xve siècle (ïessette dans l'Est de la
France avoisinant la Suisse, c'est peut-être qu'il n'y existe pas
une commission dotée, comme en Suisse, pour explorer les
archives patoises, ou encore que les conditions dans lesquelles les
mots régionaux apparaissent dans les textes varient d'un pays à
l'autre. Seul M. Jaberg serait en état de nous renseigner.
S'il se trouve que, sans m'être aperçu de l'impossibilité phoné-
tique d'un essette diminutif spontané à9 es en Suisse, j'aie attribué
à cet essette une autre origine pour des raisons d'ordre étran-
ger à la phonétique, et que, ayant à répondre à une critique qui
en soutient l'origine diminutive ou caritative, je m'aperçoive
tout à coup de son impossibilité phonétique — je me déclare
satisfait, à défaut d'autre approbation, de l'usage que j'ai fait de la
géographie linguistique, je dors encore sur les deux oreilles, et
je me console d'avoir oublié momentanément, de concert avec
mon contradicteur, les principes de la phonétique.
*
* *
Toute la Suisse a eu la descendance directe d'apis, qui existe
encore dans le canton de Fribourg et en un point vaudois, et
qui a laissé un dérivé (achyê « rucher ») dans le val de Bagnes;
mais sur toute l'étendue de la Suisse, hormis le canton de
5
66 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Fribourg, s'est déversée la production d' « abeille » qui a vu
le jour en France.
La Suisse a été la région prédestinée par sa situation géogra-
phique, où se sont enchevêtrés le type méridional abeille et les
types septentrionaux monchette, essette. Contre cette constatation
basée sur la géographie linguistique, l'examen phonétique ne pré-
vaudra pas, dût cet examen — ce qui n'est pas — témoigner
d'une « bonne représentation » phonétique (pour employer les
termes des rédacteurs du Glossaire).
L'existence de mouchette lorrain n'est possible que grâce à la
forme phonétique qu'il y prend et qui émascule sa diminutivité.
Mouchette valaisan, impropre à servir d' « abeille », comme par-
tout ailleurs où il reste phonétiquement mouchette et où la dimi-
nutivité en -ette est sentie, ne peut trouver d'excuse que pour
figurer dans un quaterne reculé et ne représentant qu'une unité,
vu l'étroite parenté qui lie entre eux les quatre points valaisans '.
Comme, d'une part, mouchette valaisan ne peut être né indépen-
damment de mouchette lorrain, ni avoir été importé de Lorraine,
ou d'une autre partie de la France, sans avoir passé au préalable
par le pays donnant accès au Valais, comme, d'autre part, mou-
chette lorrain est mouche- ep, de même que essette suisse est es-ep
(et qu'ils ne sont pas des diminutifs originaux), il résulte
qu aveille, qui sépare l'aire valaisanne de mouchette de l'aire lor-
raine de mouchette, est une alluvion postérieure à mouche-ep et à
es-ep.
Ainsi se comprend le fait que les patois valaisans, par ailleurs
les plus conservateurs de la Suisse, aient aussi, en ce qui concerne
1' « abeille », une forme plus ancienne quaveille du pays don-
nant accès au Valais.
Hypothèse : l'introduction à' aveille est contemporaine de
l'introduction d'abeille en français, en est, en quelque sorte, la
réplique patoise (Cf., dans l'article Fantasmagorie étymologique,
pommette vosglen, étymologiquement « pomme de terre », et devenu
« pomme », parce que, comme en parisien, pomme a les deux sens).
i. Voir Fantasmagorie étymologique (ces quatre points sont les seuls à avoir
pomme de terre dont ils ont fait pommette, et n'ont pas truffe qui les environne).
L'HYPNOTISME PHONÉTIQUE EN SUISSE
Deux des rédacteurs du Glossaire des patois de la Suisse romande
ont publié dernièrement leur second volume complétant la
Bibliographie des patois qu'ils ont entrepris de nous faire con-
naître, il y a près d'un quart de siècle '.
Cette bibliographie, excessivement riche, est une œuvre de
critique : elle nous permet de juger quelle est la position lin-
guistique que prendra la rédaction vis-à-vis des matériaux qu'elle
a recueillis et qu'elle a fait recueillir.
La position sera-t-elle celle que laisserait prévoir la date déjà
ancienne des débuts de l'entreprise, ou sera-ce celle que laisse-
rait attendre l'expérience acquise durant la longue incubation du
glossaire, en même temps que les progrès qu'a faits la science
dialectologique depuis un quart de siècle ?
La question est d'importance pour ceux qui attendent avec
impatience la réalisation de cette entreprise 2 : les rédacteurs du
i. Je ne connais les conceptions dialectologiques de M. Tappolet, le troi-
sième des rédacteurs du Glossaire, que par un travail qu'il a bien voulu m'en-
vover et qui a trait à un sujet dont je me suis moi-même occupé. C'est le pre-
mier des articles de cette brochure. Le travail de M. Tappolet porte le titre :
Zur Agglutination in dm fr. Mundarten. Festschrift zur 49 Versamml. deut-
scher Phil. und Schulmànner. Bâle, 1907.
2. Hélas ! Plus d'espoir pour moi d'en voir le premier fascicule : « Il serait
prématuré de fixer dès maintenant l'époque de ce lancement [du glossaire]. Si
l'âge des rédacteurs, qui ont tous les trois dépassé la cinquantaine, invite à se
hâter, les conditions économiques actuelles et les difficultés des relations avec
l'étranger, où se trouvent une quantité de personnes ou d'instituts intéressés à
notre œuvre, engagent plutôt à différer » (22e rapport annuel de la Rédaction
qui vient de paraitre).
68 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Glossaire ne se proposent pas seulement de nous révéler, dans
toute sa richesse phonétique et sémantique, le lexique de la
Suisse française, mais d'en faire l'histoire étymologique, l'histoire
phonétique aussi — ils nous ont promis un Atlas phonétique (ou
linguistique}*).
Un simple relevé des faits observés n'impliquerait pas néces-
sairement de graves hésitations dans l'exposé méthodique ; je ne
suppose pas qu'il en soit de même dans celui d'une œuvre pho-
nético-étymologique.
Je me propose ici d'examiner en quels points les conceptions,
que me laissent entrevoir leurs critiques, diffèrent de celles aux-
quelles j'adhère. Pour ce faire, je me contenterai de paraphraser
deux des articles critiques auxquels ont donné lieu deux de mes
travaux, le premier L'aire cla^ellus d'après VAtl. ling., le second
Généalogie des mots qui désignent /'abeille.
I. — CLAVELLUS
Voici ce que disent MM. Gauchat et Jeanjaquet de ma petite
brochure où j'entendais établir que les phonéticiens promulguent
des lois phonétiques en prenant pour base des mots — tel cla-
vus — qui n'ont pas existé dans les régions pour lesquelles elles
sont promulguées. Je cite d'abord le passage critique en entier,
pour, ensuite, en paraphraser chacune des parties qui me paraissent
— disons pour le moment — contestables et que je souligne
ici :
« La rencontre phonétique, au midi de la France, de clavis
et clavus, devenus tous deux claus, à une époque où l'article
n'était pas encore assez usuel pour les distinguer, aurait fait
Et puis : « Quiconque parcourt le pays en quête de patois rencontre des
régions entières où personne n'est plus en état de le renseigner, même dans
les cantons restés le plus longtemps fidèles à la langue des ancêtres. Une
enquête générale sur la prononciation des patois locaux, comme nous l'avons
faite en 1899, présenterait aujourd'hui de nombreuses lacunes » (ibid). Et n'en
présentait pas en 1899 ? Cf. Une langue qui s'en va de Cornu. Et permettrait de
distinguer ce qui était juste autrefois de ce qui est faux aujourd'hui ?
l'hypnotisme phonétique en suisse 69
naître clavellus non diminutif dans le sens de « clou ». A l'aide
de l'Atlas, M. G. fixe les limites de ce phénomène. Se basant
sur le verbe romand clouler, sur l'apparition isolée chez nous de
çlavel et sur les affinités entre patois, il conclut que la Suisse
romande est aussi comprise dans ce domaine. Le mot clou, bien
représenté chez nous, serait d'importation française et aurait
remplacé un ancien clavel. Nos patois participeraient par consé-
quent à la phonétique — v final > u. Toute la base de ce tra-
vail nous semble avoir encore besoin de preuves historiques et
nous n'avons jusqu'ici rencontré aucun exemple du passage de
-vi-u dans nos patois1. »
*
* *
« A l'aide de T Atlas, M. G. fixe les limites de ce phénomène. »
Tous les parlers des points situés au sud d'une ligne droite
tirée de l'embouchure de la Loire au département des Vosges
ont eu clavel « clou » < clavellus et le type clou < clavus y
est d'importation française.
*
* *
« Se basant sur le verbe romand clouler » (... « il conclut que
la Suisse romande est aussi comprise dans ce domaine »).
Selon MM. G. et J., on aurait en Suisse le représentant pho-
nétique authentique de clavus. Que l'on n'y ait pas le représen-
tant authentique du verbe latin clavare « clouer », cela n'a rien
d'étonnant : clavare allait-il être senti comme venant de clavem
et signifier « fermer à clef » ou comme venant de clavum et
signifier « clouer » ? Nous savons que, dans le Midi, clavare
« fermer à clef » s'est produit, et, que plus tard, quand clavel-
lum s'est dédiminutivisé et est devenu clau, celui-ci a donné un
1 . « Le mot ryà, que cite M. de Wartburg dans son compte rendu, remonte
certainement à rivale et non à rivu, qui est du reste un autre cas que clave. »
70 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
clavar « clouer » en conflit avec clavar « fermer à clef ». Il fal-
lait donc que « clouer » fût un dérivé roman de « clou ».
Nous savons, d'autre part, que, du jour au lendemain, « clou »
se constitue un verbe : clavellum a donné clavellare, clavet a
donné claveter, clavet dédi min uti visé en clau produit claver, clou
a donné clouer, l'éphémère clouk a donné clouker.
Si clou est autochtone en Suisse, c'est clouer que nous devrions
y avoir (comme en fr. clou > clouer, trou > trouer) et on l'a.
Mais il se peut que la terminaison de clou ait causé à son dérivé
verbal un dépérissement de sa personnalité, de son intégrité, le
suffixe verbal s'empêtrant dans la terminaison du substantif.
Dans ce cas, nous nous attendrions à une réfection phonétique
par la consonne v — elle existe, même en Suisse — ou par les
sons w et y — elle existe également.
Si les types clouer et clouver sont possibles en Suisse, pourquoi
y a-t-on eu recours généralement à un type clouter, qui est à
clouât que caillouler « jeter des pierres à quelqu'un » est — cor-
rectement — à caillou, alors que clou n'a jamais eu d'/ dans sa
famille ? Pourquoi a-t-on eu recours à un type clduler qui est à
clou ce que, en français, chauler est à chaux ? Ne serait-ce pas que
quelque claveler a servi de modèle à clou > clouler ? Pourquoi
d'éphémères chut (singulier analogique de clous), cloutr (né d'une
fausse régression, comme flûtre de flùle) donnent-ils clouter et
cloutrer et ces verbes se trouvent-ils en contact géographique
immédiat avec notre clouler ?
Des types tels que d'outrer- fliltrer, clouter-ergoter sont en contact
géographique immédiat avec clouler -caillouler, et clouler, en con-
tact, d'autre part, avec clouer, clouver valaisans, serait un dérivé
roman parfait et authentique d'un clavus latin ! !
A la nomenclature ci-dessus comprenant des verbes dérivés
instantanément du substantif clou, quel qu'il soit, j'ajoute :
l'éphémère chut a donné clouter, le plus éphémère cloutr a donné
cloutrer, et l'inexistant cloul a donné clouler — à moins que ce
ne soit claveler qui l'ait. donné. Ces verbes sont à clavus latin
ce que l'argot ostau « prison » est au latin hospitale .
Mes « preuves historiques » réclamées par MM. G. et J., je
LHYPNOTISMB PHONÉTIQ.UE EN SUISSE 71
les trouve dans la compacité géographique des parlers clouter,
cloutrer, clou 1er, qui, pour donner à un mot dévoyé un verbe,
ont recours à tous les suffixes verbaux susceptibles d'être appli-
ques à un thème vocalique sans tradition familiale, et qui a
besoin de conserver son aspect intégral — condition qu'exigent
les parlers populaires modernes aussi bien que l'exigeait la langue
littéraire (choir, choxais, chu > tomber, tombais, tombé', quérir,
guis > chercher, cherché, etc. etc.). Je n'ai que faire des types
latins clavum -f- tare, clavum -f trare, clavum -|- (e), (a),
(o)lare.
Je doute fort que MM. G. et J. trouvent dans les documents
que nous fait connaître leur bibliographie quelque révélation
mosaïque appelée à renverser les données que fournit la géolo-
gie sur la genèse de clouter, cloutrer, clouler et leur rattachement
à un légendaire clavus. J'ai pu croire autrefois que la géographie
linguistique était à la portée de tous, je me trompais : elle n'est
pas à la portée de ceux qui savent trop de choses pour en
apprendre d'autres, et c'est une expérience que je puis faire tous
les ans à l'Ecole des Hautes Études.
*
« Sur T apparition isolée che~nous de clavel » (... « il conclut... »).
Il s'agit, entre autres, d'un clavelè qui signifie « couvert de
boutons » ou — d'un pré — « couvert de taupinières ». MM.
G. et J. ne contestent pas la présence de clavel comme « appari-
tion isolée » dans leur champ d'études.
Sous quelle forme pouvait se présenter un clavellum disparu,
sinon sous forme « d'apparition isolée », c'est-à-dire de mot
échappé grâce à une sémantique séparée ou distante de la pri-
mitive ?
Dans l'Ouest et au Centre, clavellum échappe à « clou »
grâce à sa spécification de « clou de ligne, hameçon ».
En Auvergne — c'est M. Dauzat qui nous l'a appris dans son
compte-rendu de mon article — grâce à sa spécification de « clou
de couteau ».
72 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Donc, vraisemblablement pour MM. G. et J., ces régions,
et la leur, ont emprunté à une certaine époque un clavel au Midi,
qu'ils ont fait servir à un « clou spécial » .
Que le « clou » et le « clou de ligne » aient eu besoin d'un
clavel pour être un clavel « hameçon » et un clavel de ligne
« hameçon », cela dépasse mon entendement.
Que « clou » de couteau n'ait pu être un « clou » de couteau
qu'après avoir emprunté clavel au Midi et l'avoir dépouillé de
son sens général de « clou », cela dépasse mon entendement.
Que seuls les champs « cloutés » aient passé en Suisse après
que la Suisse en eût dépouillé ce qui rappelait un « clou », cela
dépasse mon entendement.
Pêcheurs, couteliers, paysans ont eu besoin de « clous » qu'ils
ont empruntés au Midi, en dépouillant ceux-ci de tout ce qui
sémantiquement leur était superflu, en les spécialisant, en les tail-
lant à leur guise, semblablement aux lettrés qui ne prennent du
mot latin que ce qui leur convient de prendre (cf. préparer, lapi-
der et dilapider)... ! !
Ce n'est pas la mer montante qui s'est retirée et a laissé der-
rière elle des flaques d'eau, où frétillent de petits poissons : les
flaques d'eau ont été apportées sur la grève par les petits pois-
sons qui y frétillent.
*
* *
« Le mot clou, bien représenté che% nous » (... « serait d'impor-
tation française et aurait remplacé un ancien clavel. »)
« Bien représenté chez nous ! » quoique incapable de fournir
à son verbe un habit de son drap et le laissant endosser un suf-
fixe récent de pacotille.
Que faut-il pour être « bien représenté » ? Changer son cl
en ç, ou en sy ou en quelque autre son de rechange que l'on
voudra ? La belle garantie d'autochtonisme !
Autant en a fait *exflagellum dont la première syllabe (qui
est celle de excutere) est Là pour narguer les phonéticiens qui
prendraient au sérieux les formes qu'a prises flagellum en Suisse,
L HYPNOTISME PHONETIQUE EN SUISSE 73
ce mot que Ton persiste à y considérer comme un autographe
que Jules César y aurait laissé \
« Clou » représenterait-il, par hasard, une loi phonétique
que l'on a établie d'après lui seul ? Est-ce la phonétique qui per-
met de retracer l'histoire des mots, et ne serait-ce pas les mots
qui permettent de retracer leur histoire et d'établir les lois pho-
nétiques ?
Pour nous, il n'est pas certain du tout, que clou ait succédé
immédiatement à cîavel — parallèlement, par exemple, à l'évo-
lution économique du « clou forgé » au « clou fondu », du clou
à la pointe.
Avant de prétendre que €0 est — clavus latin, il faudrait nous
dire au préalable dans quelle relation ce clavus se trouve en
Suisse avec tatsè qui lui fait concurrence, quoique, ailleurs,
réduit sémantiquement à la valeur de « clou de soulier », à
laquelle il peut être parvenu après avoir été « clou » en général.
MM. G. et J. pensent-ils que le problème se trouve en entier,
avec toutes ses données, confiné en Suisse ? Le mot clou, « bien
représenté chez nous », ne l'est pas dans les parties du Valais
où le patois est censé s'être le mieux conservé : l'Atlas le montre,
et Cornu l'atteste dans le bagnard. Cornu donne deux exemples
du traitement de ab, av latin. Ce sont clavem et trabem, et il
parle, en un autre paragraphe, du mot de notre Atlas, de tatsè
1 . Pensez donc, il y a plus de 40 formes du mot fléau en Suisse : « peu de
mots sont plus aptes à montrer la diversité des types auxquels peut aboutir
dans nos contrées un même mot latin. » Il y a 14 *exflagellum. Il n'y a pas
un flagellum « fléau » qui soit latin (Études de géogr. ling. p. 68). Ni flagel-
lum « fléau », ni flagellum « fouet » supposés autochtones, n'auraient
toléré une adultération par ex : a-t-on un type verbal esfleeller correspondant
à excutere latin ? — Je dois dire qu'en 1916, lors de l'apparition du premier
volume de leur Bibliographie, les auteurs paraissaient persuadés par notre
démonstration : « le produit de fl dans le Jura bernois confirme l'enquête sur
les patois de l'Ouest... Ces déductions sont un coup de massue pour les théo-
ries des néogrammairiens. » J'avoue très humblement que je ne connais pas
« ces théories des néogrammairiens». Mais, si les néogrammairiens sont des
linguistes dont font partie MM. G. et J., il faut avouer que le « coup de mas-
sue » a porté dans l'eau ou que le vent a tourné.
74 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
(Jacca ital.) qui signifie « clou en général, furoncle », autrement
dit qui est = « clavus » latin.
Il y a en Suisse deux faits certains et que MM. G. et J. ne
contestent pas : un clavellum et un « clouer » non étymolo-
gique, non phonétique. S'il y a place à côté de ces deux faits —
excluant selon nous la possibilité d'un clavus autochtone, —
qu'ils nous en disent la possibilité d'existence, autrement que
par une explication dont *exflagellum est également suscep-
tible .
De ces deux faits, je me suis contenté de conclure que la
Suisse a eu clavellum qu'elle tenait d'une époque où elle mar-
chait avec le Midi, et qu'elle a reçu un clavum roman aune
époque où elle avait porte ouverte au nord-est ; car je ne puis
comprendre la coexistence d'un clavellum non diminutif avec
un clavum ni grammaticalement, ni... par aucune des évolutions
économiques qu'a subies ou qu'a pu subir le clou. Ces évolutions
économiques peuvent expliquer toutes les substitutions lexicales
que l'on voudra... sauf celle d'un clavellum remplaçant un cla-
vum dès les premiers siècles de notre ère.
Mon affirmation est bien moins osée, me semble-t-il, que
celle — appuyée sur les formes phonétiques de clavum-*exfla-
gellum — que clavus a existé de tout temps en Suisse.
Quant à moi, en prenant pour base l'Atlas, je n'arrive pas à
faire concorder le traitement de cl dans clé — qui, entre paren-
thèses, révèle des formes bien singulières — avec celui de cl
dans clou (72, 61). Après tout, Edmont peut avoir été la dupe
d'un état de choses que Cornu a décrit dans Une langue qui s'en
va \ tandis que MM. G. et J. ont pu consulter une langue qui ne
1 . Ce travail a paru sous les auspices de la Rédaction du Glossaire et dans
son Bulletin (1913). Je ne connais pas la valeur des travaux scientifiques de
Cornu ; mais je doute fort qu'il en ait fait un qui soit plus utile et plus pré-
cieux que ce petit article de quelques pages. Sachant bien que lui-même il
représentait déjà un parler fortement entamé par le français, puisque, il y a
cinquante ans, il donnait la primauté au patois de Gruyère, mieux conservé,
et qu'il était arrivé à parler aussi couramment que le sien propre, il marque sa
surprise de la déchéance où son parler est parvenu en moins de quarante ans
l'hypnotisme phonétique en suisse 75
s'en va pas. Aussi n'ai-je pas été surpris d'entendre M. Gauchat
me dire, il y a quelques années : « l'Atlas contient beaucoup de
fautes, il en contient beaucoup. » Je souhaite que l'atlas phoné-
tique du Glossaire nous montre un synchronisme et une homo-
généité des faits qui donnent un démenti aux prévisions que
m'inspirent les lenteurs de l'enquête et la variété sociale et intel-
lectuelle des informateurs. N'oublions pas qu'un laps de temps
de trente-six ans seulement sépare le parler de Cornu de celui
qu'il critique avec tant de raison, et que le premier se distingue
du second à peu près comme un patois d'un charabia.
Je ne puis foire concorder le traitement de cl dans clavum
avec celui de cl dans clavem, ai-je dit. Mais il y a mieux que
dans la bouche de ceux qui l'écrivent aujourd'hui et savent encore le parler.
L'étranger, j'allais dire l'exil, où, en sa qualité de -linguiste, il n'a jamais perdu
de vue le patois qu'il chérissait, avait fait de lui le seul de ses contemporains
qui avait pu garder intact le patrimoine linguistique d'il y a un demi-siècle,
sans le laisser aller à vau-l'eau sous l'influence journalière du français actuel-
lement triomphant, sous une influence que les contemporains de son propre
village subissaient bon gré mal gré et plus ou moins inconsciemment. Lui, à
l'étranger, en conservait pieusement la vieille image.
Tandis qu'à Prague et à Graz il s'occupait de métrique latine ou de portu-
gais, dans son pays, sa langue maternelle s'éteignait peu à peu. Une langue qui
s'en va contient les adieux qu'il lui adressait à son retour au pays. Sous la
sécheresse de la nomenclature qui les exprime, ces adieux, l'avouerai-je, m'ont
vivement ému et m'ont fait songer aussi à tous ceux que la France a oublié,
oublie et oubliera de faire.
Tel j'ai connu mon maître Cornu, il y a cinquante ans, lorsque, pour la pre-
mière fois il me parlait de G. Paris et de phonétique patoise — nom et mot
que j'entendais prononcer pour la première fois — tel, pendant la guerre, je
l'ai retrouvé : rien, dans son être intellectuel, moral et physique ne trahissait
qu'il eût jamais quitté son village du Jorat.
La mort de Cornu est une date dans l'histoire du patois de la Suisse
romande. Il était le dernier représentant du patois du Jorat.
Dans une note que j'ai écrite le jour de son départ de chez moi (29 octobre
J9r 5) et pour me rappeler au besoin ce que représentait Cornu dans l'histoire
de la dialectologie, je trouve l'appréciation suivante qui venant de lui peut
avoir quelque importance : « Bridel et Favrat ne parlaient pas patois ; il y a
dans leurs travaux beaucoup de traductions du français. Moratel, par contre, le
parlait et le savait bien. »
j6 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
cela — et, à ce propos, je trouve que MM. G. et J. poussent la
plaisanterie trop loin.
Ils ont publié, il y a quelques années, un spécimen de leur
futur Atlas phonétique (ou linguistique ?). Or, ce spécimen,
assez luxueux, nous donne la carte coloriée de cl latin initial
d'après l'unique type clave (n° 65). Un type unique, pensez-
vous, ne doit prêter ni à variation, ni à doute — il doit même
concorder avec clavum « bien représenté », là où celui-ci ne
fait pas place à iatsê « clou ». Détrompez-vous : le cl de cla-
vem, le cl de l'unique type, est représenté par des kl, Jéy douteux
(accompagnés de ?), par des kl et kl concomitants et par e? -cy,
cy, sy mélangés, au choix, et sous la même couleur (jaune).
Il est évident qu'en vue d'un Atlas phonétique une langue qui
s'en va doit faire place à une langue qui ne s'en va pas, et cette
substitution doit se faire en partant de mots « bien représentés »
et que nous fourniront les lois phonétiques que nous aurons
établies, ... établies d'après des mots « bien représentés ».
*
« Nos patois participeraient par conséquent à la phonétique —
v final > -u. »
J'avoue que je n'ai point examiné si la Suisse offrait des
exemples du -v final >> -u, ayant pour habitude de faire de la
phonétique avec des mots et non vice versa : quand ces mots
viennent à manquer — tel clavus — je n'en tire pas de consé-
quence phonétique.
Mais où j'ai grandement manqué, c'est lorsque je me suis
laissé entraîner à écrire la malheureuse phrase : « cette aire [de
clavellum] était en même temps celle de la loi phonétique av
final >> au ».
Non pas que je sois persuadé par la simple affirmation de
MM. G. et J. — non accompagnée d'un seul exemple autre que
clou en litige — de l'inexistence du passage de -v à -u. Je ne sais
absolument rien d'autre que le non-autochtonisme des formes
suisses représentant clavum latin.
L HYPNOTISME PHONETIQUE EN SUISSE 77
Mais il était bien imprudent de ma part de lier géographique-
ment au sort de clavellum la transformation de av final en au.
En effet, à l'époque où, selon moi, « clou » et « clé » se sont
télescopés, qu'était le latin ? Évidemment une langue encore
peu différenciée, puisque nous voyons un territoire immense
— l'aire clavel « clou » du Midi — ne savoir trouver d'autre
solution au télescopage de clavis avec clavus qu'en clavellus
— on ne me dira pas que clavellus était l'unique ressource s'of-
frant à l'imagination et s'imposant unanimement — ou bien,
autre possibilité, Taire clavel est le résultat d'un nivellement pos-
térieur au télescopage.
Quelle que soit l'alternative à laquelle on s'arrête — il n'y en
a pas d'autre — il est évident que, à ces deux époques, la subs-
titution consciente et nécessaire de clavellus à clavus a « pu »
rayonner sur des régions où la substitution n'était ni consciente
ni nécessaire.
C'était une erreur de ma part de prétendre que cette aire [de
clavellus] était en même temps celle de la loi phonétique av
final ;> au.
Cette erreur, que je reconnais comme possible, comme pro-
bable même, est devenue chez MM. G. et J. un article de foi :
pas de loi -v > -//, donc pas de clavellus.
De là, : « toute la base de ce travail nous semble avoir encore
besoin de preuves historiques et nous n'avons jusqu'ici rencon-
tré aucun exemple du passage de -v à -u dans nos patois. »
Est-il bien téméraire de croire que, durant quelque dix siècles,
il a pu se produire des faits historico-linguistiques qui ont pu
faire déborder géographiquement un mot né d'un accident
lexical au delà des limites où il faisait une fonction de substi-
tution nécessaire. La compacité de clavellus est là pour justifier
ce point de vue.
De ces époques, je n'ai point de « preuves historiques » à
alléguer. Peut-être pouvons-nous en attendre du Glossaire des
patois de la Suisse romande : celle qui résulte de clavum-*exfla-
gellum ne nous dit rien qui vaille. L'alléguer, c'est nous mon-
trer que des problèmes d'une importance primordiale, lorsqu'il
78 PATHOLOGIE -ET THERAPEUTIQUE VERBALES
s'agit de faire un dictionnaire phonético-étymologique ou tout
simplement historique, ne se sont pas même présentés à l'esprit
des rédacteurs du Glossaire.
IL — ABEILLE
Par ce qui précède, on a vu que la géographie linguistique,
telle que je la conçois, n'a pas une bonne presse en Suisse. J'ai
cherché ailleurs ' à réfuter la reconstitution historique des mots
qui désignent l'abeille dans le Jura bernois (mouchette, essette),
telle que l'a proposée M. Jaberg dans la Romania. Au nord,
rebutée par M. Jaberg à la frontière suisse, et bien au delà, voici
comment, au sud, MM. Gauchat et Jeanjaquet la rebutent à la
frontière suisse, et bien au delà :
« Les mots pour « abeille » de la Suisse romande occupent
une petite place dans le volume, p. 168-176, mais à tout
moment l'auteur recourt à nos patois qui lui sont spécialement
familiers2. Le mot bagnard achyé « rucher » représente vascel-
1. Article qui a paru dans la Revue de philologie fr., 1921, et a été réimprimé
dans la présente brochure.
2. Ils ne me le sont pas plus que d'autres, et pas plus qu'à MM. -G. et J. :
ma grand'mère (née en 1804) parlait le patois de Lutry (Vaud) à mon père,
qui ne le savait plus guère, et seulement quand elle avait quelque chose à
lui dire que « les quatre gamins » ne devaient pas comprendre. Les quatre
gamins ne le comprenaient pas du tout, et, à Neuveville (2000 âmes), je n'ai
jamais entendu parler un patois indigène. Notre langage était un français
« fédéral », dont le « fédéralisme » ne s'est guère atténué depuis, à Neuve-
ville .
Je retrouve dans les matériaux que j'ai recueillis autrefois, et dont je me
garde bien de tirer parti, quelques notes qui peuvent contribuer à préciser
chronologiquement la disparition du patois en certaines localités de la Suisse
romande.
Quand M. Germiquet, né en 1820, s'établit à Sorvilier (Berne), lui et sa
famille parlaient seuls le français, et, pour cette raison, avaient été surnommés
les wàrdyû « les orgueilleux ». En 1896, seuls quelques vieillards y parlaient
encore patois.
l'hypnotisme phonétiojje en suisse 79
littum, avec v initial perdu, et n'a rien a faire avec apis, ce qui
obligera à reviser toutes les considérations basées sur cette
forme. »
C'est catégorique, on le voit. D'un coup de pied on renverse
un échafaudage péniblement dressé. Sauf erreur — on m'intime
d'avoir à reconnaître dans aveille un apicula, bien représenté ;
car achyé, que je dis être un dérivé d'apis, s'oppose à voir dans
aveille un mot fait sur abeille du Midi. Je devrais donc me rési-
gner à n'avoir découvert en Suisse que ce que tout le monde
avait découvert avant moi : Taire fribourgeoise de a = apis.
Achyé bagnard l représenterait vascellittum, avec v initial perdu.
Cette perte de v serait, en effet, à peu près le seul caractère pho-
nétique certain, par lequel on pût rattacher le bagnard achyé au
latin vascellittum. Mais, malheureusement, MM. G. et J. con-
fondent le bagnard avec quelque autre patois valaisan : en
bagnard, achyé serait le seul mot (étymologiquement certain ? ?)
qui aurait perdu son v initial devant a (valere > vaey, vacivam
> vajia) ; le v initial n'y tombe que devant y (vy > y) comme
dans d'innombrables patois valaisans qui n'ont pas perdu leur v
initial en dehors de sa combinaison avec y.
Au point de vue sémantique, je pourrais m'étonner que vas-
cellittum devenu vaisselet ( avec t bien conservé) dans les vallées
d'à côté y désigne la « ruche », le « vaisseau d'abeilles », alors
qu'en bagnard il désigne le « rucher ». Un vaisseau en bagnard
est « l'endroit où l'on met les vaisseaux », y est un « rucher » :
c'est là une singularité tout-à-fait particulière au bagnard. Mais,
passons !
A Tavannes (Berne), en 1896, on m'a adressé à un sexagénaire qui savait
le patois, mais, déjà, ne le parlait plus avec ses contemporains.
A Lignières (Xeuchâtel), en 1895, M™ junod et une autre personne de son
âge étaient les seules qui parlassent encore patois. Mme Junod avait interdit à
ses trois enfants de le parler, parce qu'ils « le parlaient trop mal ». Elle me
racontait qu'un Monsieur l'avait interrogée pendant toute une demi-journée,
et lui avait dit : « Je vais envoyer ça à Paris, et vous verrez qu'ils diront le
patois alors aussi bien qu'à Lignières. »
1. Cornu, Phonologie du bagnard dans Romania, t. VI.
80 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Retournons à la phonétique, si MM. G. et J. en reconnaissent
l'autorité : comment se fait-il que vaisselet, qui garde le t final
de -ittum dans les vallées adjacentes et qui le garde tout aussi
intact en bagnard, ait perdu son t final dans la seule forme
achyè (tsaet « chalet », muet « mulet », munet « petit moulin à
fouler les pommes »,/we/, « palet, qui recouvre la colonne appe-
lée grè, et empêche les souris de pénétrer dans la grange ») ?
Comment se fait-il que les // de vascellittum, en tombant,
produisent un effet qui n'est point celui que je constate dans
tsandeey «'chandelier », ou dans vêa « ville », vèâd^o « village »,
etc. ? Enfin, comment se fait-il que le latin vascellittum ne
soit régulièrement représenté en bagnard que par les deux sons
ae}
Les lois phonétiques qui font de vascellittum un achyè bagnard
sont, on le voit, d'une complaisance insoupçonnée, et je doute
que le doyen Bridel en eût usé avec plus de sans-gêne.
Qui ne serait pas émerveillé des progrès qu'a faits la phoné-
tique depuis quarante ans ? Achyè était alors interprété comme
un produit anormal de apiarium, et il est en réalité quelque
chose de bien approchant (apes + arium). Quarante ans plus
tard on est arrivé à substituer à apiarium un vascellittum dont
achyè est la parfaite image phonétique, dit-on.
Du coup, grâce à cette belle trouvaille étymologique, la forme
aveille, sans doute « bien représentée » devient une héritière,
légitime d'apicula latin et peut servir, dans un Atlas phonétique,
de base solide pour établir la parfaite régularité d'évolution de
cinq ou six sons latins à travers vingt siècles de latinité (!)
Achyè « rucher » l est bel et bien un jalon qui, en alignement
avec é (a) « abeille » fribourgeois, et é « abeille » de la région
française limitrophe du Jura bernois qu ester « rucher » fait sûre-
ment revivre, et de concert avec ces deux autres jalons, démontre
i. Assier représente un dérivé de es, avec s sourde, tandis que ester repré-
sente un dérivé de es, avec s sonore, ce qui est absolument conforme à la
diversité phonétique de Vs finale dans les deux régions. Voir p. 63, note 3.
Axyê (graphie de Cornu) est aussi correct que baxyè « baissier », exin « essaim »,
laxyè « laissier », etc.
LHYPNOTISME PHONETIQUE EN SUISSE 8l
la présence ancienne d'apis sur toute l'étendue de la Suisse
romane, jusqu'à la limite de la langue germanique. Apis forme
le sous-sol d'alluvions venues, les unes du territoire de la langue
d'oui, les autres du territoire de la langue d'oc, ces dernières
étant postérieures et, partiellement, superposées aux premières
et n'ayant pas pénétré dans les vallées supérieures du Valais
romand, où elles ont claquemuré, comme dans une souricière,
un mouchette de la langue d'oui qui y a persisté en un groupe
de parlers étroitement unis entre eux, conservateurs, et ne fai-
sant qu'un.
Achyé = vascellittum. Est-ce là un échantillon conforme aux
étymologies qui résulteront des délibérations des trois rédac-
teurs, lorsqu'ils seront groupés autour du tapis vert pour établir
définitivement l'historique des mots bien représentés chez eux.
Un peu plus de tenue scientifique serait de mise, et même un
peu de sérieux, si vraiment ils croient que leur tâche étymo-
logique en comporte. Le xixe siècle est passé, nous sommes
au xxe.
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE
I. — POMMETTE « POMME DE TERRE » LORRAIN
Il n'existe dans la Gaule romane qu'une seule aire où le
diminutif de pomme a servi à désigner la « pomme de terre ».
S'il y a désigné la « pomme de terre », c'est qu'il n'y était pas
senti comme diminutif. Cette aire est enclose dans celle de la
transformation du suffixe ette français en atte-otte, transformation
qui a altéré la valeur sémantique de ce suffixe, en le confondant
avec ceux dont il prenait la forme.
Ce n'est donc point de pommette « pomme de terre » que je
veux parler ici, car pommette « pomme de terre » n'a jamais
existé; mais de ses représentants pommatte-pommolte, dépouillés de
sa valeur diminutive.
On me permettra cependant, pour des raisons de commodité,
et la distinction entre pommette diminutif et pommatte-pommolte
non diminutifs étant bien établie, de réunir ces deux dernières
formes sous l'appellation de pommette « pomme de terre » dans
l'article qui suit.
Il est évident que pommette « petite pomme » ne pouvait dési-
gner la « pomme de terre », qui n'est, en aucune façon, une
petite pomme ' — pas plus d'ailleurs qu'une « gentille pomme »
i. Je demande pardon aux géographes linguistes de leur imposer ici, en
note, la lecture d'une justification dont ils n'ont que faire.
Voici les preuves matérielles de l'antériorité de pommette « pomme déterre»
à. pommette « (petite) pomme » dans la concomitance des deux — car l'aire dont
nous avons à parler est caractérisée par un pommette signifiant à la fois « pom-
me » et « pomme de terre », et un pommeiier qui désigne le « pommier » :.
i° Si pommette « (petite) pomme » était antérieur, il existerait géographi-
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE 83
(caritatit). Il ne le pouvait pas, tant que coexistait d'une façon
latente ou réellement pomme « pomme ». Il ne le pouvait que
si pommette ne signifiait pas ou nécessairement ne pouvait pas
signifier « petite pomme ».
Notre pommette équivaut donc à «(tubercule) qui ressemble à
la pomme », comme poirette, dans la même aire, équivaut cà
« (tubercule) qui ressemble à la poire ». C'est là le résultat d'une
faculté acquise par le suffixe ette en devenant atte et otte.
Lors de l'introduction de la pomme de terre dans les Vosges,
atte-ottc avaient perdu leur valeur diminutivisante comme suffixes
générateurs patois {pomme >> pommatte, qui n'est pas une « petite
quement en dehors de pommette « pomme de terre». Or, il n'existe qu'en un
seul point (140) en bordure de l'aire à pommettes concomitants, où il est le
reliquat d'un état de choses antérieur où les deux pommette coexistaient.
20 Si pommette « (petite) pomme » était antérieur, poirette adjacent serait
« (petite) poire ». Or, poirette n'est que « pomme de terre » et n'est ni « petite
poire », ni « poire ».
30 Si pommette « (petite) pomme » était antérieur, il aurait eu une évolution
inverse de celle dont témoignent les trois points suisses, où pommette ne
désigne que la « pomme de terre », et non pas la « pomme », et il faudrait
admettre que pommette de Suisse s'est développé indépendamment de pommette
vosgien, ce qui est inadmissible — le territoire qui sépare pommette suisse de
pommette vosgien a, selon toute vraisemblance, eu autrefois une concomitance
des deux pommette, dont il est revenu, soit, au moins et certainement, un
pommette à l'état sémantique de celui de la Suisse, c'est-à dire « pomme de
terre ».
4° Si pommette « (petite) pomme » était antérieur, il aurait donné un pomme-
tier qui n'auraii pu être que « pommier à petites pommes », lequel aurait eu,
parallèlement, un pommier « pommier (à pommes non petites)». Or, il n'existe,
dans l'aire à concomitance de deux pommette qu un pommetier qui est un c pom-
mier (à pommes non petites) », sauf au point 68, où «pommier» est assurément
un emprunt français (le pommier y est un arbre apommes et ces « pommes » y
sont des pommettes). Poirette ni point de poiretier, pas plus que pommette suisse
n'a donné de pommetier. Quant à la forme métier, soi-disant « pommier »
(78, 86), elle signifie autre chose que « pommier » et va être interprétée
comme confirmant l'existence de pommetier « pommier ».
5° 11 serait absolument ridicule de croire qu'un pommette (diminutif ou for-
mation par suffixe atte-otte, peu importe) ait été partout utilisé où il existait
pour être « pomme de terre », alors que la langue a trouvé, en dehors de notre
aire, dix, vingt manières différentes de dénommer ce tubercule.
84 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
pomme »). Ils ne l'avaient perdue que partiellement et diverse-
ment comme suffixes calqués sur le français dans des mots em-
pruntés au français, et où la diminutivité était sentie aussi bien chez
l'emprunteur que chez l'emprunté (fourchette >> fourchatte, four-
chotte, senti ou non senti comme « petite fourche » servant à
table). De cette double vitalité d'atte-otte résulte le traitement
varié du suffixe — ittum, selon les mots, selon les parlers, voire
même selon les individus : j'ai parlé de cette variabilité dans un
article précédent, à propos de mouchette et â'esselte dans l'Est de la
France.
Il en a été, en effet, de même de mouchette qui, dans la même
aire atte-otte, où il a cessé d'être ou de pouvoir être interprété
comme « petite mouche », peut se maintenir dans l'état séman-
tique d' « abeille », état qu'il ne peut pas conserver sous sa
forme primitive en -et te.
De même que mouchette « abeille » ne pouvait vivre dans une aire
où mouche « mouche » existait, et où mouchettepeut être ou deve-
nir « petite mouche o1, de même pomtnette « pomme de terre »
ne pouvait vivre dans une aire où pomme « pomme » existait,
et où pommette peut être ou devenir « petite pomme ».
Mouchette « abeille » et pommette- « pomme de terre » ne peu-
vent vivre que dans une aire où ette a cessé d'avoir une valeur dimi-
nutive. C'est le cas de l'aire atte-otte \
Aussi bien, l'aire de mouchette « abeille » — y compris celle
d'essette « abeille » — est-elle, grosso modo, celle de pommette
« pomme de terre » — y compris celle de poirette « pomme de
terre » — à cette différence près cependant, que cette dernière
nous apparaît plus déchiquetée, déchiquetée sans doute par le
retour à un état stable (français) d'un état instable, plein d'équi-
1 . De là l'explication qu'en allemand un sujet de Weismes (près du point
191 de l'Atlas) donnait à M. Jaberg : « il y a plusieurs espèces d'abeilles, les
abeilles qui volent dans la chambre, les abeilles qui piquent les vaches, etc. » Ce
sujet de Weismes ne pouvait plus éloquemment confirmer la^valeu-r— de-nies
explications relatives aux points 191 et 184 {Abeille p. 129 et suiv.).
2. Il yen a, en vérité, une autre, où pommette est le résultat d'un accident
arrivé à pomme de terre (voir II, ci-après).
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 85
voques, où lesparlers s'étaient laissés sottement entraîner, et que
nous avons à décrire. Mouchette « abeille » n'a pas été exposé, et
n'a pu l'être, à subir les avanies qui attendaient pommette.
*
* *
A défaut d'une carte que nous ne pouvons adjoindre à cet
article, orientons tout d'abord le lecteur en quelques mots.
L'aire pommette « pomme déterre » recouvre presque en en-
tier le département des Vosges et la partie méridionale de Meurthe-
et-Moselle. Elle se prolonge au sud jusqu'en Suisse, il est vrai;
mais ce prolongement étant resté à un état lexical peu compli-
qué, ou y étant retourné, c'est plus particulièrement de l'aire
comprise dans les deux départements ci-dessus indiqués que nous
aurons à parler, c'est là que l'aire est en pleine ébullition, en
plein travail d'enfantement, travail dont nous allons pouvoir
suivre toutes les vicissitudes depuis l'origine.
Pommette (c'est-à-dire pommatte-pommotte, nous le répétons pour
la dernière fois) est né pour être « (tubercule) ressemblant au
fruit qu'est la pomme », comme poirette, dans notre région, est
né pour être «(tubercule) ressemblant au fruit qu'est la poire ».
La dénomination de poirette pour « pomme de terre » n'a don-
né lieu — à l'encontre de celle de pommette — à aucune confu-
sion : la pomme de terre est une poirette dans l'aire atte-otie, qui
le maintient dépouillé de toute idée diminutive, comme, en dehors
de l'aire atte-otte, au sud, elle est naturellement une poire de terre
(62, 60, 70).
Tout autre que celui de poirette est le sort de pommette.
Tandis que poire restait « poire » et que poirette devenait
« pomme de terre », que cet état est resté jusqu'à nos jours (57,
56, 55), le sort de pommette « pomme de terre » a été condition-
né par celui, ou semblablement à celui de pomme de terre en
français — celui-ci, il est bien inutile de le rappeler, est le mot
qui est appelé à triompher de tous les autres dans la Gaule
romane, malgré son imperfection, sa propension à l'équivoque.
86 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
On avait donc, parallèlement à
poire « poire », poirette « pomme de terre » :
pomme « pomme », pommette « pomme de terre. »
C'est l'état que nous présente l'extrémité méridionale de l'aire
atte-otte (74, 72, 73), C'est l'aire essette « abeille » diminuée de
64, 71 et augmentée de 74 (où nous avons mouchette « abeille »).
Mais, avons-nous dit, pommette « pomme de terre » a été con-
ditionné par pomme de terre français. Et comment?
En français « pomme de terre » est devenu familièrement, et
par abréviation, pomme: nous disons des pommes frites (qui sont
des pommes de terre), un bifteck aux pommes (où pommes sont des
pommes de terre), et ces abréviations familières, établissant une
confusion entre la « pomme » et la « pomme de terre », ont
évoqué des protestations thérapeutiques qui se traduisent unila-
téralement par des expressions telles que pommes-pommes, pommes-
fruits, pommes de F air (y. Abeille) I.
La collision des deux pomme en un seul par imitation du français,
ou par parallélisme au français, se produit en vosgien, où l'on a
pommette = « pomme » et « pomme de terre », et elle s'accentue,
se propage, en vosgien, englobe le « pommier » lui-même qui
devient un pommetier — conséquence d'ailleurs infaillible. Il en
résulte que pommette, qui a été créé pour être « pomme de terre »,
et qui est exclusivement « pomme déterre » en certains endroits
(v. ci-dessus) fait de la pomme une « pomme de terre » et du
pommier un « arbre à pommes de terre ».
Si vous me demandez pourquoi c'est à pommette, et non à. pomme,
qu'est échue la primauté dans l'évolution, je vous répondrai :
pommette est le terme patois qui, dans le territoire atte-otte, repré-
sente pomme français en collision sémantique, et, dans l'aire atte-
otte, on parle patois, pour le moment du moins. Nous avons
encore ici l'âme sémantique française sous une enveloppe patoise;
à bientôt l'âme française sous une enveloppe française, et alors
1. J'y ajoute pommes en Vair, entendu, dans un restaurant parisien, de la
bouche d'un garçon.
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 87
vous serez en droit de me demander pourquoi pomme n'a pas
primé pommette dans l'évolution qui devait s'accomplir. C'est en
patois que se produit l'évolution française, et ce n'est pas encore
en français provincial : celui-ci reproduirait exactement l'étape
littéraire pomme exclusivement « pomme », pomme de terre
« pomme de terre », pommier « pommier ».
Au risque de me répéter inutilement, j'insiste sur ces faits
que j'ai eu beaucoup de peine à rendre compréhensibles à mes
auditeurs de l'École des Hautes-Études.
Si, en français, h pomme est une « pomme » et une « pomme
de terre », en patois, la « pomme de terre » étant une pommette,
la « pomme » est aussi — par imitation du français — une pom-
mette, et le « pommier » est un pommetier.
Si, en patois., c'était pomme qui, comme en français, signifiât
« pomme » et « pomme de terre», et pommier « pommier », ce patois
ne serait plus un patois, ce serait du français. Voulant parler patois,
je dois nécessairement faire de pomme : pommette, et de pommier :
pommetier.
Je parle en patois et je pense en français.
En scrutant l'état sémantique de pommette et de poirette, je
m'aperçois tout-à-coup que cet état jette une vive lumière sur
moitchette « abeille » qui a le même habitat, et fait entrevoir une
nouvelle explication étymologique de moiwhette. L'examen de
cette explication exigeant une assez longue discussion, je
le relègue dans un appendice que l'on trouvera à la suite de : I
« Pomme de terre » lorrain.
Des constatations qui précèdent, il résulte que, géographique-
ment pommette « pomme » et pommetier « pommier » ne doivent
et ne peuvent se trouver à l'état normal que dans l'aire pommette
« pomme de terre ».
Examinons donc successivement tous les cas divers où se pré-
sente l'évolution de « pomme » et de « pommier » à « pomme
de terre » et à un type lexical pommetier, qui se trouve être seu-
lement « pommier » matériellement, mais pouvait être lexicale-
ment un « pomme de terrier », un « plant de pommes de terre »,
terme dont la langue ne paraît pas avoir eu besoin, pas plus que de
ôô PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
haricotier ou de f évier. L'individualité sémantique de pommetier
comme arbre était d'ailleurs solidement établie par toute la
famille des arbres fruitiers qui est constituée comme lui.
Les point 162, 150, 160, 180, 89, 69, 59, 77, 88, 87, 85, 76
constituent le principal groupement. En infligeant sa forme à
« pommier », pommette « pomme de terre » a accaparé complè-
tement la famille de « pomme ». La pommette « pomme » est
formellement une « pomme de terre », qui, pour être vraiment,
et sans équivoque possible, « pomme déterre », devient pommette
de terre, c'est-à-dire « pomme de terre + de terre ». Le « pom-
mier » devenu pommetier est étymologiquement un arbre qui
porte des pommes de terre.
Point 58. Je le choisis entre plusieurs autres qui présentent le
même état, parce que, interprétable de deux manières, il est adja-
cent à l'aire en travail et qu'il peut être le type de plusieurs
autres qui avoisinent celle-ci. Je le considère comme présentant —
à l'égal des points 74, 72, 73 — un état stable et de tout repos,
qui peut être originaire et à la base de tous les bouleversements
ultérieurs, qui peut représenter l'étape initiale d'où est ensuite
née la confusion de la « pomme » avec la « pomme de terre » ;
mais il peut aussi représenter un état postérieur, être le résultat
d'un retour à la stabilité. Il a pomme « pomme », pommier
« pommier », la « pomme déterre » y est une pommette.
A-t-il été sincère de tout temps, est-il un représentant réel de
l'étape initiale, ou ne serait-il qu'un restaurateur plus heureux
que le point 68, qui dit bien pommier « pommier », mais où la
« pomme » est une pommette et la « pomme de terre » une pom-
mette de terre ?
Pommier pour pommetier n'est pas'le résultat d'une assimilation
incomplète à l'état sémantique français de pomme = « pomme »
et « pomme de terre » — assimilation que je ne comprendrais
pas — mais bien le résultat de l'abandon incomplet d'un état
équivoque, dont le patois cherche à se défaire, et qui est paral-
lèle à l'adjonction d'un complément^ mélier — voir ci-dessous)
à pommette équivoque — abandon dont je comprends bien la
nécessité.
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 89
La situation géographique de ces deux points justifierait d'ail-
leurs pleinement le mélange constaté, si le premier point toute-
fois n'est pas le représentant de l'étape initiale, le type d'une
roule d'autres points avoisinant l'aire à confusion complète.
Le point 140 est, à en croire le sujet d'Edmont, et conformé-
ment à sa situation en bordure de l'aire, un bel exemple de mé-
lange: il n'appartient catégoriquement à notre aire que par pom-
metier ■« pommier » ; la « pomme » y est pomme ou pommette,
la « pomme de terre » pomme de terre.
Le point 78, en pleine aire pommette « pomme » et « pomme
de terre », distingue pléonastiquement ce dernier sens en disant
pommette déterre. En cela il se comporte comme les points voisins :
il les distingue pléonastiquement, puisque pommette signifie déjà
« pomme de terre » — le point 78 ne peut résister à l'ambiance
qui l'entoure — mais, par un double pléonasme, il distingue la
pommette du pommier en l'appelant pommette de mali (jnali =
métier francisé).
Que désigne ce mot métier ? Ici nous nous voyons obligé
d'entamer une longue discussion.
Mali est la forme sous laquelle se présente à nous mélier, en
deux points seulement, et c'est sous cette forme qu'elle figure
dans le Dictionnaire étymologique de Meyer-Lùbke, qui la
signale comme wallonne, alors que, dans le dictionnaire de
Grandgagnage, elle figure sous la forme meléie — l'auteur de ce
dictionnaire wallon ne nous donne pas le nom du fruit que
porte cet arbre fruitier (!).
Mali est, selon M.-L., un dérivé de melum (grec) qui désigne
la « pomme ». Mali (mélier francisé) est la parfaite image
phonétique du gréco-latin *melarium. C'est aussi le produit le
plus saugrenu de l'envoûtement phonétique, qui fait fi de toutes
les données historiques, et un grotesque défi au sens commun.
En effet, mélier « pommier » n'existe à la connaissance de M.-
L. qu'en Wallonie. A la mienne, que je puise dans l'Atlas, il
n'existe qu'en nos deux points vosgiens, où le nom de son fruit
est inconnu, et à l'extrémité orientale des Alpes maritimes, où il
apparaît, ainsi que le nom de son fruit qui est la « pomme ». Je
90 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
n'en trouve aucune trace dans Godefroy, pas plus que M.-L. ne
paraît en avoir trouvé, puisque, comme produit français de
melum, seul mélier figure dans son dictionnaire. Situer mela-
rius au pied des Vosges, c'est confondre cette chaîne de mon-
tagnes avec l'Ararat de biblique mémoire. Étrange existence
géographique et historique!
C'est porter un grotesque défi au sens commun que d'admettre
qu'un arbre fruitier, tel le mélier, qui est un pommier y mot dérivé
de pomme ait crû au pied de l'Ararat vosgien, sans y laisser le nom
du fruit qu'il portait. Le mélier, en effet, n'y porte pas de
mêles.
Mélier « pommier » n'a donc pas seulement une étrange exis-
tence géographique et historique, il a aussi une existence écono-
mique étrange : s'il ne porte pas de mêles — à la différence du
quatrième officier du cortège funèbre de Marlborough — il porte
des pommettes, qui sont des « pommes » et des « pommes de
terre ». Et c'est dans ce milieu économique que *melarius s'est
conservé !
C'est dans ce milieu que l'attend la géographie linguistique,
qui va lui restituer le fruit dont il est démuni.
Les mêles du mélier que seraient-elles, si elles existaient ? Elles
seraient des « nèfles » qui croissent sur le mélier, lequel est un
a néflier ».
Et pourquoi le « néflier » remplace-t-il le « pommier » ?
Puisque pommette vosgien, quoique équivoque — à l'égal de
pomme français — peut continuer à désigner et la « pomme » et la
« pomme de terre », pourquoi \tpommetier ne pourrait-il pas con-
tinuer à désigner le « pommier » ? Il n'a pas à se différencier
d'avec Y « arbre à pommes de terre » qui n'a aucune existence écono-
mique et par conséquent aucune existence lexicale possible.
= Aussi, « néflier » ne remplace-t-il pas, du moins origi-
nairement, pommetier, il ne le remplace que dans l'appellation
du fruit, dans l'appellation de la « pomme » qui est en vosgien
pommette, c'est-à-dire et « pomme » et « pomme de terre » et qui
exige un complément différenciant ces deux sens. Pommette de
terre « pomme de terre » appelle fatalement — dans le même
FANTASMAGORIE HTYMOLOGIOJJE 91
parler facultativement, mais obligatoirement dans un parler à
thérapeutique adverse — un pommette. . . d'autre nature que de
terre. Sera-ce pommette de l'air, pomme-fruit comme à Paris, où ils
sortent d'une imagination citadine, littéraire, étymologique ?
Evidemment non ! Encore moins pommette-pommette qui n'a aucune
vertu thérapeutique, pas plus, en réalité, que n'en a pomme-pomme
(pomme familier > pomme -f- « pomme littéraire ») à Paris : des
équivoques pour lever une équivoque. Ce sera une « pomme », un
fruit ressemblant au fruit auquel la pomme ressemble le plus,
ressemblant au fruit du néflier, ce sera une « pomme de néflier »
une pommette de niait, et le « néflier», le mali, le mélier devien-
dra lui-même un « pommier »
Sans que la « pomme » devienne une « nèfle », sans que
la pomme devienne une mêle ?
=== Sans que la « pomme devienne une « nèfle », sans que
la pomme devienne une mêle.
Car mêle « nèfle » avait disparu, ou était en train de disparaître,
et cette mort, ou cette agonie de mêle « nèfle » est une condition
nécessaire pour que le « néflier » puisse participer à l'évolution
du « pommier » en « néflier ».
Absolument comme il est nécessaire que truffe « truffe » ait une
existence entre la vie et la mort, pour que ce type lexical puisse
servir 2. désigner la « pomme de terre », comme c'est le cas dans
un immense territoire gallo-roman. A vitalités égales, la truffe
« truffe » et la truffe « pomme de terre » ne pouvaient s'échanger.
Pas plus que topinambour « topinambour » et « pomme de terre ».
C'est une erreur grave que de croire que truffe « pomme de terre »
est né dans un pays de truffes, le contraire est plus rapproché de
la vérité.
Alors mêle aurait disparu, et mélier se serait conservé
sous le couvert de la sémantique » pommier » ! Comment com-
prendre cette divergence dans la disparition du nom de l'arbre
et de celui du fruit ? La disparition de mêle n'entraîne-t-elle pas
immédiatement celle de mélier, qui en vient lexicalement comme
pommier de pomme ? Enfin, pourquoi mêle disparaît-il — et pour-
quoi disparaît-il antérieurement à mélier, laissant jouer à mélier
92 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
un rôle que, parallèlement, .il ne pourrait plus jouer s'il y était
appelé, c'est-à-dire être une « pomme », comme mélier est un
« pommier », ou alors être une « nèfle » alors que néflier serait
un « pommier. » ?
= Mêle a disparu des Vosges (et d'une région avoisinante
beaucoup plus étendue), parce qu'il s'est télescopé avec un autre
mot qui est mêle <C merula et qui était féminin comme mêle
< mespila.
Nous vous arrêtons : sur quoi vous basez-vous pour éta-
blir ce télescopage ?
===== Je me base, d'une part, sur les formes de « merle », qui
phonétiquement sont absolument contradictoires, qui présentent,
au point de vue consonantique une r (merle) qui ne peut être
là, moins que dans tout autre pays gallo-roman, d'origine autoch-
tone, au point de vue vocalique, une inextricable diversité
témoignant d'emprunt, et, par contre, au point de vue conso-
nantique, une apparence plus conforme à une régularité phoné-
tique précisément aux points 86 et 78 qui ont mélier « pommier »
et où l'on a mel « merle ». Je me base aussi sur la nécessité qu'a
éprouvée le point 57 d'accompagner du complément des bois la
forme myel « merle », sur la présence de mêlette au point 89,
d'oiseau à bec jaune au point 87..
Mais, je me base surtout et avant tout, sur le fait que dans
toute la région où je prétends que merula s'est télescopé avec
mespila, nous avons un substitut de mêle « nèfle », dont la pré-
sence ne peut être due à un hasard, car, ni ce substitut, ni n'im-
porte quel autre substitut de « nèfle » ne se présente ailleurs
dans le domaine gallo-roman.
Ce substitut qui ne se présente que dans l'Est de la France,
pénétrant, il est vrai, jusqu'aux confins du département de l'Yonne
— la carte de l'Atlas est incomplète au nord et au nord-est — ce
substitut est cul de chien « nèfle ». Il n'est naturellement pas plus
latin que ne l'est gentem de armis ad caballum « gendarme à
cheval ». Il se révèle donc comme une expression moderne, d'une
allure quelque peu argotique, susceptible peut-être d'expansi-
vité géographique, je le concède ; mais il témoigne — évidemment
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 93
selon moi — que, dans l'Est de la France, il a fallu donner un
coup de fouet à l'imagination pour qu'elle créât un mot nouveau
pour « nèfle », un coup de fouet consécutif d'une équivoque —
coup de fouet inutile ailleurs et équivoque n'existant pas ailleurs
ou y étant traitée d'autre façon (voir Abeille).
Milier « néflier » assistait, formellement impassible, à l'en-
terrement de mêle a nèfle ». Le milier , qui portait des mêles, porte
dorénavant des culs de chien.
■ Le mélier des points 86 et 78 ne porte pas des culs de
chien, il porte soit des pommettes(86) x, soit des pommettes de mélier
(78), lesquels deux sont des « pommes-fruits « et ne sont pas
des « nèfles ».
= En effet, dans la moitié orientale du département des
Vosges, où existe mélier « pommier », les « néfliers » ne portent
pas des culs de chien, que l'on n'y connaît pas, pas plus qu'on
n'y connaît le « néflier », l'arbre qui les porte : cette moitié du
département des Vosges est, dans l'Atlas, occupée par des points
d'interrogation. Mélier est là pour nous dire cependant que le
fruit de l'arbre était connu, puisque la « pomme » y a été trouvée
semblable à la « nèfle », et la moitié occidentale des Vosges nous
dit que le substitut de mêle est un cul de chien, que l'arbre qui
porte ce fruit est lui-même un cul de chien et n'est plus un
mélier, la moitié occidentale des Vosges nous présente un nom
de fruit sans nom d'arbre particulier — cul de chenier apparaît
timidement plus au sud — la moitié occidentale des Vosges
nous apporte. . . le nom du fruit, que raéf/zW- ne nous apportait pas
et elle n'a pas le nom de l'arbre qui est mélier et que la moitié
orientale des Vosges (représentée par les points 86, 78) nous a
donné. L'arbre qui était sans fruit nous fait rencontrer le fruit
qui est sans arbre.
Les points d'interrogation qui occupent la moitié orientale du
1. Je considère l'état de ce point 86, où d'ailleurs pommetier coexiste avec
mélier, comme étant sorti — ainsi que bien d'autres sans doute — de l'état
lexical où se trouve actuellement le point 78 ; car mélier n'y a de raison d'être
que par pommette de mélier « pomme » (> pommette tout court dans son ambiance
géographique).
94 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
département des'Vosges témoignent que la « nèfle » et le « néflier »
étaient autrefois connus des gens qui parlaient alors patois, et ne
le sont plus actuellement des gens qui représentent le patois
d'aujourd'hui, que le « néflier », moins oublié que la nèfle, à
cause du rôle utilitaire qu'il jouait dans l'histoire de la substitu-
tion d'un « néflier» comme complément d'un pommette, qui était
une « pomme » en même temps qu'une « pomme de terre », a pu
survivre jusqu'à nos jours, mais uniquement comme « arbre
portant des fruits semblables à la nèfle », uniquement comme
« pommier »
Et vous croyez que l'histoire économique de la « nèfle »
vous autorise à traiter le nom de ce fruit et celui de son arbre
avec autant de sans-gêne, d'élasticité, à les faire paraître et dispa-
raître, eux et leurs noms, au gré de vos combinaisons lexicolo-
giques ?
= J'en suis persuadé. Pensez à la « truffe ».
La « nèfle » et le « néflier » sont des parias dans l'arboricul-
ture. Ils sont loin d'être connus partout dans la Gaule romane.
J'avoue que moi-même je n'ai appris à les connaître matérielle-
ment et lexicalement — encore matériellement ne s'agit-il que
du fruit — qu'à Paris. La presque totalité des Suisses, tous ceux
qui n'ont pas voyagé, enltalie notamment, répondraient à Edmont
ce qu'ont répondu à sa question les habitants de la moitié orien-
tale des Vosges (voir la carte).
Aussi « nèfle » et « néflier » sont-ils, à n'être considérés qu'éco-
nomiquement, des mots voyageurs par excellence.
D'autre part, au même point de vue économique, ils se scindent
en arbres et fruits cultivés ou sauvages, à telle enseigne que cer-
tains parlers (tel 354) ont des formes qui remontent soit au
mespilus latin de M.-L. (les sauvages) ou à son *nespilus (les
cultivés). Un autre parler n'a-t-il dûs mesplier, d'une part,, et
nesple d'autre part, et c'est un représentant plus véridique que bien
d'autres de l'état économique où se trouvent la nèfle et le néflier.
« Nèfle » et « néflier », sont, en outre, des parias phonétiques
en ce sens qu'ils se sont rencontrés dans l'une quelconque de
leurs formes vagabondes avec d'autres mots, qui les ont obligés à
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 95
rebrousser chemin, ou avec lesquels ils se sont colletés. N'avons-
nous pas eu l'occasion de signaler le télescopage de mel « nèfle »
avec le même mot mel « merle», si bien que le mélier « néflier», qui,
dans les Vosges, est un « pommier » et empêche celui-ci d'être
un « arbre à pomme de terre », est devenu un « merle », ama-
teur de nèfles, au point 289 {Abeille p. 301) ? N'avons nous pas
vu se créer taon-nèfle pour désigner la « guêpe » (Abeille p. 209)
et, d'autre part, un merp « guêpe » (295) qui, formellement,
tient davantage de la nèfle que de la mouche piquante.
On pouvait au xixe siècle excuser les savants qui établissaient
des lois phonétiques d'après des mots pareils à merle et à nèfle et
rechercher des étymologies de mots tels que'mélier « pommier » ou
« merle » en appliquant des lois déduites des états phonétiques
de merle et de nèfle. Au xxe siècle ces savants s'exposent au ridi-
cule.
Ainsi le « néflier » ne serait pas devenu « pommier » en
Lorraine, si à Paris, la « pomme de terre » avait été dénommée
autrement que la « pomme »...
= . . . et si le suffixe ette n'était pas devenu atte-otte, et si la
pomme de terre avait été introduite dans les Vosges un siècle
avant ou un siècle après l'époque où elle y a fait son apparition,
et si. . ., et si. . . Comme, si clavis et clayus s'étaient télescopés
au nord de la Loire, ainsi qu'au midi, nous ne dirions pas fermer
pour clore, ni affirmer pour affermer, ni (probablement) le clou de
la fête, ni . . , ni . . ; et le provençal de Mistral ne dirait pas afiermà
« affirmer », ni fier marne n « firmament », ni Fier min « Firmin »,
ni. . , ni. .
*
* *
J'ai prétendu que mel « merle » s'était télescopé avec mel
« nèfle » dans le département des Vosges, et même en un terri-
toire beaucoup plus étendu que celui de l'aire atte-otte. Il ne s'en-
suit nullement que ces deux mots aient été des produits phoné-
tiques réguliers de merula et de mespila.
Une étude attentive de la phonétique de cette région abouti-
96 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
rait, je crois, à constater que le vosgien, en particulier, se serait
comporté comme le wallon à legard de ces deux mots, s'ils
avaient été de tout temps indigènes, et que des deux formes qui
se sont télescopées dans le département des Vosges aucune n'est
autochtone. Les caractères phonétiques qui apparentaient les parlers
des Vosges à ceux de Wallonie ont été en s'effaçant peu à peu et
continuellement : la conservation de Vs devant consonne, la
diphtongaison de Ye entravé, l'assimilation de r à /.
Et pourquoi, je vous le demande, les collisions homonymiques
intolérables n'auraient-elles lieu qu'entre mots du pays ?
Parce que l'homonymie est le résultat inconscient de lois
physiologiques, parce que l'inopportunité delà collision prévien-
drait l'intolérabilité de l'homonymie ?
Mauvaises raisons ! Golfe, mot étranger, n'a point obstrué le pas-
sage à golf (jeu) étranger. Je ne dirai pas que la concomitance
de ces deux homonymes provoquera une substitution, mais mettez
à leur place mêle « merle » et mêle « nèfle », qui, par leurs rap-
ports réciproques, sont plus susceptibles de contamination séman-
tique, et vous ne serez pas étonné qu'il y ait brouille entre eux.
« Nèfle », apparaissant dans les Vosges sous sa forme mêle, trou-
vera-t-il en mêle « merle » un obstacle à s'infiltrer économique-
ment ? Evidemment non! quitte ensuite à se démêler d'avec lui.
C'est précisément ce démêlement que j'ai tenté de retracer
dans le département des Vosges. Et cette collision intolérable de
mêle « nèfle » avec mêle « merle » aurait été précédée de colli-
sions antérieures où « merle », par exemple, serait l'un des adver-
saires évincés, puisque « merle » peut ne pas être un produit pho-
nétique de merula dans les Vosges ? Je cherche vainement une
raison pour laquelle ce fait ne pourrait pas s'être produit, et je
n'entends nullement avoir retracé l'histoire complète des colli-
sions où « merle » a été engagé dans les Vosges, l'avoir retracée
sans lacune depuis la latinité.
La linguistique n'est pas près de pouvoir fournir à la phoné-
tique des matériaux que celle-ci puisse utiliser les yeux fermés
pour établir sûrement les lois de la transformation phonétique du
latin en toutes les variétés que présente le français.
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 97
*
* *
Pommette « pomme » est un mot français patoisé.
Pommetier « pommier » est un mot français patoisé.
Pommette de métier « pomme de néflier» témoigne d'une théra-
peutique patoisé appliquée à un pomme sémantiquement français
et formellement patois.
Pommette a pomme », pommetier « pommier », pommette de métier
« pomme de néflier », méfier « pommier » différent des mots
français que le patois adopte en leur faisant subir une simple con-
version formelle adéquate à son état phonétique correspondant
(champignon > campignon , quintal > quintau, nécessité >> nécis-
sita) uniquement par le fait qu'ils sont obligés, pour être patoisés,
de revêtir une forme morphologique autre, ce qui est excep-
tionnel dans le transfert du français au patois, ce qui est particu-
lier a la famille de pomme. . . grâce à la dénomination de pommette
pour désigner la « pomme de terre », dénomination déplorable
pour des parlers qui allaient se transformer, sémantiquement, en
parlers parisiens, tout en restant, formellement, des patois.
C'est la langue de Paris qui est la cause directe et efficiente de
ces évolutions lorraines.
Non, vraiment, les patois ne sont pas ce que l'on dit qu'ils sont.
le mélier a la lumière d'une documentation
PLUS COMPLÈTE.
Dans l'étude qui précède, je ne me suis servi que de mes 'docu-
ments habituels qui sont, outre l'Atlas, les quatre dictionnaires
Littré, Général, Godefroy, Meyer-Liibke.
Au moment où je la termine, M. Jud m'envoie toute une
cargaison de matériaux pouvant concourir à élucider la question
de mélier — envoi que je n'attendais pas et que M. Jud m'a fait à
la suite d'une communication que je lui avais faite concernant
le mali wallon, soi-disant = *melarium. Il a bien voulu déta-
98 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
cher ces matériaux de son immense répertoire des patois romans
que compose le relevé de tous les lexiques romans parus.
Les matériaux qu'il m'envoie, les uns très vaguement locali-
sés, les autres bien déterminés géographiquement, montrent que
le mélier, que je dis être originairement un « néflier » existe de
la Wallonie jusqu'en Savoie, celle-ci y comprise.
Que signifie le mélier attesté dans ces matériaux ?
Mélier désigne en Lorraine le « pommier (cultivé) », ainsi que
le dit aussi l'Atlas. C'est ce qu'il signifie aussi en Wallonie,
comme le dit le dictionnaire de Meyer-Lùbke — témoignage de
la parenté du wallon avec le lorrain.
Quelle était sa vitalité en Wallonie ? Le mot semble y avoir
été éphémère, en coexistence avec pommier, puisque Edmont ne
l'a signalé en aucun point de ses relevés. Le pommier sauvage y
porte le nom du pommier cultivé : sauvage mélier, et les diction-
naires wallons qui renferment ces indications, n'ont aucun terme
se rattachant à mélier pour en désigner le fruit.
En Suisse et en Savoie, le mélier est soit un « pommier sau-
vage )> soit un « poirier sauvage », soit — ainsi dans le glossaire
de Bridel — un « pommier sauvage » en même temps qu'un
« néflier ».
Le glossaire de Bridel donne même à mélier Tétymologie que
Meyer-Lùbke donne à- mali wallon, ce qui n'est pas pour en
confirmer l'exactitude : un *melarium, qui est en même temps un
« néflier » et un « pommier sauvage », et qui n apparaît, dans
les textes anciens de ia France qu'avec la valeur de « néflier »,
n'est pas un « pommier (cultivé) », devenu « néflier » et devenu
« pommier sauvage ». Se trouvera-t-il un savant pour dire que
ce mélier n'est pas un mespilarium ?
Cette signification de « pommier sauvage » qu'a mélier en
Suisse et en Savoie ne laisse pas d'être troublante pour l'étymo-
logiste. En effet : si notre mélier « néflier » des Vosges a, comme
nous l'avons dit, servi à spécifier la pommette équivoque, parce
que pouvant désigner la « pomme-fruit » et en même temps la
« pomme de terre » (> pommette de mélier), mélier pourrait avoir
désigné le « pommier sauvage », qui porte de « petites
FANTASMAGORIE ËTYMOLOGIOJOE 99
pommes », donc des pommettes, et les pommettes de mélier seraient
simplement des « pommes du pommier sauvage » qui seraient
devenues des « pommes du pommier cultivé », en même temps
que le « pommier sauvage » serait devenu « pommier cultivé ».
Tout ce que j'ai dit sur la naissance de pommette de mélier
(== « pomme qui est semblable au fruit du néflier » — et non
« pomme de terre » — « pomme qui est semblable au fruit du
néflier » et non du « « pommetier », parce que celui-ci est aussi
équivoque que pommette, le fruit, et que l'on veut précisément
lever cette équivoque), tout mon échafaudage de raisonnements
s'écroulerait donc.
La pommette du pommier sauvage serait devenue celle du
pommier cultivé, et le pommier sauvage serait devenu le pom-
mier cultivé.
Nous voilà en bonne posture, et l'envoi de M. Jud nous meta
nouveau sur la sellette !
Si nous voulons persister dans notre façon de voir, ne pas
nous incliner devant l'éloquence persuasive de cette déduction
si simple et si naturelle en apparence, il nous faut démontrer
qu'elle est trompeuse, il nous faut démontrer qu'elle se heurte à
des invraisemblances, sinon à des impossibilités, et que, d'autre
part, l'état lexical des parlers qui autorisent cette déduction est
explicable autrement et vraisemblablement.
Il est invraisemblable que l'arbre et le fruit sauvages donnent
leur nom à l'arbre et au fruit cultivés. C'est l'inverse qui se pro-
duit régulièrement : le pommier sauvage n est pommier que parce
qu'il est la souche du pommier cultivé, comme le prunier sau-
vage n'est prunelier que parce qu'il a paru être la souche du
prunier, comme le poirier sauvage n'est poirier que parce qu'il
est la souche du poirier cultivé, et de même la pomme du pom-
mier sauvage n'est pomme que parce que pomme est le fruit du
pommier cultivé, etc., etc.
C'est mélier qui existe en Wallonie et dans les Vosges, et le
fruit de cet arbre y est lexicalement absent. Or, c'est le fruit qui
donne le nom de l'arbre fruitier et non l'arbre qui donne le nom
du fruit : prunelle >> prunelier, belosse > belossier, pomme >> pom-
100 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
mier, et même, malgré l'obstacle de la dérivation que présente
ce composé, cul-de-chien > cul-de-chenier , etc., etc. Pourquoi le
mélier « pommier sauvage » ne porterait-il pas des mêles en
Wallonie et en Lorraine?? Sinon, parce que la mêle est un fruit
inconnu, ou passant inaperçu, et qui ne peut faire valoir ses
droits adverses de ceux de la pomme.
Si la « pomme » du pommier cultivé est, dans les Vosges et
en Wallonie, une pomme de mélier, c'est-à-dire soit de « néflier »,
soit de « pommier sauvage », c'est que la pomme a subi lexica-
lement une avanie qui lui est particulière, et contraire aux noms
des autres fruits, que le pommier a subi lexicalement une avanie
qui lui est particulière et contraire aux noms des autres arbres
fruitiers.
C'est la misère lexieologique passagère de pommier et de
pomme qui a fait la fortune momentanée de mélier « pommier »,
qui a duré jusqu'au moment où le français intervient et impose
à nouveau son état lexical et littéraire.
Il est invraisemblable, au plus haut point invraisemblable que,
en Wallonie, où l'on a mélier sémantiquement identique à celui
des Vosges, le « pommier sauvage » ait été un mélier, pour deve-
nir ensuite un « pommier cultivé », et que celui-ci qui est =
« pommier sauvage » devenu « pommier cultivé », devienne
mélier-sauvage == « pommier sauvage > pommier sauvage
cultivé >> pommier sauvage cultivé sauvage », ce qu'il est dans
tous les dictionnaires wallons qui nous donnent un mélier « pom-
mier cultivé », qu'Edmont n'a pas retrouvé dans son enquête.
J'ai dit que cela était invraisemblable, je me reprends en disant
que cela est impossible, et parfaitement démonstratif de mélier
« pommier cultivé » < néflier (= *mespilarium) et de l'absence,
en Wallonie et en Lorraine, de mélier = « pommier sauvage »,
lequel pommier sauvage — je le rappelle — se caractérise lexi-
calement par le fait., qu'il ne porte pas de fruit du même nom
que lui.
Pourquoi la Wallonie, où pommette « pomme » n'est pas
attesté, présente-t-elle le même état lexical que les Vosges :
mélier « néflier » > « pommier cultivé » ?
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 10 I
11 faut nécessairement que « pomme » et « pommier » y aient
présenté un état lexical équivoque, semblable à celui que nous
avons constaté dans les Vosges. Au lieu d'être, comme celui des
Vosges, pomme « fruit », pommette « tubercule », il peut avoir été
pomme « fruit », pomme « tubercule ». Et cette dernière équi-
voque, wallonne, n'est-elle pas précisément à la base de la pre-
mière, vosgierme ?
L'équivoque vosgierme se traduit en patois, l'équivoque
wallonne ne se traduit pas en patois, ne peut se traduire en
patois, parce que le wallon — qui est en dehors de l'aire atte-
otte — ne saurait avoir pommette « pomme de terre », ne saurait
avoir pommette « tubercule ressemblant à la pomme », ne peut
avoir que pommette « petite pomme », ne peut avoir qu'un ette
diminutif.
Si donc le lorrain a pensé en français, mais parlé en patois, et
s'il a dit pommette « pomme de terre » et pommette « pomme-
fruit », le wallon pensant en français, mais ne parlant pas en
patois autrement que le parisien, le wallon, dis-je, a dit pomme
(( pomme déterre » et pomme « pomme-fruit », le wallon a dit
comme le parisien, le wallon et le parisien représentant la base
des confusions qui se produisent en lorrain, du fait que celui-ci
possédait une variété de ette, dépouillée de sa diminutivité et
signifiant « tenant de, ressemblant à » du fait que le lorrain
possédait un pommette parfaitement apte à être « pomme de
terre ».
C'est en français que le parler wallon a subi la confusion de
la « pomme » avec la « pomme de terre », son mèlier patois a été
une nécessité résultant de cette confusion, au même titre que
dans les Vosges, et il a été remédié à cette confusion, le patois
wallon se faisant l'écho du français wallon, de la même façon
bilatérale {pomme de terre collatéral de pomme de l'arbre) et par la
même voie (pomme de mèlier remplaçant l'impossible pomme de
pommier, donnant mèlier = pommier cultivé, comme dans les
Vosges pommette de mèlier (opposé à pommette de terré) donnant
mèlier = pommier cultivé).
Pomme de mèlier « pomme-fruit » et mèlier « pommier » sont
102 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
des témoins de la lutte du patois avec le français pomme « pomme-
fruit » et « pomme de terre ». Crompire, canada, truffe," cartouche,
patate — tous termes excluant de Wallonie celui de pomme de
terre — sont des témoins de la lutte des patois contre un pomme
de terre envahisseur, triomphant en français wallon, mais ne
pouvant pénétrer dans les patois à cause d'équivoques nées de la
phonétique (= « pomme tendre » ou « pomme de montagne,
de tertre » — Abeille p. 8).
Celui qui parle wallon et français — étape transitoire avant
l'abandon complet du patois — peut dire, en un mélange incon-
scient de ses deux idiomes, qui réclament une thérapeutique
différente : pomme de mélier et pomme de terre.
En Wallonie, plus que dans les Vosges, le terme de pomme de
mélier était indiqué puisqu'en patois pomme de terre ne peut
prendre pied, ne peut réclamer un opposé direct, ce que serait
le pomme de l'air parisien, par exemple. C'est pomme seul qui
existe pour le wallon, et l'opposé direct de ce pomme « tuber-
cule » (sans complément de terre sous-entendu) est pomme-fruit,
ou pomme d'arbre, ...pomme d'arbre susceptible de porter des
pommes, . . .non pas pommes de l'arbre pommier (mot entraîné
dans l'équivoque, complice de l'équivoque) mais pommes de
mélier, qui est le seul « pommier » exempt d'équivoque.
Aussi, demandera- t-on peut-être : pourquoi l'état différent de
pomme — « pomme de terre » dans les Vosges {pommette de terre)
aboutit-il au même résultat qu'en Wallonie, c'est-à-dire à pomme
de mélier ?
A cette question — impliquant comme possible une légère
modification au point de vue exposé dans la première partie de
cet article — je répondrai : qui nous dit que, avant d'avoir
l'équivalent lexical de pomme de terre français, les Vosges n'ont
pas présenté le même état lexical de « pomme » que le wallon ?
Soit le caractère lexical (tierre « montagne ») soit le caractère
phonétique (tenerum et terram> ter). A considérer la carte de
a tendre », rien ne s'oppose à admettre le caractère phonétique
wallon dans les Vosges, le seul caractère que nous pouvons
soumettre à examen dans l'état de notre documentation (voir
cartes tendre, vendredi etc.).
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 10}
Et s'il en était ainsi, nous aurions la conception d'un mot
pomme de terre ne pouvant s'imposer en wallon et en lorrain,
provoquant en lorrain la greffe de atte-otte sur pomme, greffe
impossible en wallon, évoquant dans le lorrain-français « pomme
ressemblant au fruit du mélier » (>• mélier « pommier »), provo-
quant en wallon le maintien de toute l'équipe ancienne qui
désignait la pomme de terre, et dans le wallon-français « pomme
ressemblant au fruit du mélier ».
Historiquement et étymologiquement pommette de mélier
lorrain, quoiqu'étant simplement « pomme de pommier » équi-
vaut donc à « tubercule ressemblant à la pomme qui ressemble
au fruit du mélier (lequel fruit était une nèfle autrefois connue
et disparue de nos jours, elle et son nom) ».
Et d'ailleurs, vu l'étroite parenté qui existe entre le wallon et
le vosgien, n'y a-t-il pas lieu de faire la part d'états incons-
cients, résultant de ces liens de parenté, autrement dit de faire
la part de ce qui a été imitation non utilitaire ?
Mélier est la réplique à un pomme français qui est = « pomme »
et « pomme de terre ». Mali est un mot patois que le français
fait naître, le détournant de sa sémantique étymologique de
« néflier » pour en faire un « pommier » qui lui est nécessaire
à lui-même, et qui sans lui serait resté un « néflier » (ou
devenu « pommier, poirier sauvages » — voir ci-après). Crom-
pire, canada, truffe, cartouche, patate sont les résistances patoises
opposées à un pomme de terre uniquement (abstraction faite de
l'équivoque pomme apportée par le français) qui ne peut être
pomme de tertre, ni pomme tendre. Mali « pommier » appartient à
un autre langage que crompire, etc., le premier est né d'un patois
pensé en français, les seconds sont d'un patois uniquement patois
et répliquant à l'impossibilité d'admettre pomme de terre, qui
serait soit « pomme tendre », soit « pomme de tertre »\
Français littéraire et français wallon s'enchevêtrent l'un dans
i. Cette répercussion immédiate d'un état parisien dans les provinces les
plus reculées de la Gaule romane confirme la répercussion immédiate des mots
parisiens qui désignaient l'abeille (mouche-ep, entre autres).
104 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
l'autre. Le vosgien qui fait pommette « pomme » de pomme
« pomme » français ne démontre-t-il pas aussi cet enchevêtre-
ment ? Le français littéraire s'incarne sémantiquement dans le
patois, bien avant de triompher positivement et matériellement
du patois.
La traduction de la pensée française en patois s'est manifestée
en Wallonie comme dans les Vosges, — il serait même singu-
lier qu'il en eût été autrement, vu les liens qui rattachent les
parlers de ces deux régions — mais, ici, elle s'est manifestée à
une étape lexicologique plus lointaine du français, étape née de la
faculté qu'avait le parler de former de pomme, par le suffixe
dédiminutivisé (>> atte-otté), un dérivé qui signifiât ce que seul
pomme de terre pouvait signifier en Wallonie.
Le français se greffe sur un patois comme le poirier cultivé se
greffe sur un néflier : dans l'arbre qui porte le fruit cultivé, où
commence le poirier, où finit le néflier ; dans le français triom-
phant du patois, où commence le français, où finit le patois ?
Ainsi s'affirme, une fois de plus, l'étroite parenté originaire
du wallon avec le vosgien, aujourd'hui détachés l'un de l'autre
par une zone de parlers beaucoup plus francisés.
Ainsi s'explique la nature d'un métier wallon et vosgien, qui
est un arbre fruitier ne portant pas le fruit que fait prévoir son
nom, que, éphémère, Edmont n'a pas retrouvé en Wallonie, et
qu'il n'a retrouvé qu'à l'état de relique dans les Vosges, parce
que, en Wallonie, Edmont n'a eu affaire qu'à des sujets repré-
sentant le patois franc de conception parisienne — à moins que
mélier n'y soit éteint actuellement — et dans les Vosges à cer-
tains sujets dont le patois était lié à la conception parisienne —
à moins que pommette de mélier ne soit le représentant formé
parallèlement à un pommette de terre (qui rendait pléonastique et
inutile pommette de mélier}. Ces deux dernières possibilités, la
première que j'ai exposée dans la première partie de cet article
et la seconde dans celle-ci, me paraissent également plausibles :
seule, la connaissance exacte de l'histoire de l'adjectif tendre et
celle de tierre dans les Vosges déciderait laquelle des deux répond
à la réalité.
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE 105
Dans une étude précédente ÇPath. et thér. verb. Revue de
phil. fr. 1920, p. 55), j'ai dit que l'introduction de la pomme
de terre pouvait avoir eu une influence sur la place qu'occupe
syntactiquement l'adjectif « tendre » à Saint-Pol. A cette asser-
tion, que Ton a pu prendre pour une plaisanterie, j'ajoute celle-
ci : l'apparition de la pomme de terre en Wallonie et en Lorraine
a conditionné l'existence sémantique de « néflier », de
« pomme », de « pommier », tels qu'ils existent dans ces
régions ; l'apparition de la pomme de terre nous explique seule
pourquoi le néflier y porte des pommes et non des nèfles.
*
* *
Après avoir démontré l'invraisemblance — disons hardiment
l'impossibilité — d'un métier, démuni de « mêles », désignant
dans la langue transmise par les textes le « néflier », et jamais le
« pommier » — pas plus que la mêle n'y est une « pomme » —
d'un tnélier devenu « pommier sauvage » pour être ensuite
« pommier cultivé », d'une pomme, étant « pomme cultivée », et
venue de « pomme sauvage », il ne me reste plus qu'à montrer
la vraisemblance de tnélier = « pommier sauvage, poirier sau-
vage », de la simultanéité sémantique de pommier sauvage avec
néflier, de pomme sauvage avec nèfle (celle-ci timidement donnée
par Bridel), en dehors de son immixtion dans l'histoire lexicale
du « pommier » et de la « pomme » cultivés, en Wallonie et en
Lorraine.
Vu la rareté du néflier cultivé, vu le peu d'importance écono-
mique du fruit du néflier sauvage, vu que le néflier sauvage
devient plus souvent un arbre fruitier d'une autre espèce que le
néflier, vu que seul le « néflier » portait un nom qu'on n'a eu
que rarement a affecter à l'espèce cultivée, il présentait l'avan-
tage d'un nom d'arbre-sauvageon différant du nom de l'arbre
cultivé, auquel il sert de père nourricier.
On va chercher dans les bois, non pas un « poirier » pour
greffer sur celui-ci un « poirier » : mais on y va chercher un
« néflier », qui est du fait qu'il sera « poirier » un « poirier
106 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
sauvage » . Comme on va chercher dans les bois, non pas un
« rosier » pour greffer sur celui-ci un « rosier », mais un « églan-
tier », qui est du fait qu'il sera « rosier » un « rosier sauvage » I.
Sur Y « aubépine » (qui est le pommier sauvage) se greffe le
« pommier » (le poirier aussi, le cognassier aussi, qui se prête,
de son côté, à la greffe des poiriers et des pommiers) : je ne
comprendrais pas que la « pomme s'appelât pomme d'aubépine,
comme je ne comprends pas que la « pomme » s'appelle pomme
de métier (en tant qu'elle est nécessairement « pomme sau-
vage ») ; mais je comprends que Y aubépine, le mèlier soient tous
deux des « pommiers sauvages », des « poiriers sauvages », voire
même des « cognassiers », parce que la transformation du néflier en
poirier, p. ex., est plus fréquente que celle en néflier, et que
néflier a, comme avantage lexical sur les autres sauvageons, là
où son fruit, sauvage ou cultivé, n'a pas d'importance écono-
mique comme h pomme ou h poire, voire le coing, celui de ne
pas être déterminant de l'espèce greffée et, de ce fait, de ne pas
présenter d'équivoque lexicale.
C'est ainsi que le mélier est « pommier sauvage », qu'il est —
les pommettes de l'aubépine sont appelées poirettes en Suisse, p.
ex. — « poirier sauvage », qu'il est, selon Bridel, en même
temps « néflier » et « pommier sauvage 2, bref, qu'il est, grâce
i. Dans l'état que nous avons considéré comme impossible, mali « pommier
cultivé », venant de mali « pommier sauvage n> et mali sauvage « pommier
sauvage » des dictionnaires wallons seraient le pendant de : églantier (ou cul-de-
chien, ou gratte-cul — Voir la carte églantier) « rosier cultivé », et églantier sau-
vage « rosier sauvage » (■< rosier cultivé <^ rosier sauvage).
2. Le glossaire de Bridel donne pour le fruit du mêlei « pommier sauvage,
néflier » une forme à l'existence de laquelle il est impossible de croire, pour
des raisons phonétiques et grammaticales (mêlé, s. f., « pomme sauvage,
nèfle ». En ce dernier sens, on dit plus souvent niblla »).
Le glossaire de Blonay de Me Odin, effectivement, rétablit une réalité pho-
nétique et grammaticale : mêlai, français vaudois mêlai, s. m., « pommier sau-
vage » et (6 pages plus loin !) mêlé, français vaudois melet, s. m. « pomme
sauvage » (il n'est question ni de « nèfle », ni de « néflier »).
L'erreur de Bridel et le relevé de M« Odin, nous fournissent la preuve que le
mélier ne porte pas de mêles « nèfles » — fruit que porterait nécessairement le
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE 107
à son importance économiquement et géographiquement res-
treinte et l'heureuse condition lexicale qui en résulte, le sauva-
geon par excellence du pommier et du poirier-, alors môme qu'il
ne serait pas effectivement le sujet sur lequel ceux-ci se greffent.
Il y avait opportunité à ne pas donner au pommier cultivé le
même nom qu'à L'arbre ou l'arbrisseau sur lequel on le greffe,
comme il v avait opportunité à ne pas donner le même nom
au rosier cultivé qu'au rosier sauvage, dont le nom le plus
répandu et originaire est églantier, rosier sauvage étant étymolo-
giquement et chronologiquement parallèle à celui de pommier
sauvage.
On voit que les matériaux que m'a envoyés M. Jud sont de
natureà modifier quelque peu les termes dans lesquels j'ai exposé
mélier, s'il était « néflier », conformément à la formation du nom des arbres
fruitiers d'après celui du fruit qu'ils portent — ni de mêles « pommes sau-
vage 3 „ — fruit que porterait nécessairement le nieller « pommier sauvage » ;
mais que le niélicr porte un fruit qui ne lui revient pas par droit étymologique
et ne peut, par conséquent, ..qu'être lexicalement un dérivé âe mélier « pomme
sauvage ». C'est ce qu'est le mêlé (fr. vaud. melet) de Me Odin, ce qu'est sans
doute lemêlê, soi-disant substantif féminin de Bridel, et soi-disant « nèfle ».
Comment un étvmologiste résisterait-il à la tentation de voir dans melet
« pomme sauvage » un authentique *melittum « petite pomme » ?
M. Jud constate lui-même que, dans un Dictionnaire des noms wallons des
plantes des environs de Spa, le « pommier cultivé » porte, à côté de son nom
régulièrement phonétique de pomi% celui de mêlé, « dont le suffixe ê est tout-à-
fait isolé, le suffixe ariu aboutissant toujours à i ». Preuve que métier est un
mot voyageur qui n'a même pas été assimilé dans les environs de Spa — il ne
produit pas de mêles ! — que, exceptionnel et éphémère, il est une de ces
curiosités particularistes qui attirent l'attention des amateurs patoisants -(cf.
mardi dans abeille p. 226), qu'il devait presque nécessairement échapper aux
investigations d'Edmont et devait presque infailliblement induire en erreur les
savants étymologistes ne s'ofïusquant pas de trouver. ..un arbre fruitier qui ne
porte pas de fruits.
je cherche en vain dans tous les matériaux que m'a envoyés M. Jud un seul
fait qui contredise la valeur des preuves que je fais valoir en faveur de mon
explication, et, si l'on trouvait exceptionnellement mêle « pomme sauvage »,
je ne serais pas embarrassé pour l'expliquer exceptionnellement comme une
possibilité ne s'opposant pas à mon explication, vu la nature particulière de
l'existence économique de la nèfle.
Io8 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
mon point de vue dans la première partie de cette étude : j'ai
cru cependant ne devoir rien changer à celle-ci. Il me semble
qu'il serait téméraire de vouloir faire les parts exactes du fac-
teur économique et du facteur lexical dans la disparition de
mêle « nèfle ».
APPENDICE
Pommette « pomme de terre » étant enclos dans l'aire atte-otte,
où il n'y a plus diminutivité de ette, et pommette diminutif qui
désigne la « pomme de terre » étant une impossibilité sémantique,
il résulte que pommette est un « tubercule ressemblant à une
pomme », et non une « petite pomme », que atte-otte est un
suffixe qui, entre autres, a la valeur de « ressemblant à », « tenant
de », que mouchette, ne pouvant être « petite mouche » pas plus
que pommette « petite pomme », signifie dans cette aire « insecte
tenant de la mouche » — de monche-ep qu'il était, d'espèce de
mouche qu'il était, (« espèce de mouche » >> « insecte tenant de la
mouche : telle est la distance qu'il y a entre mouche-ep et mouchette,
si distance il y a).
Poirette, également enclos dans l'aire atte-otte, devient « pomme
de terre » indépendamment depoirelte « poire » ou « petite poire »
qui n'existent pas. Donc poirette n'est pas une poire, et si la
« pomme de terre » est une poirette, poirette ne peut pas avoir
signifié « petite poire », et signifie « tubercule qui ressemble à
une poire », comme pommette est un « tubercule qui ressemble
à une pomme », et comme mouchette est actuellement un « insecte
qui ressemble à une mouche », sans avoir été nécessairement
mouchette « petite mouche », ni « mouche » sans avoir été
jamais nécessairement un diminutif, pas plus que pommette et poi-
rette n'ont — certainement — jamais été des diminutifs.
Monchatte-mouchotte « abeille » est donc susceptible d'une troi-
sième interprétation. Les deux premières sont :
i) Celle de M. Jaberg, d'après laquelle mouchette serait un cari-
FANTASMAGORIE BTYMOLOG1Q.U1 109
tarif, né bien avant mouche-ep. Nous en avons longuement parlé
et l'avons rejetée1.
2) La mienne, d'après laquelle mouchette « abeille » ne peut
être ne que de mouche-ep, sans que le fait puisse, ailleurs qu'en
lorrain, être contesté par M. Jaberg, qui le signale comme étant
une de mes trouvailles heureuses.
La troisième est celle qui fait naître spontanément mouchette de
mouche et le tait signifier « insecte semblable à la mouche »,
comme naissent, de pomme et de poire, pommette et poirette « tuber-
cules semblables à la pomme et à la poire », et qui n'ont pu
naître que dans une aire où ette n'est pas senti comme diminutif,
condition existant dans l'aire atte-rOtte, où se trouvent réunis
pommette, poirette et mouchette.
A ne considérer mouchette « abeille » que dans son habitat lorrain,
cette troisième interprétation paraît de beaucoup la plus naturelle ;
mais elle soulève de graves objections :
Comment s'expliquerait Taire mouchette « abeille » valaisanne ?
Par une diminutivité exclusivement particulière à ces vallées
reculées, situées à la frontière linguistique ? C'est bien impro-
bable. Ou est-ce là le dernier refuge, presque inaccessible, que
les savants suisses réservent à mon mouche-ep, partout ailleurs
rebuté ?
Comment séparer l'aire mouchette « abeille » de l'aire essette
« abeille », toutes deux encloses dans la même aire atte-otte ? Si
mouchette est « insecte ressemblant à la mouche », essette « abeille »
est-il un « insecte ressemblant à une es », ce qu'est essette lui-
même ? Impossible !
Enfin — s'il n'est pas superflu de continuer un réquisitoire
après cette dernière constatation — comment expliquer la pré-
sence â'apier « rucher » et d'essette « esse » dans Taire de mou-
che!:. :
Si essette a été l'objet d'une interprétation dont la justesse ne
laisse aucun doute dans mon esprit, et, je l'espère du moins,
aussi dans celui de ceux qui l'auront lue sans prévention indéra-
1. Essette-mouchette dans l'est du domaine gallo-roman.
110 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
cinable, si essette, au nom de la phonétique et au nom de la géo-
graphie linguistique, ne peut être un diminutif de es « abeille »
(qui serait é%ette-è jette), et ne peut être qu'un es figé, paralysé,
phonétiquement rigide +.. disons, si l'on veut, quelque chose qui
aboutit par accident à ette, mouchette, dans la même aire atte-otte
ne sera-t-il pas aussi un mouche + .. quelque chose qui a abouti à
ette ? Et ce quelque chose qui peut « s'accrocher » à mouche aussi
bien qu'à es, qu'est-ce, sinon ep, lequel s'est associé, dans l'Ile-de-
France même, à mouche et à (e)s et qui y a produit mouchette
(camouflage parallèle à mouche d'yet < mouche-guêpe), mais non
pas un essette qui serait, dans l'Ile-de-France, une anomalie
phonétique comme diminutif â'e(s), et qui l'est réellement dans
le Jura bernois où apis se présente dans des conditions phoné-
tiques identiques à celles où il est dans l'Ile-de-France.
Pommette et poirette sont des « tubercules qui ressemblent
à la pomme et à la poire » et n'ont jamais été de « petites
pommes » et de « petites poires », nous vous le concédons. Mou-
chette est un « insecte qui ressemble à la mouche », nous vous le
concédons encore, en tant qu'il s'agit de mouchette actuel, conco-
mitant de pommette et de poirette. Mais, venant de mouche-ep in-
compris, mouchatte lorrain a dû nécessairement passer par une
forme mouchette française, puisque, vous venez de le démontrer
(^ar essette), mouchatte lorrain n'est pas né spontanément pour être
« insecte ressemblant à la mouche », comme poirette est né spon-
tanément pour être « tubercule ressemblant à la poire ». Mou-
chette est nécessairement apparu comme « petite mouche ».
= Cela est parfaitement vrai, je ne le conteste pas. Mais, mou-
chette naissant de mouche-ep était-il viable, était-il propre à désigner
une (f abeille » ? Il ne l'était pas, puisque, partout ailleurs où il
est né, il a dû disparaître à cause de son impropriété sémantique,
puisqu'il s'est dédiminutivisé en mouche (>- mouche à miel).
Etant mouchatte- mouchotte, de par les lois phonétiques — il est
mouchatte « jeune d'abeille » dans le Psautier de Metz et non
« abeille » — il a pu se maintenir en lorrain, parce que ette, ai-
je dit, rejoignait des suffixes atte-otte qui n'étaient point des suf-
fixes diminutifs, et, par là, gagnait leur valeur sémantique et
perdait sa valeur diminutive.
I .W1ASMAGOK1I-: ETYMOLOGIQUE I 1 1
Quelle était la valeur qui remplaçait la diminutivité perdue
et que uous voyous aboutir à « tenant de », ainsi que le prouvent
pommette, poirette, créés de toutes pièces de pomme, et de poire et
n'ayant jamais été « petite pomme, petite poire », mais seulement
« tubercules tenant de la pomme et de la poire » ?
Ce ne sont pas, comme vous l'avez prétendu, les syllabes
finales de carotte ou de tomate, plus récent, qui n'étaient pas des
suffixes, qui ne pouvaient pas constituer des mots analy-
sables comme « tenant de » car, « tenant de », loin ; ce
ne sont pas des syllabes qui peuvent avoir donné au suffixe cite
>alte, otte une autre valeur que celle qui lui revient étymologi-
quement. D'ailleurs le français n'apportait-il pas au lorrain, con-
tinuellement, des diminutifs en-ette, que celui-ci accueillait très
diversement : il les accueillait tels quels (clarinette), les assimilait
phonétiquement à des degrés qui, selon les mots, varient d'une
unité patoise à la presque totalité des patois de l'aire alte-otte ?
Bref, nous ne voyons, en aucune façon, la raison pour laquelle
ette devenant atte-olte devait perdre sa valeur de suffixe diminutif
pour aboutir à un état sémantique que nous reconnaissons
être incontestablement celui de « tenant de » dans pommette et
poire 1 te.
= J'avoue mon erreur sans réticence : carotte, tomate, ou tel
autre mot avec lequel ette faisait rencontrer pommette et poirette,
n'ont pu, en aucune façon, faire dévier la valeur sémantique de
ette, que l'apport constant du français dans des mots témoignant
manifestement d'une diminutivité devait d'ailleurs contribuer à
maintenir. Et cependant, nous avons à nous rendre compte de
son évolution partielle de « petit » (ou de « gentil », si l'on
croit à la possibilité d'une caritativité ) à « tenant de », « de la
nature de », « ressemblant à », état sémantique de pommette, poi-
rette, si toutefois nous ne voulons pas abandonner la partie et
déclarer insoluble le problème qui se pose.
Or, je ne le crois point insoluble, et j'y trouve une solution
que je crois très plausible, une solution qui explique un suffixe
atte-otte ayant une valeur diminutive (qu'il tient plus particuliè-
rement du 1 tançais), ou ayant celle de « tenant de », une solu-
I I 2 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
tion qui explique, par conséquent, la variété des produits de
*ittum latin dans l'aire atte-otte et dans les mots qui y ont vu le
jour et dans ceux qu'elle a empruntés au français. Cette variabi-
lité dans la création de mots et dans l'adoption de mots français
n'est-elle pas le nœud du problème ?
Mouche-ep, interprété comme étant monchette, lequel est une
impropriété sémantique criante en tant que désignant l'« abeille » —
il a été rejeté partout ailleurs — ne fait que contribuer en lorrain,
où il allait séjourner et rester, à la propagation d'une évolution
sémantique de « petit » à « tenant de », car il n'a été maintenu
lui-même que grâce à la possibilité de cette évolution appliquée
à lui-même. La mouchette y devient, pour être une expression
possible et adéquate à « abeille » un « insecte tenant de la
mouche », de « petite mouche » qu'elle paraissait être.
En désertant, par l'adoption d'une forme autre que et te, la
grande communauté des parlers d'oui, et relâchant ainsi un lien,
de nature morphologique aussi bien que phonétique, qui l'unis-
sait à cette communauté, le lorrain a dû trouver, dans la famille
même de ses mots en etle, un élément qui l'a détourné de la dimi-
nutivité en ette, et qui a fait triompher la valeur sémantique de
« tenant de » de celle — d'ailleurs non éloignée - — de la dimi-
nutivité. Diminutivité, descendance >> parenté.
En français, le mot vignette pourrait être l'exemple typique
d'un mot évocateur de simple parenté, sortant de la diminutivité
formelle. Vignette ne pouvant être allégué comme mot évocateur
dans un patois, et étant d'ailleurs presque isolé, nous faudra-t-il
rechercher dans les textes lorrains des indices d'une lexicalité
propre à faire triompher de la diminutivité la sémantique « tenant
de » ? Je ne crois pas que cela soit nécessaire, et je crois que
nous en savons assez.
Aussi bien, ette n'a-t-il pas été seul à évoluer à atte-otte. La
forme masculine de ittum, en particulier, était at-ot, de sorte que
l'adjectif notamment présentait,, à côté d'un masculin at-ot, un
féminin atte-otte'. Or l'adjectif en at-ot comprenait une copieuse
i. C'est même, parfois, sous la forme masculine pomat, pomot que se pré-
sente notre pommette. Dans notre longue discussion, nous avons dû négliger ce
genre de détails.
l ANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE
I M
collection de formes qui pouvaient fort bien être analysées par
notre « tenant de ». se réfléchissant naturellement sur la forme
féminine (longuet, jeunet, doucet, follet, brunet, suret, etc. etc.)
et lesubst. end est loin d'être toujours un diminutif (onglet, poi-
gnet, bracelet, chevalet, plumet, cornet) et doit être analysé par
une formule équivalant à peu près à « tenant de ».
Primitivement concurrent timide de ette diminutif — ce qu'il
est même en français — ette « tenant de », ette désignant une
parenté devient, grâce à l'isolement phonétique, qui lui garantit
une certaine indépendance dans l'évolution sémantique, l'émule
de ette diminutif, et son essor est tel qu'il finit par triompher de
celui-ci, au point que ses créations, autrefois équivoques et into-
lérables, sont devenues non-équivoques et légitimes {pommette,
poirette, mouchette)1.
En face d'un mouchette impropre à désigner l'abeille, la langue
se trouvait devant deux alternatives : ou bien, s'il s'imposaît à
elle comme « petite mouche », elle devait l'écarter, en faire un
mouche à spécifier (mouche à miel), ou le garder s'il pouvait se
présenter à elle comme ayant un suffixe ette, signifiant « tenant
de » d'après des précédents tels que ceux que j'ai signalés; car
bien qu'essentiellement diminutif, ette ne l'est pas exclusivement,
i. Echappé à la surveillance du français, qui maintient ette dans sa valeur
étymologique de diminutif, le lorrain vole de ses propres ailes vers un nouvel
horizon sémantique. Il y est guidé par la valeur qu'il trouve dans certaines
des formations par ette, qui sont restées sans écho, ou du moins sans essor analo-
gique appréciable, dans le français et dans les parlera fidèles à la nature dimi-
nutive de ette et de ses correspondances phonétiques ne détournant pas les
diminutifs de leur valeur diminutive.
L'aire gasconne, qui, par son état inverse {et, ette dédiminutivisable) présente
une possibilité d'indépendance morphologique semblable, est seule comparable à
notre aire atte-otte. Si clavet « clou » (improprement diminutif) peut sous
1 influence du français y abouiir à clau - clou ,,, le français - à moins que ce
ne soient les parlers voisins - lui interdit de faire de kastet « château » un
kast « château » ; mais le français n'a plus d'autorité sur elle, s'il s'agit d'un
mot inconnu au lex.que français : aussi l'aire gasconne fera d'avrillette « fleu-
rette du mois d'avril », librement un avrille « fleur du mois d'avril » (ballet
« violette »> bnulet » fleurette d'avril » > briul « fleur d'avril » = diverses
fleurs d'avril).
8
114 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
et ses deux parts ont été diversement dotées en gallo-roman.
Mouchette est évacué dans un camp d'ette où il est à sa place.
Plus un mouchette « abeille » était récent en Lorraine, autre-
ment dit, plus un mouchette « abeille » était rapproché de l'époque
où pommette zt poirette pouvaient être conçus comme « pommes de
terre », plus il avait de chances d'être toléré par la sémantique,
car les créations mouchette, pommette, poirette nous montrent la
valeur d'ette « venant de » en progression. Ce qui revient à dire
qu'un mouchette « abeille » né de mouche-ep avait à priori plus de
chances qu'un mouchette « jeune abeille d'essaim » antérieur >
mouchette « abeille », de n'être pas en contradiction, désastreuse
pour lui, avec ette diminutif.
Si mouchette « abeille » n'est pas évacué, c'est qu'il a été con-
verti sémantiquement, qu'il n'a pas voulu, ou n'a pas pu se
convertir phonétiquement et que les circonstances sémantiques
de ette lui ont permis d'esquiver la conversion phonétique.
N'avons-nous pas vu mouchette << mouche ep traqué par la séman-
tique offensée être converti sémantiquement en « ruche », d'après
des mots du genre de cachette, coudrette, et, seulement à cet état
sémantique de « ruche », obéir machinalement à l'impulsion
d'autres parlers, qui faisaient de mouchette « abeille » mouche, faire
mouche « ruche », comme, sous l'impulsion des parlers qui fai-
saient de mouchette « abeille » mouche, un patois wallon faisait
machinalement de mouchette « moucheron » un mouche « mou-
cheron » ?
Mouchette « insecte ressemblant à la mouche » et mouchette
« ruche » (> même abeille, ruche ») sont deux tangentes par où
s'esquive mouchette diminutif impropre à servir d'« abeille », et
doublement interprétable selon le milieu lexicologique où il se
trouve, selon que elte peut indiquer une parenté ou selon qu'il
peut indiquer un « contenant ».
Mouchette changeant de camp, entrant dans le camp de ette —
« tenant de », contribue à renforcer ce camp, où, lors de l'intro-
duction de la pomme de terre dans les Vosges, allaient pénétrer
pommette et poirette « pomme de terre », sans que la sémantique
s'en offusque, sans qu'elle y oppose un veto qu'elle a peut-être
FANTASMAGORIE ÉTYMOLOGIQUE II)
oppose, mais vainement, au moiiehette primitif qui s'était pré-
sente sous forme de diminutif, et qu'elle n'a laissé vivre qu'en
lui imposant une condition sine qua non
Il v a eu, dans l'aire atte-otte, concurrence sémantique de ette
— « tenant de » avec ette diminutif — basée sur d'autres mots
que carotte et tomate (!) Cette concurrence était assez accusée au
temps de mouche-ep pour que le mouchelte qui en résultait pût se
rattacher ïette « tenant de ». En patois, ette « tenant de » a triom-
phé au point que pommette et poirette patois — non concurrencés
par pommette et poireUt français — ont eu entrée libre avec le sens
de « pomme de terre » que la sémantique patoise ne leur inter-
dit pas, et qu'il est réservé au français de leur interdire (pomme-
ticr redevenant^;;//// ter, pommette « pomme » redevenant pomme).
Nous allons voir, que, dans le Valais, pommette est né acciden-
tellement de pomme de terre — accident semblable à celui de
mouche-ep > moiiehetfe — et que la sémantique offensée par ce
pommette indûment diminutif, puisque désignant la « pomme de
terre », l'a expulsé.
Ainsi, je m'explique que la diminutivité existe encore dans
l'aire atte-otte — indéracinable du fait que le français l'y apporte,
lui qui a substitué son âme sémantique à celle de nos patois, et
les a obligés à créer, d'après elle, pommette « pomme » et « pomme
de terre », pommetier « pommier » — ; mais que cette diminuti-
vité y soit contrariée par une sémantique « tenant de », d'essence
toute patoise.
Je m'explique que la diminutivité produise une inextricable
contusion phonétique, selon les interprétations que les parlers et
les individus font de ette, lorsqu'ils créent des mots nouveaux et
lorsqu'ils les reçoivent du français.
Je m'explique que Yonglette puisse être l'« onglon » du porc
comme un terme signifiant « ce qui tient lieu d'ongle » (cf. onglet
en français). Je ne me l'expliquerais nulle part ailleurs.
Je m'explique que feuillette soit en lorrain « feuille », et je
trouve même feuillette plus approprié que feuille à désigner en
même temps la feuille de la rhubarbe et la feuille du rosier. Je
ne me l'expliquerais nulle part ailleurs.
lié PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Je m'explique que fourchette soit diversement traité, selon qu'on
la conçoit comme une « petite fourche », ou comme un « usten-
sile de table ressemblant à la fourche ».
Je m'explique que clarinette ne soit conçu ni comme « petite
clarine », ni comme quoi que ce soit qui ressemble à une « cla-
rine », et que le lorrain, en l'acceptant tel quel sans y rien chan-
ger, laisse au français la responsabilité de l'avoir créé. Je m'explique
qu'ailleurs il ait pris des formes patoisées à croire que ce mot est
« bien représenté ».
Enfin, je m'explique l'étrangeté que présente, au premier
abord, le tableau phonétique de-ittum latin dans l'aire atte-olle.
IL — POMMETTE « POMME DE TERRE » VALAISAN
Il faut bien se garder de rattacher, soit géographiquement,
soit étymologiquement, la petite aire valaisanne, où la « pomme
de terre » affecte des formes qui aboutissent réellement à pom-
mette « pomme de terre », à l'aire de pommette « pomme de terre »
du territoire où le suffixe ette est représenté par atte-otte.
La transcription d'Edmont, grâce à sa sincérité, nous met sur
une voie aboutissant fatalement à un pommette qui, étymologi-
quement, n'a rien de commun avec celui de la Lorraine.
Au point 979, les « pommes de terre » sont le.pômçtté. Si cette
forme était équivalente de *pomitta latin, elle serait conformé-
ment à tous les autres mots en -itta : pomçté . C'est donc seul ce
petit /, transcrit par Edmont, révélé par son sujet, qui nous
empêche d'admettre. . . une invraisemblance, je ne dirai pas une
impossibilité, pour ne pas déplaire à ceux qui disent que mes
déductions d'ordre géographique sont affirmées trop catégorique-
ment.
Voici en quoi consiste l'invraisemblance géographique que con-
stitue un pommette « pomme de terre » au point 979 et au point
989, qui a un pommette conforme à ses produits de -itta : Ces
points sont situés dans les deux vallées les plus reculées du Valais
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE H7
romand, l'une sur la rive gauche du Rhône, l'autre sur la rive
droite, et le patois y est remarquablement bien conservé, régu-
lièrement parlé par tous. Leur apparent pommette est encadré par
truffe, terre-truffe e\, plus loin au nord, par poire de terre — je fais
abstraction d'un pomme de terre, isolé, et plus voisin qui va trou-
ver son explication. A moins que, dans ces vallées reculées, la
pomme de terre soit venue par aéro, celles-ci doivent la tenir de
la vallée du Rhône. D'ailleurs, la pomme de terre fût-elle auto-
chtone dans ces vallées (!) celles-ci feraient la seule région du
domaine gallo-roman — et de la Suisse entière — où on l'au-
rait dénommée pommette — spontanément et illogiquement. Les
habitants de Lens et de Vissoie seraient les seuls Romans qui
posséderaient vraiment un terme leur appartenant exclusivement
pour désigner un produit d'Amérique.
Cela serait indubitable pour les étymologistes et phonéticiens,
n'était le petit t d'Edmont.
Pometté nous dit que nous avons affaire à pomme de terre qui,
dans le français provincial du canton de Vaud — héritier d'un
français disparu — où IV finale disparaît (verre >> ^ou vé1) et où
« pomme de terre », étant en quelque sorte un composé au lieu
duquel sa sémantique réclame un mot simple, devient
pomme d'té^pomçtté (par assimilation).
Ce composé, devenu mot simple, apparaît manifestement
comme un
pommette, que présente le point voisin 989.
Mais, — nous sommes ici dans une région où ette n'a point
perdu sa valeur diminutive comme il l'a perdue dans l'aire alte-
1. Ce caractère n'est que partiellement patois. Il est patois dans les mots où
r est réellement final selon les règles qui régissent le patois ; il ne l'est pas
dans les mots où r est devenue finale en français par la disparition de Ye fémi-
nin ; car cet e féminin est représenté en patois par des voyelles persistantes
qui font vivre r. Pomme de terre français devient donc en français provincial
pomme de te {te), mais est en patois pomme de tera ; verre : fr. pr. vé,
patois ver + voyelle, tandis que fer est en patois et en français provincial
fi (Je)
Il8 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
otte, dans une région où pommette « pomme de terre » est une
parodie intolérable de la diminutivité — les plus proches voisins
de 979 et 989, ceux de Nendaz (978) corrigent ce pommette mal-
venu et sorti de terre, en rétablissant tout bonnement ce dernier
dans ses droits méconnus, et disent les terres (« que vous autres
de 979 et 989 avez estropié ») pour les pommes de terre ; tandis
que ceux d'Évolène (988) rétablissent pommette, étymologique-
ment et phonétiquement, le remettent sur pied, et disent pomme
de terre.
Ainsi pommette « pomme de terre » est né dans une aire valai-
sanne/wr accident, et cette aire valaisanne répare cet accident, en
écartant la diminutivité d'une diminutivisation impropre.
Or, par une coïncidence qui paraîtra surprenante à certains, et
qui ne l'est pas pour nous, Taire où s'est produit un pommette
impropre, et où il a été remédié à cette impropriété, représente,
point pour point, l'aire mouchette « abeille », mot qu'acculent
contre la langue germanique apis et apicula (celui-ci sous sa
forme française abeille et sa forme franco-provençale aveille)\
Cette aire mouchette n abeille » a été tenue à l'écart des consi-
dérations de M. Jaberg dans sa critique de mon Abeille. Je n'avais
donc pas à en faire état dans ma réplique (p. 29). Cependant,
en le voyant échafauder une reconstruction de mouchette et à'essette,
sans prendre en considération l'aire valaisanne mouchette, je n'ai
pu me défendre de faire à part moi la réflexion qu'une solution
apportée à la moitié d'un problème était une solution non seu-
lement incomplète, mais bien caduque, si elle ne pouvait être
appliquée à un mouchette voisin, et de me promettre d'examiner à
nouveau l'état de cette aire valaisanne.
C'est chose faite maintenant, et faite par un détour où j'ai
été engagé également par la critique de M. Jaberg, par l'étude du
pommette dans Taire atte-otte.
C'est donc un singulier hasard, si mouchette de l'Est m'a pro-
mené dans Taire pommette « pomme de terre » qui y est enclose,
pour ensuite m'amener à reconnaître pommette « pomme de terre »
dans Taire mouchette valaisanne, dont le pommette confirme mon
explication de mouchette. Et cela, malgré que pommette, dans ses
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE II9
divagations, soit d'une origine tout à fait différente, que l'un soit
un produit d'ordre psychologique, l'autre un produit d'ordre pho-
nétique, tous deux, il est vrai, ayant pour source commune
pomme de terre français.
Je dis que pommette valaisan confirme mon explication de mon-
chette valaisan, comme pommette lorrain a confirmé, je crois, mon
explication de mouchette lorrain. Et voici comment.
La désignation de la « pomme de terre » n'étant en aucun rap-
port avec celle de l'« abeille », si les mêmes points 978, 979,
988, 989 ont, tous quatre, mouchette « abeille », et que tous
quatre travaillent de concert le môme thème lexical pomme de
terre dans une ambiance lexicale de truffe, apis et apicula, c'est-
à-dire dans une ambiance lexicale d'où pomme de terre est exclus,
il est évident que ces quatre parlers ont entre eux une affinité
telle qu'on peut les considérer comme formant un groupe à part,
et éventuellement comme ne formant qu'une unité, quels que
soient d'ailleurs les caractères phonétiques qui les distinguent — ces
parlers passent pour être parmi les mieux conservés que l'on ait
en Suisse.
L'examen de pommette « pomme de terre » que je viens de
faire, ne contribue pas peu à confirmer ce que j'ai dit dans
Abeille sur ces quatre points :
« La parenté des quatre points 978, 979, 988, 989 autorise
des conclusions intéressantes, non seulement au point de vue
linguistique, mais aussi au point de vue économique. Une étude en
sera faite plus utilement lorsque l'on sera en possession du grand
répertoire que préparent les rédacteurs du Glossaire de la Suisse
romande » (Abeille, p. 171).
Si donc, de ces quatre points, 979 estropie pomme de terre
(> pomme-^), que 989 tombe tête baissée dans le piège
(pomette), où 979 est prêt à tomber, que 978 s'en éloigne en
marquant naïvement qu'il échappe au piège (têrè) et que 988
rétablisse, phonétiquement rectifié, le point de départ des trois
trébuchants, je suis en droit de dire que, dans l'aire des quatre
points valaisans, on se débarrasse d'un diminutif pommette que
Ton trouve impropre à désigner la « pomme de terre ».
120 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Ces quatre mêmes points vont-ils créer un mouchette « abeille »,
qui est considéré en France comme intolérable, et d'où on Ta
expulsé, parce qu'il se présentait sous l'aspect impropre d'une
« petite mouche » ?
C'est la première des deux seules possibilités à examiner dans
la reconstitution de mouchette selon M. Jaberg, reconstitution
établissant une naissance caritative (mouchette — « gentille
mouche piquante »). Il me semble que le sort réservé à pommette
répond catégoriquement et négativement à cette question ■ — mou-
chette doit être le résultat d'un accident phonétique, comme pom-
mette l'a été. Des patois, qui ne veulent pas de pommette « pomme
de terre », qui est équivoque avec « petite pomme » ne vont
pas créer un mouchette « abeille », qui est équivoque avec « petite
mouche ». Ya-t-il une personne de bon sens qui puisse admettre
qu'un parler, ou un groupe de parlers (ne formant qu'un parler,
à la vérité), rejette un mot improprement diminutif, n'existant
nulle part ailleurs {pommette), et crée en même temps un mot
improprement diminutif et rejeté partout ailleurs (mouchette) ?
Ces quatre mêmes points sont-ils capables de maintenir un
mouchette « abeille », qui serait né par accident phonétique chez
eux, ou qui serait né ailleurs ?
C'est la seconde et dernière possibilité à examiner dans la recons-
titution de mouchette selon M. Jaberg. Or, ils s'en sont trouvés
capables. Mais alors, comme ils ne sauraient l'avoir produit indé-
pendamment, eux qui ont détruit pommette et qui sont les seuls
qui avaient à le détruire, que, d'ailleurs, en seconde ligne, une
impropriété telle que la création d'un mouchette « abeille », si
elle se produit une fois, ne se produit pas une seconde fois, qu'un
second mouchette (valaisan) doit être connexe d'un premier mou-
chette (lorrain), pour être tout au plus plausible — il faut abso-
lument que le mouchette valaisan ait de qui tenir géographiquement.
Il le faut... puisque l'aire des quatre points est en même temps
une aire — à l'exception d'un point limitrophe de l'aire atte-
nante — qui seule rend phonétiquement possible la conservation
d'un mouchette « abeille » adjacente à une aire phonétique où mou-
chette « abeille » devient impossible par le fait que mouchette
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE 121
signifie en même temps « allumette ». L'histoire de l'allumette
est-elle géographiquement conditionnée par l'histoire de l'abeille ?!
MouchetU u abeille » a été maintenu par les quatre points valai-
sans, alors que le même moûchette « abeille » était répudié, à
côté, pour cause d'homonymie avec l'« allumette ». Se serait-il
maintenu à côté, si l'« allumette » n'avait pas été une moûchette}
J'affirme qu'il ne se serait pas maintenu et aurait succombé pour
la cause d'impropriété qui l'a fait expulser de la France ; car
moûchette « allumette » est postérieur à l'existence de moûchette
« abeille » « qu'il a balayé, et auquel s'est substitué un aveille,
soi-disant dépositaire fidèle et autochtone de apicula latin »
(Abeille, p. 171).
Or, pourquoi « allumette » postérieur peut-il balayer moû-
chette « abeille » antérieur ?
Pourquoi moûchette « abeille » laisse-t-il triompher moûchette
« allumette », nouveau venu, nouvelle formation ?
Pourquoi l'ancien occupant ne maintient-il par ses droits ?
N'est-ce pas parce que ses droits sont usurpés, qu'il est un terme
impropre, n'ayant pas la- force de lutter avec le nouveau venu,
pas même celle de l'obliger à se chercher un substitut, à provo-
quer une substitution bilatérale ?
L'immixtion de moûchette « allumette » dans la querelle entre
manchette « abeille » et un moûchette « petite mouche » (latent ou
existant, né ou pouvant naître instantanément) n'était nullement
nécessaire pour faire disparaître l'impropre moûchette « abeille ».
Il a bien fallu cependant que je l'admette, cette immixtion,
puisque l'on voit le moûchette « abeille » valaisan protégé, muni
de son permis de séjour par la loi phonétique valaisanne qui traite
musca d'une autre façon que vacca et permet ainsi une concomi-
tance valaisanne de moûchette « abeille (> moseta) avec moû-
chette « allumette » (> motseta), concomitance impossible en
dehors des quatre points de l'aire valaisanne — il a bien fallu
que je l'admette, cette immixtion, puisque, d'après les matériaux
du Glossaire de la Suisse romande, mon moûchette « abeille »
valaisan est signalé à la Brévine et à Noiraigue (canton de Neu-
châtel, où les patois sont éteints), ..là où moûchette « allumette »
122 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE YERBALES
n'existe pas, là où mouchette « allumette » disparaît comme par
enchantement, n'entrant, par conséquent, pas en conflit avec
mouchette « abeille », là où il est à mi-chemin de la voie souter-
raine qui relie mouchette « abeille », dit lorrain, à mouchette
« abeille » valaisan.
Si je n'avais pas su mettre en valeur les informations précises
et catégoriques que donnent à tout être intelligent la présence
intermittente de mouchette « abeille » et la destruction de celui-ci
par mouchette « allumette », si je n'avais pas conclu à une cohé-
sion ancienne de l'aire mouchette « abeille » tripartite, j'avoue que
je changerais de métier pour cause d'insuffisance intellectuelle.
Et pourquoi mouchette « abeille », dans les quatre points valai-
sans, ne se dédiminutivise-Ml pas, semblablement à pommette ?
Vous le lui demandez? Je vous demande à vous-même, comment
vous vous y seriez pris. Mouche ? Et avec quelle spécification de
la mouche ?
Si Paris a dû s'adresser à la province pour sortir d'embarras,
Nendaz, Lens, Evolène, Vissoie, à qui devaient-ils s'adresser ?
Nous avons vu ce dont ils sont capables quand ils sont délaissés :
des terres « pommes déterre », voilà un échantillon de leur savoir-
faire !
S'ils n'ont pu se débarrasser de mouchette « abeille » et ont pu
le garder à la rigueur , tandis qu'ils se sont débarrassés de pommette
« pomme de terre », c'est que pommette était plus improprement
diminutif, par le fait qu'il y a des pommettes qui sont nécessaire-
ment de petites pommes u des bois », qu'il y a un pommette « de la
joue », « d'Adam » peut-être et d'autres, et que pommette est,
peut-être, l'unique diminutivité possible de pomme, tandis que
mouchette n'est pas le diminutif uniquement possible de mouche
— conformément à la diversité de la finale du mot simple, on a
des mouchillons, des moucherons ; on n'a pas de pommillons, de
pommerons -, — que, par conséquent mouchette peut être moins into-
lérable que pommette1. C'est d'ailleurs qu'à eux quatre ils ne
i. Si mouchettes de chandelle a joué un rôle comme compétiteur formel des
autres mouchette, il pourrait coexister avec mouchette « abeille », dans l'aire des
quatre points valaisans, puisqu'il serait mouchettes, tandis que l'« abeille » y est
FANTASMAGORIE ETYMOLOGIQUE 12}
comptent que pour un, tellement ils sont unis entre eux, et que
la question se change alors en celle-ci : comment un parler a-t-
il pu garder mouchette « abeille » ? à quoi je réponds : comme un
parlera pu garder pommette « pomme de terre », à savoir le par-
ler 989.
Pourquoi Taire mouchette « abeille », ne pouvant trouver à se
défaire d'un diminutivité impropre, n'emprunte-t-elle pas aveille
d'à côté ?
A-t-elle emprunté truffe, ou terre-truffe, ou poire de terre,
lorsque Ton y sentait l'impropriété de pommette}
Aveille y était aussi étranger que truffe, terre-truffe, poire de
terre, et le français pomme de terre, représenté par un français pro-
vincial du bas pays (qu'ils ne comprennent pas étymologique-
ment, à l'origine du moins) était déjà plus proche, lorsque les
habitants de ces vallées se mirent à cultiver la pomme de terre
et à s'en alimenter.
Les vallées reculées du Valais, par leur situation géographique,
ne sont qu'un refuge pour les mutilés des laboratoires où s'éla-
bore la langue, et non pas un de ces laboratoires. Leur langue est
un reflet fidèle du milieu social où elle végète, tout en étant
un hôtel des Invalides où vivent d'anciennes gloires.
moucette. Il n'a pas joué de rôle destructeur, ni dans cette aire, ni en dehors,
où l'on n'a pas la loi phonétique qui différencie les deux mots, puisque mouchette
« allumette » y a pu naître et coexister avec mouchettes de chandelle. Et si moïc-
chettes de chandelle a coexisté légitimement, il faut admettre que Y « allumette »
et les « mouchettes » étaient confondus en un même sens dans l'esprit romand ;
la coexistence peut fort bien n'être qu'apparemment intolérable : je conçois la
mouchette « allumeuse » comme n'excluant pas les mouchettes ou mouchcuses
« réallumeuses » ou « allumeuses » (« avivantes ». Cf. avya « aviver », « allu-
mer »).
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES
I. — HOTEL, MAISON ==, « CUISINE » '
Pour préciser l'importance des évolutions sémantiques dont
j'ai à parler et la singularité de l'état lexical des parlers popu-
laires de la langue d'oui, je ne puis mieux faire que de situer
ces évolutions et cet état dans le cadre de notre langue nationale,
tel que Littré se le représente .
Dans son article hôtel, Littré, sous la rubrique synonymie nous
dit en quoi consistent les différences entre maison, hôtel, palais,
château. « Les bourgeois occupent des maisons, les grands, les
riches, à la ville, occupent des hôtels ; les rois, les princes, les
évêquesyont des palais; les seigneurs, les riches ont des châteaux
dans leurs terres. »
Or, il se trouve que hôtel est, dans les parlers populaires de
la langue d'oui, un mot qui, sous sa forme populaire, n'a plus
laissé que d'humbles traces à la veille de disparaître, et dont la
présence se raréfie en raison directe de l'époque où il a été
recueilli par les patoisants. Il apparaît, sous sa forme populaire,
soit avec la valeur absolument synonyme de celle de notre mai-
son français % soit et le plus souvent, il a évolué au sens de
« cuisine ».
i . La présente enquête m'a été suggérée par un passage de mon travail sur
l'abeille. Je disais : « on a reproché à Edmont de ne pas avoir obtenu oto (« mai-
son » — hospitale) là où certainement il serait encore vivant. Or, il s'est
trouvé qu'on le réclamait., là où oto, avant de disparaître, a passé sûrement par
l'étape « cuisine ». Rien n'est plus facile que d'obtenir la revivifkation de
types lexicaux » {Abeille, p. 7).
2. Qui nous dira l'histoire de mansionem dans les nombreuses représentations
romanes que se plaît à énumérer le dictionnaire de Meyer-Lùbke ? Qui nous
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 125
Il se trouve, d'autre part, que maison se révèle phonétique-
ment comme étant un emprunt récent tait au français littéraire,
que ce maison est venu se greffer sur hôtel patois, et que, tout en
restant « maison » — sous sa forme phonétique irrégulière — ,
tout en restant le synonyme parfait de hôtel patois, il aboutit,
comme hôtel patois, à la valeur de « cuisine ». Ce glissement
sémantique, parallèle à celui d'hôtel — nous aurons à examiner
s'il est primaire ou secondaire — est, dans l'Atlas, représenté par
un nombre supérieur de points à celui de ceux qui ont hôtel « cui-
sine ».
Si le parallélisme de l'évolution hôtel > « cuisine » et maison >
« cuisine » est réel, étant donné que cette identité d'évolution
n'est plus que clairsemée dans le domaine des parlers de la langue
d'oui, après avoir été évidemment générale, il est naturel que
ces évolutions soient géographiquement cohérentes. Elles le sont :
les aires hôtel « cuisine » sont géographiquement les aires mai-
son « cuisine » et vice-versa, l'une enchevêtrée dans l'autre.
Il s'agit d'une lutte de deux mots synonymes, qui ne peut se
résoudre, comme celle de deux homonymes, par la substitution
lexicale.
Et cependant homonymie et synonymie sont synonymes, sont le
même état pathologique : miel est l'homonyme wallon de « miel »
et « merle » ; « miel » et « merle » sont synonymes en miel.
Télescopage de sens et télescopage de formes aboutissent au
même état pathologique. Si l'homonymie peut se résoudre par
dira ce dont « chalet », « bergerie », « porcherie », « troupeau », « pou-
lailler », « perchoir », etc. sont les scories ? « Il est vain de montrer des déri-
vations sans indiquer où, quand et comment elles se sont faites, et des chan-
gements de sens sans en marquer les conditions historiques. A quoi bon
ramener à un primitif unique le plus de mots qu'il est possible, si l'on ne
signale pas ie passé propre de chacun de ces mots ? La plupart du temps, il
s'agit de faits très divers, et l'unité d'origine mise en évidence est de beau-
coup ce qu'il y a de moins intéressant pour expliquer la forme et le sens des
mots considérés » (Meillet, Bull, de la Soc. de ling., XXI, 191 8, p. 81 et
suiv.)
— « Ne rien dire de plus, ou presque, c'est éliminer tout ce qui, dans l'éty-
mologie, a un intérêt » (ibid.).
126 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
la substitution (en général bilatérale), la synonymie doit se
résoudre de la même façon. Si notre synonymie maison-hôtel =
« cuisine » ne se résout pas par substitution (bilatérale, comme
en général) c'est parce que, récente, elle s'est produite à une
époque où le parler populaire n'a plus de puissance créatrice et
s'abandonne entièrement au français littéraire, alors même qu'il
garde son vêtement patois.
L'époque où 1' « abeille » (e-%) et 1' « oiseau » (fol) confondus
en la forme d' « oiseau » (cf. oiseleur « apiculteur ») font naître
deux substituts à ces deux sémantiques (ep « abeille », moisson
« oiseau ») est passée.
La solution à hôtel-maison « cuisine » répond, ou répondrait, à
la solution d'é^é « oiseau » par l'adoption de la forme littéraire
oiseau — substitution qui a eu lieu réellement en Wallonie —
et à celle d'éçe « abeille » par l'adoption de la forme littéraire
abeille — substitution qui n'a pu se produire pour la bonne rai-
son que la langue littéraire ne possédait pas alors abeille, que la
langue littéraire n'était d'aucun secours aux patois.
L'époque où miel = « miel » et « merle » se résout par larme
et mauvis est passée, et cette homonymie, ou synonymie, se
résoudrait plus tard, se serait résolue plus tard, conformément à
la synonymie de maison-hôtel « cuisine » (d'une époque plus
rapprochée de nous), par miel « miel », merle « merle », par la
substitution du français à un état patois intolérable.
Cette époque où les patois savaient s'aider eux-mêmes est
passée, ai-je dit. Pour appartenir à un état d'ataxie formatrice,
de paralysie complète des patois, hôtel « cuisine » et maison
« cuisine » sont-ils donc si récents ? La substitution par cuisine,
le retour de maison à « maison », après son escapade à « cui-
sine », sont-ils donc si récents ?
Ils sont récents, puisque les aires qui ont hôtel, maison « cui-
sine » sont aussi des aires où hôtel est encore « maison », et où
maison est, — et n'a jamais cessé d'être — « maison » (bien
qu'il ait évolué aussi à « cuisine»), ou, si l'on préfère, puisque
hôtel « maison » alterne avec hôtel « cuisine » dans une même
aire, que maison « maison » alterne avec maison « cuisine »
Kl \i I ri s il \ MOLOGIQUBS 127
dans une même aire et que les deux tonnes lexicales avec leurs
deux sémantiques alternent elles-mêmes dans une même aire.
Hôtel populaire et maison emprunté du français, ayant tous
deux évolué à « cuisine », il en résulte que les parlers popu-
laires de la langue d'oui, où s'est produite cette évolution, ne
possèdent plus de terme indigène pour désigner la « maison ».et
la distinguer de la « cuisine ».
Ont-ils créé un nouveau terme pour « maison » ? Nous n'en
voyons apparaître aucun.
A\ant remplacé hôtel par maison, qui est devenu « cuisine »,
comme hôtel Test devenu, n'ayant aucun terme indigène pour
désigner la « maison », vont-ils derechef avoir recours au fran-
çais pour en avoir un ? Les deux autres synonymes de Littré,
palais et château, vont-ils succéder à maison, devenu impropre
à signifier « maison » ? Et palais, château ne deviendraient-ils
pas, eux aussi, « cuisine », à l'exemple de maison, en conco-
mitance avec hôtel-maison >> « cuisine » ? Il y a d'ailleurs
d'autres « synonymes » que ceux de Littré : édifice, bâtiment,
demeure, manoir, logis. Ceux-ci ont-ils aussi été menacés de
devenir « cuisine » ?
Non ! Car l'ère des patois vivants a été close précisément à
l'époque où maison était devenu « cuisine » : les patois les plus
résistants ont terminé leur carrière, en tant que parlers vivants,
ont remis leurs fonctions entre les mains du français littéraire,
se sont déclarés vaincus, incapables qu'ils étaient de remplir les
charges qui incombent à un parler moderne.
A la dernière question ci-dessus, j'ai répondu par un non caté-
gorique. J'y répondrais par un oui, tout aussi catégorique, si les
patois étaient ce qu'ils ont été autrefois, ce qu'ils ont été jus-
qu'au moment où hôtel et maison ont abouti à « cuisine » ; car,
pour la même raison que ceux-ci sont devenus « cuisine », tout
autre synonyme de « maison », cohabitant avec maison « cui-
sine », ou hôtel « cuisine » serait alors devenu, par réflexion
sémantique « cuisine ».. tant que le français littéraire n'était pas
là pour s'y opposer, pour s'imposer aux patois en pleine débâcle
lexicale. C'est là ce que nous allons tout à l'heure pouvoir obser-
ver de près.
I2Ô PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
En effet, il est certain que maison et hôtel n'ont pas abouti
indépendamment l'un de l'autre à « cuisine », laissant ainsi le
patois privé d'un terme indigène pour désigner « maison ». L'un
a entraîné l'autre dans son glissement sémantique. Que ce soit
le mot patois hôtel, que ce soit le mot français maison qui soit
l'entraîneur, peu importe ici — nous en reparlerons. Or, si un
nouveau mot français vient se substituer à maison qui a évolué à
« cuisine », dans un patois ayant soit hôtel « cuisine », soit mai-
son « cuisine », il ne se préservera sans doute pas, dans une
aire de quelque étendue, d'un glissement à « cuisine », pas
davantage que ne l'a fait l'un des deux mots maison et hôtel,
celui qui a été entraîné. Dans une ambiance maison-hôtel « cui-
sine », un mot français nouveau, demeure, par exemple, arrive-
rait fatalement à avoir la valeur « maison-cuisine », c'est-à-dire
celle de maison-hôtel.
De là un imbroglio lexical et sémantique pire que celui qu'à
créé maison-hôtel « cuisine », et qui déjà a été trouvé inextri-
cable, puisque les patois « perdent la tête » et se démettent de
leurs fonctions en faveur du français.
D'autre part, maison, le mot français le plus familier au patois,
est resté aux patois avec sa valeur sémantique précise de « mai-
son », et c'est seulement sur « cuisine », représenté par un
terme prêtant à équivoque x, cuisine, et moins approprié à une
adoption, par conséquent," que maison, c'est seulement sur « cui-
sine », dis-je, que s'est porté l'effort des patois, cherchant à sor-
tir, par voie unilatérale, de la confusion hôtel-maison « cui-
sine ».
Or — les patois ne pouvant et ne sachant plus recourir à eux-
mêmes — tous les termes français qui se trouvent à leur dispo-
sition sont des mots qui pouvaient aussi bien s'appliquer logique-
ment à « maison » qu'à « cuisine ».
Tel est notamment logis « cuisine ». Mais logis est tout aussi
approprié à être « maison » que « cuisine ». Littré ne définit-il
pas maison de la façon suivante : « bâtiment servant de logis »,
i. Voir plus loin.
RÉALITÉS ETYMOLOGIQUES 129
et ne nous dit-il pas sous la rubrique synonymie : « maison
marque plus particulièrement l'édifice ; logis est plus relatif à
l'usage » ? Et logis, dans une ambiance de maison-hôtel « cui-
sine », resterait « cuisine » et ne deviendrait pas finalement
« maison » — ne Fest-il pas déjà dans le français vivant côte à
côte avec le patois !
Tels sont notamment fat, foyer qu'empruntent les patois, pour
qu'il leur fasse office de « cuisine », à l'usage qu'en fait le fran-
çais dans des acceptions telles que celle de la phrase suivante :
le hameau compte 15 feux, ou 15 foyers. Et feu, foyer, dans une
ambiance de maison-hôtel-logis « cuisine », resteraient « cuisine »
et ne deviendraient pas fatalement « maison » — ce qu'ils sont
tout aussi bien en français !
Ajoutez à cela que chacun de ces mots, détourné de son sens
originaire pour être « cuisine » réclamera ses droits à l'existence
sémantique première \
Ajoutez à cela que, théoriquement, chaque point d'une aire
peut à la rigueur faire naître un substitut indépendant, que,
dans notre exemple, nous n'avons admis qu'une substitution
unilatérale, alors que, en général, la substitution se fait bilatéra-
lement, et, alors, vous vous rendrez compte que les patois
allaient ressembler au langage qui fut la cause pour laquelle la
tour de Babel ne fut pas achevée.
Le français littéraire a dispersé toutes ces manifestations d'ef-
forts vains. Les patois se suicident en présence du français litté-
raire. Toute velléité d'indépendance échoue dans le désordre et
l'anarchie.
Leur désagrégation pourrait aboutir à une différenciation à
l'infini de la matière lexicale, si les conditions sociales actuelles
n'excluaient pas la possibilité de cette différenciation.
Les conditions sociales paraissent d'ailleurs l'avoir de tout
temps exclue. Ce qu'est le français littéraire de nos jours à l'égard
des patois — je n'exclus pas ceux du Midi —, les centres
1. Nous allons voir feu « cuisine » obliger /cm « feu » à revêtir une forme
anormale.
IJO PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
intellectuels, sociaux, politiques, religieux de la vieille France
Font été vis-à-vis de manifestations d'efforts vains, qu'ils ont
réduits au silence, et dont les textes ne nous donnent sans doute
qu'une image bien imparfaite.
Les nivellements divers que ces centres avaient opérés et qui
avaient abouti à des dialectes — ces nivellements étaient sans
doute aussi bien de nature phonétique que lexicale — ont été
remplacés par l'action unique d'un unique centre : c'est la marche
triomphale du français littéraire, contre l'envahissement duquel
il n'est ni barrage, ni digue qui puisse tenir.
L'état dans lequel nous allons trouver maison, hôtel, cuisine
dans les patois, par rapport à leur état littéraire, ne nous mon-
trera pas seulement tout le travail latent, l'élaboration souter-
raine, généralement éphémère et inutile, auxquels se sont livrés
les patois locaux, imparfaitement imprégnés du français, en un
mot leur agonie ; mais il nous montrera aussi, je crois, l'état qui,
autrefois, a dû précéder l'accès des mots nouveaux dans un dia-
lecte viable et écrit.
* *
Des parlers qui n'ont pas de terme pour désigner la « maison » !
Connaissez-vous un langage de l'univers qui en soit démuni ?
Que disent alors nos patois ? Nos patois, ils parlent français !
Le français dit maison pour « maison », cuisine pour « cuisine »,
hôtel pour « hôtel », et c'est ce que disent aussi nos patois sans
maison non équivoque, nos patois sans hôtel non équivoque... je
ne dis pas nos patois sans cuisine non équivoque ; mais si ces par-
lers n'ont pas existé, à en croire les matériaux que nous avons,
qui osera prétendre qu'ils n'ont pas existé ou n'existent pas ?
(Hôtel, maison == « cuisine », donc cuisine = hôtel, maison,
« cuisine ».) Qui oserait affirmer que le français cuisine — pareil
en cela au français maison « maison » à côté de « cuisine »
patois — a toujours été assez impératif pour qu'aucun patoisant
ne soit avisé de dire cuisine « maison » ?
Ce qui va suivre nous éclairera sur ce qu'ont dit les patois en
RE \l [TÉS l rYMOl OGIQJJES I 7, I
dernier ressort, avant de parler français sous une forme plus ou
moins patoiséc .
Ce que nous allons entreprendre, c'est une excursion dans les
ruines de hôtel patois, qui a été ravagé par maison français, et de
maison français, en tant que devenu « cuisine », comme hôtel l'est
devenu aussi ; car il va se trouver que ce maison français, appelé
par les patois originairement pour être — « maison », est devenu
fatalement « cuisine », pour redevenir « maison » sous
la dictature du français. Il va se trouver que les parlers popu-
laires, démunis — par la chute à' hôtel et de maison en « cui-
sine » — de terme lexical correspondant à « maison », ont été,
d'un commun accord, réduits à reconnaître à maison sa valeur
sémantique originale, française, étymologique de mansionem ;
tandis que plus d'un s'est révolté à adopter de prime abord le
français cuisine que, non sans raison, ils ont trouvé équivoque et
imparfaitement représentatif de la cuisine des maisons villa-
geoises. — Quand la cuisinière fait la cuisine, la fait-elle comme
la femme de chambre fait la chambre, ou cuisine-t-t\\t les ali-
ments ? Cuisine «■ préparation des mets » et cuisine « endroit où
se préparent les mets » forment une équivoque dangereuse. Cf.
die Kôchin kocht et die Kôchin macht die Kùche l. — Il résultera
de cette hésitation à adopter cuisine français, d'une part, parfois
une résistance plus accentuée d'hôtel « cuisine \ et surtout des
tentatives — malheureuses — pour trouver des substituts à
« cuisine » que l'on a crus plus appropriés que cuisine, trouvé
équivoque.
C'est l'histoire de cette dernière révolte contre la suprématie
du français littéraire qui attirera plus particulièrement notre
i . Je n'entends point dire par là que l'allemand, comparé au français, a su
se parer de l'équivoque. Ne dit-il pas aussi : sie macht eine gute Kùche ?
Réelle Weîne, vortrdtliche (ausgezeichnete, feine, bùrgerliche) Kùche.
Jusqu'à quel point les langues d'origine diverse se font-elles des emprunts
sémantiques ?
2. Des formes phonétiques anormales d'hôtel « cuisine » semblent trahir une
interruption dans sa tradition, un retour après abandon ; car elles sont calquées
infidèlement sur des patois voisins.
132 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
attention, derniers liens qui rattachent encore au parler popu-
laire une famille de mots qui va lui échapper.
Mais, avant de retracer l'histoire des ruines de hôtel et de mai-
son dans le ressort du patois, il importe de nous rendre compte
de leur état actuel, là où il en existe encore.
IL — MATERIAUX JUSTIFICATIFS
1) Hôtel « MAISON ».
La carte maison de l'Atlas nous montre que ce mot, dans son
acception littéraire, est usité dans tout le territoire gallo-roman,
à l'exception du midi, où il fait place à hôtel (type uslaV).
L'aire hôtel du Midi a à peu près la même extension que celle
de clavel « clou » : la Gascogne s'en détache presque entière-
ment, cette province a généralement maison. Je n'ai pas à parler
du type casa que Ton trouve à l'extrémité orientale des Alpes
Maritimes, et au point 699, dans les Pyrénées — encore ce
point est-il déjà envahi parla concurrence de maison. En bordure
de l'aire méridionale hôtel, aux points 703, 806, 807, 81 6 au
nord, et au point 657 à l'ouest, il y a concurrence d'hôtel avec
maison, au point 806 hôtel est signalé comme vieilli, et au point
816, Edmont ne signale son existence que dans à l'hôtel « chez
nous ». Hôtel y a même reçu la valeur sémantique qui le dis-
tingue de maison à Paris ; car, aux points 678 et 669 (Gers), où
il est en concurrence avec maison, il a gardé l'état sémantique
respectif de Paris, hôtel y étant la « grande et belle maison ».
Au nord de son aire méridionale, hôtel « maison » apparaît par
lambeaux.
1) En Suisse, hôtel « maison » est aux points 52 et 63, aux-
quels j'ajoute, dans le voisinage immédiat de 63, Lignières et
Diesse, où je l'ai relevé personnellement avant l'enquête
d'Edmont. Au point 70, hôtel désigne la « maison », mais aussi
la « cuisine ».
2) En Wallonie, où Littré signale les formes osté, hostê,
Edmont ne relève hôtel qu'au point 198, en concurrence avec
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 133
maison, et sous une forme estropiée équivalent à tel (< (os)teï) —
mutilé d'ailleurs très compréhensible à la limite de la chute de
Vs devant consonne (cf. la toa == hôtel « cuisine » du point 939,
slô de 807, à la limite entre maison et hôtel), dans un territoire où
l'article défini masculin et féminin a abouti à l et où la violente
contraction des mots amène la nécessité de redonner en certains
cas à cet / un élément vocalique, qui peut appartenir à toute la
gamme des voyelles et se confond avec le son initial du mot qui
suit (cf. tombé-je).
0 En Bretagne, entre les points 481 et 470, j'ai relevé hôtel
« maison », il y a plus de 30 ans, à Plancoët et à Pléboulle (Côtes-
du-Xord) — dans le voisinage de points où hôtel et maison signi-
fient « cuisine ». Un ustal, soi-disant vieilli, au point 462
rappelle Yosteau « prison » argotique de Paris — sa présence,
quoique curieuse, n'a rien qui nous offusque dans l'historique
que nous allons chercher à retracer r.
4) Dans une trentaine de lexiques patois, dont M. Jud m'en-
voie des extraits relatifs à maison et à hôtel, les uns m'apprennent
que Yhôtel est « maison » et « cuisine » (tous de l'Est), d'autres
(tous de l'Ouest ou du Centre) que maison est « cuisine » (la
pièce principale d'une maison rurale) — il y a de nombreux
détails sur ce qui la compose, ce qui la caractérise ; il serait fas-
tidieux d'en tenir compte ici 2.
5) M. Bloch, dans son Atlas des Vosges méridionales, nous
donne la carte complète de maison « maison ». Partout on a la
forme équivalant à maison ; mais, dans les Notes explicatives qui
accompagnant l'Atlas, il nous dit qu'à la question « il est à la
maison », posée seulement dans la vallée de la Haute-Moselle,
1. Il ne peut être qu'une médication éphémère (venue comment en ce
point ?) à maison-hôtel — « maison » et « cuisine ».
2. Rien, d'ailleurs, n'est plus variable, en province, que la sémantique des
mots importés qui désignent les parties d'une maison, les pièces d'un apparte-
ment. Que l'on pense à chimbre, par ex. (chambre à manger en Suisse), à cabi-
net, grenier, etc., etc. Tous ces mots voyageurs devaient s'acclimater économi-
quement et linguistiquement a l'infini, combler des vides, se restreindre, se
heurter à des existences lexicales particulières.
134 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
on lui a répondu parfois à l'hôtel (locution qui équivaut à « chez
nous » et qui est le dernier refuge d'hôtel — cf. ci-dessus le point
816).
6) M. Bruneau, dans son Enquête ling. sur les patois cTArdenne
(Bibl. de l'Ec. des H. É., fasc. 207), signale un point (sur 93
explorés, dont près de 20 ont hôtel « cuisine ») où hôtel signifie
« quelquefois maison en général ».
2) hôtel, maison « cuisine »
(à compléter par 1 et 4 du chapitre précédent).
La carte cuisine de l'Atlas nous montre, à l'Est, hôtel et mai-
son désignant la « cuisine », souvent concurremment avec cuisine.
Au point 50, lin meunier sexagénaire répond à la question
chambre soit par chambre, soit par hôtel, soit par poêle. Donc :
hôtel = « pièce d'une maison », et non « maison » (qui est mai-
son).
Aux matériaux de l'Atlas, j'ajoute ce que j'ai moi-même
recueilli, il y a près de 40 ans :
En Haute-Savoie, au Biot cuisine et hôtel « cuisine » ;
En Suisse, à Evolénaz et à Montana maison « cuisine » (con-
formes aux matériaux d'Edmont) ; dans les alentours du point
64, à Orvin, Péry, Court hôtel « cuisine » ; à Tramelan cuisine
et hôtel « cuisine ».
Le Glossaire du patois de Blonay de Me Odin nous dit que oso
signifie « cuisine », que ce mot figure dans le nom d'un lieu-dit
avec l'acception de « maison », mais que personne n'a de sou-
venir de cette signification — rappelons qu'il s'agit d'un parler
sorti de l'usage. Si cela est, comment les gens de Blonay com-
prennent-ils le proverbe suivant que contient l'article osç en guise
d'exemple : les femmes sont comme les chevaux, elles ne savent
pas où est leur dernier osô ? Leur dernière cuisine ?? C'est con-
trairement aux autres glossaires vaudois et à des matériaux que
j'ai recueillis personnellement à Brent, au-dessus de Montreux, que
ku^èna, à Blonay, ne signifierait que « préparation des aliments »
et non « pièce où se fait la cuisine », alors que cuisinier, cuisi-
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES M 5
. cuisiner figurent dans ce glossaire. L'état signalé à Blonay
serait d'ailleurs pour nous un témoignage unique favorable à
notre thèse qui voit dans cuisine français un mot équivoque
ayant, pendant un certain laps de temps, empêché les patois de
l'adopter, et les ayant obligés à recourir à des substituts parti-
culiers.
La carte cuisine de l'Atlas nous montre maison « cuisine » et
hôtel « cuisine » côte à côte en deux points wallons (183, 176).
En Picardie seul maison existe avec le sens de ('«cuisine ». Aux
points de l'Atlas, je puis ajouter les points suivants, où j'ai
recueilli moi-même des matériaux : Caix, Saint-Riquier, Hallen-
court, Liercourt, Epécamps, Cramont. Saint-Pol étant en plein
centre de cette aire, je renvoie le lecteur au dictionnaire d'Edmont
(îm^ô, càb, oté, otel3 osto).
En Normandie seul maison existe dans le sens de « cuisine ».
En Bretagne, non loin de maison « cuisine », j'ai recueilli
hôtel « cuisine » à Collinée ( Côtes-du-Nord) '.
Enfin, maison est « cuisine » en un point (601) en plein
centre de la France.
On voit, par ces quelques indications, quelle variété présente-
raient les cartes linguistiques de maison et de cuisine, si on voulait
les compléter d'après les indications que nous fournissent les
lexiques régionaux, et il faudrait un volume pour enregistrer
toutes les définitions détaillées que nous donnent ces lexiques et
que nous résumons par la formule qui, sans contestation pos-
sible, en résume la variété :
maison-hôtel == « maison » et « cuisine ».
Cette variété lexicale, je la trouve concentrée dans le domaine
qu'a exploré en 93 points M. Bruneau, domaine qui n'est pas la
200e partie de ta Gaule romane.
M. Bruneau, dans une zone comprise entre les points 176 et
188 de notre Atlas, n'a pas relevé moins de quatre types dési-
1. En cherchant cette indication dans mes notes prises à Collinée, je m'aper-
çois que « épervier » y figure sous la forme espervier, qui corrobore celle du
point voisin 482. où Edmont l'a également recueillie (Abeille, p. 99).
I}6 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
gnant la « cuisine ». Ce sont cuisine, le mot français actuel,
maison, hôtel, auxquels vient s'ajouter logis (deux points), mot
qu'Edmont n'a relevé nulle part. Si l'on ajoute — ce que nous
avons dit plus haut — que hôtel, en un point, est parfois « mai-
son » en général, que les termes français correspondant à ces
mots y existent certainement, on voit que M. Bruneau s'est
trouvé en face d'un beau mélange linguistique, comme seule
l'histoire dialectologique peut en offrir. Il me rappelle Cayeux où
ruk signifie « abeille », « ruche » et « essaim ».
Le tableau qu'a eu sous les yeux M. Bruneau n'a, d'ailleurs,
rien d'exceptionnel : nous allons en trouver, dans notre Atlas
même, un tout aussi bariolé, en une région tout aussi petite
(voir IV), et nous serons obligé de les considérer comme nor-
maux et représentant fidèlement un état de choses cui a existé
dans toute la France d'oui, et que le français littéraire a effacés —
s'ils n'ont pas simplement échappé à notre enquête, ce qui est
fort possible parfois.
III. — HOTEL > « CUISINE », OU
MAISON > « CUISINE » ?
Maison, sémantiquement identique à hôtel patois, et, par con-
séquent, originairement superflu à côté de celui-ci, est un mot
venu du français littéraire : l'état phonétique dans lequel nous
le trouvons le démontre partout. Hôtel patois, par contre, est très
régulier phonétiquement, et n'a cessé de l'être qu'à partir du
moment où il s'est enchevêtré avec maison — nous verrons en
quoi maison a influencé son état.
Si maison, dans les patois de la langue d'oui, a une
signification absolument identique à celle de leur hôtel, quel
besoin éprouvaient-ils d'emprunter au français littéraire son mai-
son = hôtel patois ?
Ils en avaient un pressant besoin, résultant d'une équi-
voque intolérable que leur hôtel « maison » présentait, à un cer-
tain moment de l'économie sociale de la France. A l'époque où
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 137
hôtel français prit, très communément, la valeur de « hôtelle-
rie », le patois hôtel « maison », dans le rapprochement fatal qui
devait s'établir du patois au français, a réfléchi, infailliblement,
cet état lexical nouveau de hôtel « maison » et « hôtellerie ».
D\ni résulta une équivoque intolérable, dont on concevra toute
la portée par les exemples suivants :
« Je désire parler à votre mari. Où est-il ?» — « A l'hô-
tel »3 répondra la femme. Sera-ce à Fhôtel (sémantique française) ?
Sera-ce à l'hôtel (sémantique patoise) ? Le mari est-il à l'hôtel ou
est-il à In maison ?
Quand il va à X, il descend à V hôtel. Où descend-il ?
Intime enchevêtrement d'hôtel « hôtellerie » français avec hôtel
« maison » patois. Pensée française réfléchie par la forme patoise
(cf. pommette = « pomme » et « pomme de terre »).
Fort bien ! mais, de cela devrait résulter l'adoption, dans
les patois, de :
hôtel « hôtellerie » et maison « maison ».
« Mon mari n'est pas à la maison, il est à l'hôtel. »
= Oui, si le parler français se substituait au parler patois
à la suite d'un vote qui aurait lieu à la maison de commune
ou d'une « Landsgemeinde », si, du jour au lendemain, on
échangeait sa langue (patoise) contre une autre (française), si,
dans la maison voisine de celle où l'on dit « mon mari n'est pas
à la maison, il est à l'hôtel », on ne disait pas « mon mari n'est
pas à « l'hoté, il est à Fholé(l) », si le patois n'était pas une langue
doublée de français, avant de faire place au français, si l'on ne
pensait pas en français, tout en parlant patois, si patois et
français pouvaient vivre collatéralement et sans s'incarner l'un
dans l'autre.
Alors, de ce mélange, il résulte
hôtel = « maison » patois et « hôtel » français ;
maison = 9 maison » français et « hôtel » patois, qui
est = maison français.
Donc : maison et hôtel — « maison »
Cela valait bien la peine d'emprunter maison français pour
I38 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
remédier à l'équivoque patoise hôtel = e hôtellerie » et « mai-
son », et pour retomber dans une nouvelle équivoque
maison et hôtel « maison » !
= C'est généralement le sort de tout remède apporté à une
équivoque (cf. abeille).
Les parlers ne s'échangent pas d'un jour à l'autre, comme à la
suite d'un arrêté promulgué en séance de conseil municipal,
certains patoisants continuant à patoiser, à l'encontre de certains
autres qui francisent, tous, patoisants et francisants, ayant
pleine liberté dans leur parler, tous ayant même — selon les
circonstances prêtant ou ne prêtant pas à équivoque — légiti-
mement le droit de dire
maison — « maison » ou hôtel = « maison »
— fatalement, maison et hôtel devenaient d'absolus synonymes.
Seul le français, dans son omnipotence officielle, allait remettre,
autoritairement, dictatorialement, de Tordre dans le désordre
linguistique que présentent les parlers patois, en imposant —
après avoir détruit hôtel « maison » patois — sa lexicalité actuelle :
maison = « maison »
hôtel = « hôtellerie, maison somptueuse ».
Mais, ce n'est pas hôtel « maison » que le français a
détruit ; car, vous nous l'avez dit, hôtel est arrivé, en patois,
à la valeur de « cuisine » — c'est donc hôtel « cuisine » que le
français a détruit. Et c'est aussi maison « cuisine » (et non pas
« maison ») que le français a eu à détruire, lorsqu'il est venu
supplanter le patois, puisque, vous nous l'avez dit, maison est
arrivé à la valeur de « cuisine » — preuve d'ailleurs que maison
et hôtel étaient réellement des synonymes parfaits, tous deux
évoluant simultanément à « cuisine », à une sémantique que le
français littéraire n'a jamais connue.
Si vous voulez que nous ajoutions foi à votre explication, vous
devez nous dire comment maison français et hôtel patois ont
pu aboutir à « cuisine », indépendamment de maison français =
« maison », que le français littéraire a prêté aux patois, où mai-
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES [39
son vit effectivement avec sa valeur sémantique française de
u maison » (à côté de celle de « cuisine », là où l'on a maison
« cuisine »), indépendamment de hôtel « hôtellerie, maison
somptueuse », que le français a transmis aux patois avec cette
seule sémantique — n'est-il pas, selon vous, et dans cette accep-
tion, la cause de l'impropriété d'hôtel « maison » patois ? — et
que les patois vont conserver, avec sémantique intacte, à côté
de maison « maison ».
Vu la synonymie de hôtel et de maison, « cuisine » tous deux,
ainsi que vous l'avez dûment constaté, — et dans des aires où
cet hôtel spécial et ce maison spécial se coudoient — nous vous
tenons quitte d'une explication double : il suffira, en effet, que
vous nous expliquiez, dune façon plausible, comment l'un ou
l'autre de ces mots a pu passer à la sémantique « cuisine », pour
que, nécessairement et fatalement, l'autre ait suivi sémantique-
ment.
Donc le problème que vous avez à résoudre est celui-ci :
Comment hôtel aboutit-il à « cuisine », et, si ce n'est pas hôtel
qui aboutit à « cuisine », comment maison aboutit-il à « cui-
sine » ?
Nous vous déclarons quitte également de nous démontrer
comment des parlers qui — maison et hôtel défaillant — avaient
perdu toute expression lexicale désignant la « maison » — absence
lexicale unique dans les parlers de l'univers entier — n'ont pas
eu pour tache d'en trouver une nouvelle ; car nous savons que
ces parlers se sont suicidés, ou, si vous préférez, ont passé la
main à la langue littéraire dans l'état d'irresponsabilité et d'im-
potence où ils étaient, après s'être depuis longtemps laissés
imprégner de la pensée littéraire sous leur costume patois.
===== Vous avez raison de réduire le double problème (hôtel,
maison > « cuisine »)à un problème simple (hôtel > « cuisine »
ou maison >» « cuisine »).
En effet, cette évolution sémantique de hôtel-maison > « cui-
sine » laissant à découvert « maison », ne peut pas venir des
deux à la fois indépendamment, contraire qu'elle est à celle
d'hôtel > généralement « hôtellerie, demeure somptueuse »,
I40 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
contraire qu'elle est à la nécessité éprouvée par les patois de
chercher un substitut à un « maison » défaillant, devant faire
opposition à « hôtellerie ».
Si l'évolution sémantique ne peut pas — ce serait bien le plus
étrange des hasards — venir à la fois de deux mots sans aucune
parenté phonétique, c'est que, de ces deux synonymes séman-
tiques, il y en a un qui évoluait à « cuisine » et que l'autre l'y
suivait fatalement. Est-ce le patois hôtel qui a amené le français
maison à « cuisine », ou, vice-versa, le français maison qui a
amené le patois hôtel à « cuisine » ?
Hôtel > « cuisine ». Le français apportant maison « maison »,
ce terme, conformément à la nature des parlers en présence, a
pu paraître plus relevé que le patois hôtel « maison » et faire
déchoir ce dernier à « cuisine », la « cuisine-salle à manger-
lieu de séjour de la famille-foyer » constituant la pièce princi-
pale de la maison paysanne.
Non ! Car hôtel est abandonné, parce que hôtel français apporte
l'idée d' « hôtellerie », contradictoire de hôtel « maison » patois,
que le patois va s'abandonnant au français, lequel maintient en
patois haut et ferme la valeur de « maison plus somptueuse que
celle du paysan », ne pouvant, au contraire, que favoriser le
u relèvement » sémantique de hôtel et non un « abaissement »,
sa restriction à une « pièce de la maison ».
Serait-ce que hôtel a été en collision lexicale avec autel ? De
même que poêle « pensile » est devenu « chambre où se trouve
le poêle » — on sait à combien de glissements analogues sont
sujets les termes désignant des pièces d'appartement — autel
« tablette placée en avant d'un four de boulanger (la voûte du
four ayant le nom de chapelle ». — D. G.) serait devenue
« cuisine », Y autel donnant effectivement et souvent dans la
cuisine, la « chapelle » formant annexe en dehors de la maison.
Non ! Car il faudrait supposer que cette disposition de Y autel
(par rapport à la « chapelle ») était commune à toutes les régions
dispersées où l'on dit hôtel « cuisine », et cela est peu probable.
Pour ma part, je ne connais guère cette disposition de l'autel du
four que dans la contrée que j'habite en été (Suisse) — où elle
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 1^1
est loin d'être générale d'ailleurs — et je ne me souviens pas de
l'avoir constatée ailleurs dans mes pérégrinations, et dans des
régions où il y a des fours de ménage.
Mon non catégorique repose — et cela me suffit — sur les
constatations phonétiques que, d'une part, hôtel « maison » a
disparu des aires où le maintien de Ys devant consonne le main-
tenait à l'écart d'autel — cette disparition ne s'expliquant que par
la même déchéance sémantique qui a affecté hôtel dans les aires
où la collision peut s'être produite — que, d'autre part, le méri-
dional ustal « maison » n'est jamais devenu « cuisine » — dira-
t-on que la substitution de « hôtel » à « cuisine » s'est arrêtée
à... une limite phonétique !
Si ce n'est point hôtel qui a subi — contrairement à sa tradition
française — une restriction sémantique en devenant « cuisine »,
c'est donc maison français qui l'a subie et qui, fatalement, l'a
réfléchie sur hôtel, son partenaire, son synonyme patois, de sorte
que tous deux, hôtel et maison, devaient aboutir à « cuisine » et
laisser ainsi vide de lexicalité toute sémantique « maison », un
vide que l'autorité du français va combler.
Mais comment maison aboutit-il à « cuisine » ?
Quand un mot français pénètre dans le patois, appelé qu'il est
par une nécessité lexicale (telle hôlel = « hôtel » et « maison »),
il y pénètre de plain-pied, est reçu à bras ouverts ; mais, bien-
tôt, l'étymologie populaire est là qui veille, fouille les mots
nouveaux venus et les métamorphose étymologiquement, séman-
tiquement. Un mot est entré dans un milieu autre que celui
d'où il vient : va-t-il s'accommoder à ce nouveau milieu ? En
dehors des modifications formelles qu'il est obligé de subir —
et qui peuvent être telles qu'il n'arrive que trop souvent à induire
en erreur les phonéticiens manœuvrant aveuglément — sa
sémantique variera presque infailliblement dans une mesure
plus ou moins sensible. Maison, entré en patois avec le sens pré-
cis de « maison » est devenu un blanc-seing que l'étymologie
populaire et paysanne a rempli ; et elle a mis à maison : « endroit
où est la maie ». Si maison est « endroit où est la maie », hôtel,
son synonyme patois, le représentant de maison dans l'esprit de
I42 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
ceux qui veulent parler patois, et non français, est, du même
coup « endroit où est la maie », c'est-à-dire <c cuisine ».
J'ai d'ailleurs l'intime conviction qu'il serait possible et facile
de démontrer phonétiquement (et non plus lexicalement, comme
nous allons le faire) que maison, même là où sa sémantique
« cuisine » n'est pas démontrable (Dordogne. par exemple) a
été interprété étymologiquement comme « endroit où est la
maie », autrement dit, que maison, sans devenir « cuisine »
était trouvé étymologiquement — « endroit où est la maie ».
Cette démonstration exigerait un volume.
Quoi qu'il en soit, je vois d'ici les haussements d'épaules des
étymologistes.
Certes, je n'aurais pas la témérité de proposer cette étymolo-
gie — comme je n'aurais pas eu la témérité d'intituler cet article
Réalités étymologiques — si je n'avais, à l'appui de mon explica-
tion, les dires des patois eux-mêmes, qui se substituent aux
miens, qui s'imposent à ceux que l'on pourrait inventer.
Ces patois révèlent leur sentiment étymologique, en voulant
apporter une médication à l'état équivoque de maison et à'hôlel
= « cuisine ». Maison = « pièce où est la maie » n'est pas
mon étymologie, c'est celle du peuple, et c'est pourquoi j'y
crois plus fermement qu'à une étymologie de savant : c'est l'éty-
mologie populaire qui compte dans l'évolution sémantique d'un
mot, et elle fait fi de l'étymologie des savants.
Pour que « cuisine » ne soit pas maison, pour que « cuisine »
ne soit pas hôtel, que la cuisine soit... une boulangerie (411), et
non un « endroit où est la maie », ce qu'est l'équivoque maison-
hôtel, que la cuisine soit un fournil (307), et non un « endroit
où est la maie », ce qu'est l'équivoque maison-hôtel.
Les sujets de M. Bruneau ne nous ont-ils pas dit : que la cui-
sine soit un logis plutôt que d'être un « endroit où est la maie »
et, en même temps, un « hôtel » ou une « maison » — en
attendant qu'elle soit une cuisine ?
Et nous allons voir plus loin d'autres créations sémantiques
non moins démonstratives de l'intolérabilité de l'équivoque
maison-hôtel « cuisine ».
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I43
Si maison « cuisine » est analysé par un synonyme boulangerie
(411), fait unique dans la Gaule romane, est-ce que « maie »
remplace par un synonyme boulangerie (450) r, fait unique dans
la Gaule romane, et se trouvant dans l'aire de maison-boulangerie
« cuisine », peut s'expliquer autrement que par la présence
d'une étymologie populaire s'exerçant sur maison = « cuisine » ?
Maie >> boulangerie ! Pourquoi cette évolution ne s'opère-t-elle
pas ailleurs que là où maison > boulangerie ? Est-ce que boulan-
gerie « maie » ne justifie pas maison « pièce où est la maie »,
et vice-versa ?
Est-ce que maie à boulanger (483) 2, également dans la même
aire, également unique dans la Gaule romane, ne marque pas
une étape dans la pensée à l'étymologie que l'on donne popu-
lairement à maison « cuisine », et ne justifie-t-il pas les deux pré-
cédents, comme il se justifie par eux ?
Ce n'est pas en un seul point que l'on dit boulangerie « cui-
sine », c'est en quatre points, distants les uns des autres (car
fournil de 307, lui aussi, est une « boulangerie ») ; et, dans l'in-
tervalle entre ces quatre points — jalons traçant une voie qui
va du Loiret au Finistère, et témoignant de l'étymologie popu-
laire de maison ou du rayonnement de cette étymologie — est-
il probable, possible que la pensée à cette étymologie puisse
n'avoir pas existé ?
Je n'hésite pas à prétendre que maison = « pièce où est la
maie » est une étymologie mathématiquement certaine. Si cette
étymologie du peuple trouve un contradicteur, que celui-ci
nous dise comment, dans, une aire maison a cuisine », et là
seulement, une cuisine et une maie ont pu devenir une boulan-
gerie, comment une cuisine : un fournil, comment une maie : une
1. Suivi d'un point d'interrogation, qui, dans la pensée d'Edmont, équivaut,
sans doute, à un point d'exclamation.
2. Maie à boulanger est géographiquement entre maie et pétrin : on pourrait
dire que maie y est un mot qui s'en va, et a de ce chef besoin d'un complé-
ment. Soit, mais pourquoi, dans ce complément, recourt-on à boulanger de
préférence à pétrir, comme ailleurs — et dans le voisinage immédiat de
pétrin ?
144 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
maie à boulanger — et non une maie à pétrir, une auge à pétrir,
comme ailleurs ?
C'est le français qui, par hôtel « hôtellerie », a privé le patois
de toute expression lexicale propre à désigner la « maison » et
lui a imposé, autoritairement, son état lexical. C'est le français
qui lui a imposé un cuisine, qui n'est pas plus patois — du moins
en tant que « lieu où l'on fait la cuisine » — que maison ne
Tétait, noyant toutes ses velléités d'accommodation à des états
transitoires.
Le patois, dans une détresse résultant d'un état équivoque, a
appelé maison français. Victime de sa perspicacité (?) étymolo-
gique, il l'a détruit sémantiquement, et, par contre-coup a
détruit aussi sémantiquement et lexicalement son propre hôtel. Il
n'a plus de « maison » autre que celui que lui offre, à nouveau,
le français, et auquel il va adhérer, renonçant à tout individua-
lisme lexical, en même temps qu'il adhérera aveuglément à hôtel
français.
Son « cuisine », lexicalement intolérable, à cause de son équi-
voque (— maison-hôtel), il ne peut se résoudre tout d'abord à
l'abandonner, comme il a fait pour hôtel et maison] car le fran-
çais cuisine lui paraît avoir une tare lexicale — patois il est.
patois il veut rester — ; et il va tenter par ses propres moyens,
ou par des moyens empruntés au français et qu'il croit suscep-
tibles de lui éviter son adhésion à un mot équivoque, des médi-
cations qui resteront sans efficacité, avant — là aussi — de pas-
ser la main au français cuisine.
C'est de ces médications inefficaces que nous allons parler dans
le chapitre suivant.
Que les phonéticiens tablent sur les formes patoises de man-
sionem, en tant que signifiant « maison », et de cocina, en tant
que signifiant « lieu où l'on cuit », pour nous montrer la
manœuvre des lois phonétiques dans l'évolution des mots latins,
nous leur dirons : vous nous faites prendre des...
Qu'ils tablent même sur le malheureux hôtel patois, sur le
respectable hospitale latin, nous allons voir que nous aurons à
leur opposer des fins de non-recevoir.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 145
IV. — LE FEU,
LE FOYER, VA FEU, LA TOA = « CUISINE ».
Ces quatre mots complètent les informations que nous donne
1 Atlas dans la carte cuisine. Les deux derniers ont un aspect rébar-
batit. Si je n'avais pas trouvé une solution satisfaisante aux quatre,
je n'aurais probablement pas cru devoir écrire cet article, ayant
perdu l'habitude de couper en deux les problèmes que posent les
cartes de l'Atlas.
Le feu « cuisine » n'est pas autre chose que le français
littéraire, je dirai même officiel, qui désignait et désigne encore,
quoique moins habituellement qu'autrefois, « le foyer, le ménage »
(un hameau de cinquante feux. N'avoir ni feu ni lieu). Ce mot,
de luxe en français, a été accueilli en patois comme un bienvenu,
pour trancher l'équivoque que présentaient hôtel « cuisine, mai-
son » et maison « cuisine, maison » — seul maison français
s'imposant au patois avec sa sémantique « maison », seul mai-
son a maison » étant admis sans contestation par les patois. Le
seul point où Edmont l'a rencontré est, dans le département des
\ osges, 76 : lofe m., avec la note « signifie bien la cuisine. »
Et qui vous dit que ce feu « cuisine » est te feu « foyer,
ménage » du français ? Ne peut-il pas être feu « feu » patois ?
= Je ne vois guère — réponse subsidiaire et provisoire —
comment feu « feu » pourrait arriver à signifier « cuisine ».
Mais, si feu « feu », selon vous, ne peut devenir en patois
feu « cuisine », comment feu « cuisine » peut-il supplanter /gw
« feu » ? Il y a là en somme un seul et même fait, tout aussi
peu plausible d'une part que de l'autre.
= Pas du tout :feu « feu », selon moi, ne peut devenir feu
« cuisine » ; mais, si en français feu « cuisine » (« foyer, ménage,
famille ») s'impose au patois en détresse lexicale, celui-ci l'accepte
sous la responsabilité du français, auquel il obéit docilement,
qui est hors concours, comme le sont les membres d'un jury.
I46 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Le français a bien fait naître feu « cuisine » de feu « feu ».
Pourquoi le patois n'en ferait-il pas autant ?
= Feu « cuisine » a-t-il une existence populaire en fran-
çais ? Non ! A-t-il supplanté quelque autre « cuisine » ? Non !
Qui a-t-il détrôné ? Personne ! Il n'a qu'une existence littéraire
officielle, qui s'est trouvée inutile, de luxe, applicable seulement
dans des cas d'urgence spéciale où cuisine était impropre (cf.
le hameau a trente cuisines et le hameau a trente feux). Il est
d'ailleurs .bien plutôt un accessoire de ménage que de cuisine, et
c'est le point 76 qui, en réalité, en fait une « cuisine ». Ce
qui a fait sa fortune au point 76, c'est le besoin urgent qu'en
avait ce point pour détruire la synonymie intolérable de maison
et hôtel, tous deux = « cuisine ». Objet de luxe ou accessoire en
français, il devient, au point 76, objet de première nécessité. Les
patois « ne se payent pas » des mots de luxe. Seuls le font les
parlers littéraires ou les parlers qui veulent les « singer » (le
provençal de Mistral, par exemple).
Comment se comportait-il alors vis-à-vis de feu « feu »
patois, avec lequel il devait nécessairement se confondre ?
= Ils étaient absolument homonymes, et si cette homo-
nymie témoigne bien du pressant besoin que l'équivoque maison-
hôtel = « cuisine » avait fait naître, l'existence exceptionnelle de
feu « cuisine » témoigne, de son côté, de l'imperfection du
remède qu'il apportait à l'équivoque. Comment tolérer leur con-
comitance ? « Va au feu allumer le feu ». « Il y a le feu au feu ».
« Le feu a pris au feu » '. L'imperfection de cette substitution a
dû se manifester bien vite, et c'est feu « feu » qui dut céder la
place à feu « cuisine » — en attendant que le français cuisine,
dédaigné d'abord à cause de son équivoque, vienne relever de
ses fonctions l'indésirable remplaçant. C'est, en effet, feu « feu »
patois qui apparaît sous une forme française à peine masquée,/^,
tandis que la traduction patoise de feu « ménage-foyer », le vrai
patois venu de focum latin, se prélasse encore dans la sémantique
1. Cette intolérabilité était, à la vérité, moins accentuée, mais cependant
bien trop encore, à l'époque où nos foyers avaient un feu permanent qu'on
n'avait qu'à « aviver ».
REALITES ETYMOLOGIQUES I47
de « cuisine ». Il n'y a donc pas de doute possible à avoir sur
la postériorité chronologique de/2 « cuisine », qui se comporte,
au point 76, comme je < jocum, et sur l'antériorité défi « feu ».
FI 0 cuisine » est le seul représentant autochtone de focum. Il
va disparaître, chassé par cuisine « cuisine » français, ne laissera
plus derrière lui qu'un feu « feu », patoisé du français et faisant
tache avec le mot jocum qui, dans ce môme point 76, est régu-
lièrement je ; car il est bien improbable, sinon impossible, que
feu « feu » patois puisse rejoindre une tradition phonétique per-
due, cacher ainsi aux yeux des phonéticiens, et pour toujours,
l'escapade que feu « cuisine » lui a imposée. C'est dans feu « cui-
sine » mot de sémantique française qu'il faut aller chercher le
produit phonétique de focum, et non dans feu « feu » qui ne
représente qu'une forme estropiée du français.
Et c'est ainsi alors que se forment les exceptions phoné-
tiques dans un patois ?
- C'est ainsi, entre autres manières, que se forment les excep-
tions phonétiques, et des exceptions dont les raisons d'être échap-
peront toujours aux phonéticiens non avertis par la géographie
linguistique.
L'éphémère fe « cuisine » du point 76 est exactement le pen-
dant de l'éphémère logis « cuisine », relevé par M. Bruneau : ce
logis est apparu, lui aussi, comme moyen thérapeutique propre
à lever l'équivoque que maison- hôtel = « cuisine » avait fait naître,
et avant que le littéraire cuisine « cuisine » ait été accepté par le
patois — cuisine d'ailleurs, ainsi qu'il a été dit, équivoque, lui
aussi, puisque = « préparation des aliments » et « lieu où on les
prépare », mais accepté sans responsabilité patoise, sous la dicta-
ture du français.
Comme fe, logis « cuisine » disparaîtra, et les phonéticiens,
ignorant son escapade dans la sémantique « cuisine «, diront,
sans doute, de M. Bruneau : « A-t-il bien saisi la pensée des gens
qu'il interrogeait ? N a-t-il pas enregistré simplement une impro-
priété individuelle, dont il serait inconcevable qu'elle se fût pro-
pagée et enracinée dans un groupe humain de quelque impor-
tance ? »
I48 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Le terme littéraire feu « ménage-foyer », terme particu-
lièrement officiel, terme de statistique, de perception, est-il vrai-
ment de ceux qui parviennent à la connaissance de parlers éloi-
gnés et que ceux-ci soient susceptibles d'adopter, lorsqu'ils sont
en détresse lexicale ?
= Ce terme officiel, de « perception » et de statistique, qui
conçoit le feu de la cuisine comme base propre à déterminer la
famille, l'ensemble de biens immobiliers, la « maison », Y « hôtel »,
est d'un usage courant, actuellement plus courant encore à la
campagne qu'à la ville : « il y a trois feux par maison, ils ont
payé tant par feu » (Odin) ; et la locution « il n'a ni feu ni lieu »
(locution très répandue et conservée intacte, bien que lieu soit
souvent inusité en dehors de cette locution) n'est pas pour faire
oublier/^ « lieu où l'on cuisine, où l'on mange, où l'on est en
famille », opposé à « lieu où l'on couche ».
Feu « ménage-foyer » a un synonyme parfait, qui est
foyer, et qui pouvait tout aussi logiquement servir à lever l'équi-
voque de maison-hôlel cuisine ».
= Aussi y a-t-il servi, et dans la même mesure : au point
971, dans le voisinage d'un point (992) qui a maison « cuisine »,
la « cuisine » porte le nom de foyer. Cette dénomination, prê-
tant à équivoque, remplaçant une équivoque par une nouvelle
équivoque, a la même origine que feu, logis « cuisine », la
même situation géographique par rapport à maison-hôtel, le même
caractère éphémère et de relique dans une aire autrefois plus
étendue, peut-être illimitée dans le domaine de la langue d'oui,
et elle aura aussi le même sort, « retournera dans ses foyers ».
Et qu'est alors afeu, qui semble être apparenté à votre
feu « ménage, foyer », et dont Va initial nous paraît alors bien
rébarbatif?
= Afeu, en deux points immédiatement voisins, = afu 41,
ofu 31, a une origine tout autre que feu et foyer , mots littéraires
ayant pénétré dans le patois.
Phonétiquement correct (41, 31 : fu « feu »; 41 : amodyé
« amodier «,31 : omudyè « amodier » ), il est patois, a une origine
locale, ne vient pas du français — quoiqu'il puisse s'être inspiré
de feu français — qui ne possède pas afeu, et il est : à feu.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 149
L'a feu ? Singulière formation !
= Pas singulière du tout, fort compréhensible au contraire,
et, avant tout, d'origine absolument certaine, bien en place là
où elle est. Voici pourquoi elle est certaine : à feu est du genre
que Ton veut, il est masculin au point 31, il est, tout à côté,
féminin au point 41 — il ne saurait y avoir de doute à cet égard,
puisque « cuisine » figure dans la phrase « la cuisine est trop
étroite et obscure », qu'au point 31 le sujet a répondu « trop
étroit et sombre » à quoi Edmont ajoute que la forme féminine
d'« étroit » est foret, et au point 41 Fafu ï Irû etreta e sabra.
A feu serait-il féminin s'il venait de feu ?. Serait-il, en deux points
comtois immédiatement voisins, tantôt féminin, tantôt masculin,
s'il s'agissait d'un mot complet ?
Et s'il n'est pas complet, c'est qu'il implique un mot sous-
entendu, c'est que afeu est = ... à feu, c'est que ces points dont
je fais précéder à feu représentent un mot tantôt masculin, tan-
tôt féminin.
Et ce mot, se peut-il qu'il soit autre chose que hôtel masculin,
maison féminin ? Se peut-il que Yà feu soit autre chose que : hôtel
à feu et maison à feu ?
Si je disais en français Va manger est faite, ne serais-je pas assu-
ré que à manger est pour la salle à manger ? Si je disais le toilette,
ne serais-je pas assuré que j'ai affaire à cabinet de toilette ? Ne
disons-nous pas le vapeur pour le bateau à vapeur ? N'hésitons-nous
pas entre la Tour aine est arrivée à New-York et le Touraine est
arrivé à New- York}
En effet, nos deux patois comtois se montrent plus habiles
thérapeutistes que le vosgien du point 76, ou le patois 971 des
Hautes-Alpes. Ceux-ci se suicident, les comtois pouvaient se
sauver et tout sauver : « va faire le feu à l'afeu ».
= Plus habiles thérapeutistes! Détrompez-vous! Leur médi-
cation, dans leur ambiance géographique du moins, ne valait
rien. L'état neutre du genre de ce mot, état qui a rendu indubi-
table notre explication par ... à feu, va causer une crise lexicale
qui doit nécessairement aboutir à la mort.
L'afeu, puisqu'il est soit féminin soit masculin dans la région,
150 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
est-il donc la feu « le feu » — l'article féminin est la aux points
31 et 41 ? Vais-je transformer le feu en la feu, parce que je dis
Vafeu « la cuisine » ? Belle avance que ce barbarisme : j'aurais la
feu = « le feu » et « la cuisine » (chute de Cbarybde en Scylla,
évitée au point vosgien 76, comme on Ta vu). Qu'il est difficile
de s'entendre à deux ou trois kilomètres de distance !
Vofu sortirait indemne de la confusion, si toutefois, au
point 31, l'article défini n'est pas lo, et si, en ce point, nous ne
tombons pas dans une confusion de lo fu « la cuisine » avec lo
fu « le feu », contre-partie de lafu « feu » et « cuisine ».
= Le point 31 n'y tombe pas : son article défini est au
masculin lu, ce qu'il est aussi au point 41. On y aurait donc ht
fu « le feu » et Vofu « la cuisine ».
Mais, dit le point 31, ne dit-on pas dans la région aussi Yafu,
qui est pour moi la feu « le feu » ? Et mon .., à feu n'est-il pas
« maison à feu » aussi bien que « hôtel à feu » ?
Après avoir vu l'ambiance géographique au nord (41), où afu
est féminin conformément au genre de maison « cuisine », voyons-
la maintenant au sud immédiat du point 31, où ofu est masculin
conformément au çenre à' hôtel « cuisine ».
Vous allez, sans doute, nous parler du quatrième des
mots qui figurent en tête de ce chapitre, de la toa « cuisine » ?
= Et vous dire que ce la toa « cuisine » est de tout autre
nature quoique contigu au point 31.
Ce qui ne sera pas pour nous persuader de la justesse
de vos observations dans un territoire où l'Atlas signale bien la
présence de hôtel « cuisine », mais non pas celle de maison « cui-
sine », alors que vous tablez sur sa présence pour expliquer #/W/
féminin.
=== En effet, je vous concède que, dans la région comtoise,
il n'y a, selon l'Atlas, pas trace de maison « cuisine ». Je démon-
trerai qu'il y a existé.
Vous doutez de sa présence, sur laquelle je me base cependant
pour expliquer la neutralité générique de afeu : la toa « cuisine »
va prouver cette présence par son intime mélange de masculinité,
qu'il tient $ hôtel, et de féminité, qu'il tient de maison.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 5 I
Mais, pour appuyer mou explication de afeu « cuisine », pour
préparer à celle de la toa que j'ai à donner, et qui pourrait, par
sa singularité ne faire qu'accroître vos doutes, au lieu de les
détruire — quoique j'aie en réserve d'autres preuves plus pro-
bantes à vos yeux et empruntées à des points voisins — per-
mettez-moi, tout d'abord, de vous rappeler les faits exposés au
chapitre II, en tant qu'ils ont trait à la présence géographique
simultanée de maison « cuisine » avec hôtel « cuisine », et de cher-
cher à vous montrer que, même là où maison « cuisine » n'est
pas attesté à côté de hôtel « cuisine », les parlers portent
encore des traces — plus ou moins discutables — de leur
concomitance. Et alors, nous ne serons plus surpris de la cons-
tatation que nous aurons à faire dans la Franche-Comté et
qui est celle-ci : la Franche-Comté, où maison « cuisine » est
absent, selon l'Atlas, est la région gallo-romane où sa présence
est la plus marquée, la plus certaine.
Dans la moitié orientale du gallo-roman, en général, hôtel
« cuisine » s'est mieux conservé que dans la moitié occidentale,
où, sauf à Collinée (Côtes-du-Nord), on ne trouve que maison
« cuisine » — rappelons que dans le voisinage de Collinée on a
encore hôtel « maison »'. Cependant — pour nous rapprocher
de la Franche-Comté, où maison « cuisine » est absent — en
Suisse, et dans les vallées italiennes, nous avons maison « cuisine »,
côte à côte avec hôtel « cuisine ». En Wallonie, nous avons un
hôtel « cuisine » contigu à un maison « cuisine ».
Si l'Ouest de la langue d'oui, où la cuisine est devenue boulan-
gerie, ne nous offre qu'exceptionnellement hôtel « cuisine », cette
exception est suffisamment démonstrative du fait qu'autrefois
hôtel a été aux prises avec maison dans la valeur sémantique de
« cuisine ».
1. Encore dois-je avertir le lecteur que, lorsque, à Plancoét et à Pléboulle
je demandais maison et que l'on me répondait par hôtel, il se peut que l'on pen-
sait me répondre à maison « cuisine », et que j'aie ainsi obtenu en réalité
hôtel « cuisine ». Le questionnaire d'Edmont ne l'exposait pas à être dupe de
cette confusion ; car Edmont a posé la question couvrir une maison., et l'on ne
couvre pas une cuisine.
152 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIOJJE VERBALES
Si la sémantique à détruire était identique partout (« cuisine »
exprimé par maison et hôtel), les deux agents destructeurs (maison
et hôtel') ont exercé diversement leur pression sur elle. Il est natu-
rel que hôtel « cuisine », plus essentiellement patois que maison
« cuisine » soit prépondérant dans des parlers patoisants (Est),
bien que ce soit maison (et non hôtel) qui ait fait aboutir étymo-
logiquement « maison » à « cuisine ». « Cuisine » est revêtu de
sa lexicalité originaire maison dans les parlers les plus parents du
français, grâce à cette parenté même, s'afflrmant par la forme du
mot, et non par sa sémantique. L'Est garde le reflet étymologique
de maison « cuisine », en vertu de son caractère plus patoisant.
L'Ouest a l'étymologique maison « cuisine » lui-même, grâce à
sa plus grande parenté formelle avec le français littéraire —
« appeler nos cuisines maisons, passe encore, mais hôtels ! » —
Il n'y a nullement antinomie entre l'Ouest et l'Est, pas plus qu'il
n'y a antinomie entre maison « cuisine » des vallées italiennes
— où il dénote, sans doute, le premier contact avec le français
maison, soumis à l'examen étymologique, et non, comme à l'Ouest,
un maison « cuisine » résultant d'une suprématie de maison sur
hôtel, imposée par le français.
En Picardie, comme maison « cuisine » en Franche-Comté,
hôtel « cuisine » a totalement disparu, à en croire l'Atlas. On
peut cependant, avec beaucoup de vraisemblance, établir sa con-
comitance avec maison « cuisine », concomitance nécessaire
pour expliquer l'emprunt de maison fait au français, con-
comitance existant, en réalité, partout ailleurs, avec prédo-
minance de hôtel à l'est, avec prédominance de maison à
l'ouest et au nord, et qu'il importe de démontrer en Picar-
die et en Franche-Comté, si possible, quoique, à la rigueur,
elle se laisse déduire des constatations faites dans les autres
régions.
Saint-Pol est en plein centre de l'aire picarde maison « cui-
sine » où hôtel n'est attesté ni comme « cuisine », ni comme
« maison ». Dans la banlieue de Saint-Pol, on dit otê pour « autel »
(comme on y dit se pour « sel » et té pour « tel »). Ce mot est
masculin ; mais sous sa forme concurrente, française, otel,... il
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 5 3
est féminin. Hôtels, dû y être Oté, et être l'homonyme parfait de
oté « autei ». Tous deux, sous la forme française otel deviennent
féminins. Le se « sel », en devenant à Saint-Pol-ville sel, concur-
remment avec l'ancienne forme se, ne devient pas féminin pour
avoir subi la même transformation phonétique que autel et hôtel.
C'est, me dira-t-on, que autel et hôtel commencent par une
voyelle, et que, de ce chef, ils pouvaient changer de genre comme
âge, orage, ouvrage, qui deviennent féminins à Saint-Pol —
remarquez que ce sont des mots présentant la même terminai-
son. A cela je réplique : 1) il est singulier que, sous sa forme
ancienne oté, « autel » n'ait pas changé de genre, et, pour ce
faire, ait attendu qu'il fut otel ; 2) il est singulier que, contraire-
ment à 20, 30, 40 autres mots masculins commençant par la
même voyelle, et pouvant, par conséquent, devenir féminins
aussi bien qu'autel et hôtel, seuls, ou à peu près seuls, ce sont
deux homonymes qui changent simultanément de genre, l'un
seulement à la condition qu'il devienne réellement homonyme
de l'autre — peut-être même pourrais-je y ajouter hôpital que
e beaucoup font du féminin », contrairement au genre qu'ont
habituellement les mots eu-al.
Il me paraît que aulê « autel » est devenu autel, parce que
hoté — sans doute, lors du rétablissement de maison exclusive-
ment « maison » et parallèlement à la refrancisation sémantique
de celui-ci — devenait hôtel, que autê devenant autel n'avait
aucune raison plausible pour devenir féminin, que, s'il est devenu
féminin, c'est parce que hôtel l'était ou le devenait, et que hôtel
l'était ou le devenait, parce qu'il était en concomitance avec mai-
son féminin.
Je crois que le changement de genre provient, en majeure par-
tie, de parentages lexicaux que l'étude historique des mots est
appelée à révéler (cf. le lombre, le lierre de mon premier article).
Aussi bien — et ce qui précède était une introduction à ce
que nous allons voir — ce qu'est, selon moi, hôtel « cuisine »
féminin en Picardie, par rapport à maison « cuisine », la toa « cui-
sine » l'est par rapport à maison « cuisine », en Franche-
Comté. Nous allons voir que la vraisemblance constatée en
154 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Picardie d'un hôtel féminin sous l'influence d'un maison féminin
— mon argumentation n'a pas été convaincante, je l'avoue, mais va
être confirmée par le chapitre VII — devient, en Franche-Comté une
réalité absolument certaine et démontrée diversement par plu-
sieurs points.
La toa du point 939 a pour voisins immédiats aio (40) et eta
(30). Si ces formes de hospitale sont phonétiquement correctes
quant à leur syllabe accentuée — elles sont conformes à so et à
sa féminins « sel » — , le phonéticien le plus habile ne parvien-
drait pas à faire remonter directement au latin hospi leur syllabe
initiale, qui, dans les formes de cette région, est le produit faus-
sement interprétatif des formes de parlers voisins : c'est ainsi que
hospi aboutit à e au point 30 , parce que sa forme leea « lait »,
par exemple, correspond à celle de lasé du point 40. Hospi ne
donne pas plus régulièrement e ou a que hos ne donne réguliè-
rement Ye de epetô vaudois=- « hôpital ». Atoeteta ne représentent,
en fait de latinité, que -taie. N'avons-nous pas vu que hospi et
hos sombraient totalement dans les formes tœ du wallon et sto du
midi ? Ces formes anormales sont le prélude de son naufrage. Il
ne fallait pas s'attendre à une régularité phonétique de la part
d'un mot qui s'en va, et aux dernières convulsions duquel nous
assistons. Cela d'autant plus qu'il était isolé, sans famille dans
les patois de la langue d'oui ' — ce qui n'est pas le cas à'ostal
1 . Grâce à ses dérivés et à la circonstance que ies parlers du Midi sont
d'essence moins exclusivement vulgaire, le provençal oustal a pu absorber la
sémantique française entière d'hâte], non sans dommage d'ailleurs pour la clarté
de la langue (cf. oustalié de Mistral, qui est plus ou moins revêche a l'acception
d' « hôtelier » — « aubergiste) plus usité » — , à côté de « casanier, familier »,
à quoi on peut ajouter tous les sens signalés par le dictionnaire de Lévy).
En 1885, je recevais la communication suivante, à la suite d'une demande
que j'avais adressée à un journal politique de Paris, pour obtenir des rensei-
gnements sur les journaux de province qui publiaient parfois des articles en
patois. L'écriture me montre qu'elle émanait d'un vieillard, et ce vieillard
parlait sans doute en connaissance de cause.
« L'un des plus célèbres, Jasmin, le coiffeur d'Agen, n'était même pas com-
pris dans son pays, sous le rapport du langage. Son plus grand succès fut à
Paris, où les poètes célèbres, entr'autres Lamartine, se figurèrent qu'ils le com-
prenaient. »
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 155
méridional (ostalier « casanier » p. ex.) à en croire Mistral —
qu'il mourait et revivait sous une forme calquée, plus ou moins
adroitement, d'après un parler voisin, à en juger par la variabi-
lité de son premier élément.
Vu cet état de hospitale, la ton peut s'expliquer de deux
manières.
Si, au point 939, on a eu Vuto de hospitale, comme on l'a au
point 23, par exemple, et comme il semble qu'a été sa forme
régionale, sa forme rapprochée du latin, et la plus phonétique en
cette région, Yuto a été considéré comme étant = lu to, sépara-
tion d'une possibilité imminente, puisque l'article défini mas-
culin est In au point 939. Alors, son partenaire lexical maison
« cuisine » lui a imposé son genre — nous allons voir que hôtel
est féminin dans l'entourage du point 969 ; il est féminin au
point 30 notamment (età). Il en résulte la to ; mais la to n'est
pas une forme féminine habituelle au point 939, qui a la finale
a comme représentant de IV féminin français. Il prend la termi-
naison féminine a. Donc : la toa. Telle est l'explication qui, je
crois, peut seule convenir à la toa autochtone.
Mais — nous l'avons vu ci-dessus à propos des formes qui sont
censées représenter hospi — il se peut que la toa ne se rattache
que plus indirectement à hospitale, que hospitale ait disparu
de ce point, pour y revivre calqué sur un modèle voisin. Dans
ce cas, le point le plus rapproché, le point 40, nous donne une
solution, en quelque sorte toute préparée pour se substituer cà la
première, dont elle ne fait d'ailleurs que confirmer la nature.
L'ato du point 40, et qui est du genre masculin, sous l'influence
de maison féminin, est considéré par le point 939 comme étant
la to féminin, et, comme au point 40 le représentant de Ye fémi-
nin du français est cà peine sensible ( a d'Edmont), mais qu'il est
nettement perçu et transcrit par Edmont au point 939, il en
résulte la toa, comme dans notre première explication. C'est
ainsi — je prends intentionnellement un exemple de mot
évidemment savant — que le point 40 dit tortu (— tortu« ?),
mais le point 939 tortuva « tortue ». Quoi qu'il en soit de la
valeur respective de nos deux explications, il me paraît indubi-
15e PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
table que c'est sous l'influence de maison a cuisine » qu'est né le
féminin la toa « cuisine », qui, autrefois, a sûrement existé, au
point 939, sous une forme moins tourmentée de hospitale.
V. — CULOTTE > CULOT. EXTENSION DE L'AIRE
AT-OT-ATTE-OTTE
Dans la petite aire jurassienne comprenant les points 40 et
939, hôtel est féminin au point 939 {la toa), comme il est fémi-
nin au point voisin 30 (eta) ; il est masculin au point 40, dit
expressément Edmont. Hôtel, avons-nous dit, y est devenu fémi-
nin dans sa concomitance avec maison, tous deux signifiant
« cuisine ». Un mot y est donc capable de changer de genre,
uniquement parce que son concurrent sémantique a un autre
genre que lui ! Ce cas spécial d'un changement de genre, est-il
un fait isolé dans cette aire ? Un examen détaillé de ces deux
points nous a révélé un cas absolument identique, un cas qui ne
se retrouve qu'en ces deux points.
Comme la maison a succédé à Yhôtel et lui impose son genre
féminin, de même le pantalon, qui a succédé à la culotte et est en
train de l'effacer de la langue, lui a imposé son genre — et ici
il fallait une action analogique se traduisant par un effort plus
violent (un changement de suffixe), ce qui ne fait qu'augmenter
la valeur démonstrative de notre pendant à la toa. Pantalon a
fait de culotte un culot masculin, je dis un culot, quoique cette
forme-même n'existe pas ; mais, si elle n'existe pas — peut-être,
parce qu'elle ne saurait coexister avec de nombreuses acceptions,
parmi lesquelles le lecteur n'aura qu\à choisir, vu qu'elles sont
tout aussi efficientes d'intolérabilité les unes que les autres —
elle existe masquée par un état phonétique, dans lequel on avait
indistinctement soit at — c'est la forme culat que l'on a aux
points 40 et 939 — , soit ot et dont les formes féminines étaient
soit atte, soit otte. Or, nous connaissons, par une étude précé-
dente, et cette aire et sa nature. C'est celle que nous avons appelée
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 157
Taire atte-otte, et ces suffixes alternent au point qu'ils pro-
duisent une divergence que nous ne pouvons mieux caractériser
que par ce que nous trouvons au point le plus rapproché de
notre culat « pantalon ». C'est le point 64, qui, tout en disant
essolie « abeille », dit culatte « culotte » — pomme et pomme de
terre, tandis que ses associés phonétiques et lexicologiques disent
pommât le « pomme de terre » (74, 73, 72).
Le point 64 l montre d'une façon évidente à nos yeux que
faire atte-otte-oi-ot est une aire en retrait, ce qui nous permet de
conclure que les points intermédiaires entre 40 et 64, c'est-à-dire
52 et 51 (qui ont, entre parenthèses, le français abeille
« abeille » (!) et l'intrus méridional aveille « abeille » !) ne
peuvent nous obliger à reconnaître en eux une barrière infran-
chissable entre l'aire à laquelle appartient 64, et où l'on a culatte
« culotte », et l'aire 40, 939, où l'on a culat masculin « culotte ».
Culat « culotte » est-il autochtone ? J'aurais, à priori, la plus
grande répugnance à y voir un emprunt à quelque point, plus
ou moins éloigné, ...qui n'existe pas, selon l'Atlas. Le culat des
points 40, 939 représente donc un culot, une masculinisation de
culatte-culotte, l'équivalence parfaite de ces formes culatte et
culotte étant établie par le fait de l'alternance constante de atte et
de otte, de at et de ot masculins en patois, et, d'autre part, par la
présence constante de culotte français dans tous les alentours. Les
points 40 et 939 ont donc appartenu autrefois à l'aire atte-otte-at
ot.
Le point 40, à côté de son culat « culotte », qui est senti
comme = culot, a un ato « cuisine » masculin, qui (vieux mot
disparaissant et réclamant un renouveau), comme culot (mot
nouveau et qui veut vivre comme hôtel veut revivre), a un ato,
dis-je, qui pourrait être apparu comme étant = atot. Non : son
0 final est fermé, comme l'est celui de so « sel », il est masculin,
comme afeu voisin est masculin, donc il est vraisemblablement
(hospi)tale et est masculin de par son origine étymologique.
1. Culatte << culotte » se retrouve aux points 170, 57, et, avec le son inter-
médiaire a aux points 150, 69, 53.
I58 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Mais, si ato du point 40 ne s'authentique pas comme étant
hôtot, le point 10 (Saône-et-Loire) va s'authentiquer comme étant
hôtot. Il est uto, qui est masculin. Ce genre nous surprend ; car
les trois points du département du Jura qui ont hôtel « cuisine »
l'ont féminin, et le Jura sépare le point 40 du point 10 ; mais —
et ceci est bien plus grave pour un rattachement à hospitale —
la syllabe accentuée est en contradiction flagrante avec le produit de
salquiest^ (féminin). Son 0 fermé s'explique comme final dans
un mot isolé (pôl, mais pot au feu), et il est remplacé au point
voisin 22 par un couvert, en contradiction avec Yo fermé de sal
du même point. Il est hôtot et non hospitale. Son genre mascu-
lin, le tient-il de hôtot, ou le tient-il de hospitale ? Il le tient
plus vraisemblablement de hôtot que de hospitale, les trois points
du Jura (y compris le point 22 qui peut avoir, lui aussi, hôtot,
quoique féminin) ayant le genre féminin. Quant à sa syllabe
initiale u — il en est de même de a (40), de e (30), de œ, etc. —
elle n'est qu'un décalque primaire, secondaire ou tertiaire de
syllabes initiales, toniques ou protoniques, ayant cours dans les
patois de la région .
Le point 10 était autrefois en pleine aire at-ot-atte-otte, et il
n'a gardé, de cet état phonétique, que les témoins que son retour
à l'état français lui laissait pour compte : son uto « cuisine » ne
pouvait plus devenir hôtel ou hôtet « cuisine », son pulo « coq »
ne pouvait pas devenir poulet « coq » (!) ; son n^iybt « oseille »,
que pouvait-il bien devenir, tandis que « omelette », « allumette »,
etc. rentraient docilement au bercail ?
Il s'ensuit que :
1) Coulât — il est bien temps que je révèle la forme réelle
des points 40 et 939 sous laquelle s'est cachée jusqu'ici ma forme
schématique culot — est le mot cul traité analogiquement comme
en protonique l -j- le suffixe at, qui n'est pas le suffixe ittum, et
qui devait être ot, auquel on a préféré — probablement pour
I. C'est ainsi que « cul » est ku-tyit partout, mais qu'il a les dérivés keulotte,
kolatte. Coulât est donc la masculinisation de coulatte. Insensible en français
moderne {queue > queuter), l'alternance de la syllabe protonique avec la
syllabe tonique est parfois sensible en patois.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 5 9
éviter des homonymes — le suffixe at, ai et ot "alternant sans
différence sémantique.
2) uto du point 10 n'a de hospitale latin que le son /. Sa
syllabe initiale ne répond que secondairement, tertiairement ou
quaternairement à hospi latin ; quant à sa syllabe accentuée,
elle est le suffixe patois ol-at, dont les formes alternent sans diffé-
rence sémantique aucune. Ce point 10 n'est sûrement pas le seul
de son espèce. Le sort misérable, réservé à hôtel « maison »
patois ne se serait certainement pas aussi facilement accompli,
s'il n'avait été un mot isolé, sans famille .
Quoi qu'il en soit, si maison « cuisine » n'avait pas existé dans
notre aire jurassienne, hôtel n'y serait pas devenu un mot fémi-
nin. Ce n'est pas cuisine qui a pu le faire changer de genre,
puisque les patois à hôtel « cuisine » ne connaissent pas encore
ce mot (du moins dans son sens « pièce où se fait la cuisine »)
et que les autres ont hésité à l'admettre. Mme Odin ne se refuse-t-
elle pas à lui accorder droit de cité à Blonay, côte à côte avec oto
« cuisine » ? 1) L'aire jurassienne serait, je crois, la seule région
des territoires observés où maison n'aurait pas passé par l'accep-
tion de « cuisine ». 2) Vafu féminin serait-il = cuisine à feu (!)?
3) Maison « cuisine » valaisan serait inexplicable, dans le voisi-
nage immédiat à' hôtel « cuisine ». D'où lui viendrait son accep-
tion, sinon du bas pays ? La situation géographique de maison
« cuisine » est, on le voit, bien conforme à celle de mouchette
« abeille ».
Je ne crois pas que les matériaux mis en œuvre ici soient de
nature à entamer la confiance que nous avons mise dans les rele-
vés d'Edmont. Je ne puis malheureusement pas en dire autant
de son copiste : par une négligence, que, fort heureusement,
tout travailleur sérieux aurait réparée, je n'ai pas fait moins de
quatre fautes, en faisant suivre hôtel, aux points 30, 42, 23 et 22,
de la mention m (= masculin). Dans ces quatre points, hôtel est
féminin, ainsi que le montrent les adjectifs de la phrase la cui-
sine est trop étroite et trop obscure. C'est sur l'épreuve de la carte, et
non sur ma copie, que l'erreur s'est produite. Après avoir, dans
mon manuscrit, soigneusement distingué les notations d'Edmont
léO PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
lu to de l'uto, et constatant sur l'épreuve l'absence du genre, j'ai
donné à hôtel son genre ancien, et sans me souvenir que le mot
cuisine figurait dans une phrase me permettant d'en contrôler le
genre. Je ne me doutais guère qu hôtel pût être féminin, et que
la toa était une forme de hospitale.
Culat ne pourrait-il pas avoir été emprunté ?
= Emprunté à qui ? A des patois qui ne l'ont pas ?
A des patois qui l'ont perdu.
= Qui l'ont perdu pour quel motif ? Culat ne pouvait être
perçu comme = « culotte » que dans des parlers où les suffixes
atte-otte, at-ot sont vivants, signifient « tenant de, ayant traita »,
et ce culat aurait disparu là où il était étymologiquement per-
ceptible et perçu, et il serait resté là où — seul de son espèce —
il n'est plus étymologiquement perceptible et perçu, alors que
culotte l'est parfaitement ! S'il est resté aux points 40 et 939, c'est
précisément parce que tous les autres mots en at-ot et atte-otte
faisaient retour à -et et à -ette. Coulât seul ne pouvait faire retour
à ..culet « culotte ».
Le français les autorise à retourner
d'elmat ou d'elmot à elmette,
de subya ou de subyo à subyet (« sifflet ») ;
le français les autorise-t-il à retourner
de culat ou culot à .. culet « culotte »,
diminutif réel ou caritatif de cul ?
Ni culet, ni culot : on ne passe pas ! Pensée littéraire sous un
masque patois. Le français littéraire a condamné à l'immobilité
les points 40 et 939, et leur interdit l'évolution vers lui en ce
mot culat . S'ils le veulent, qu'ils le gardent sous sa forme d'au-
trefois, mais il n'y a pas de place pour lui à côté de subyet
< subyat, à* elmette <C elmatte, d'omulette <C omulatte.
Jetez un coup d'œil sur les cartes représentant les mots en et-
ette du français — à défaut de tous ceux qui ont at-atte en patois,
sans équivalent d'et-ette en français — vous verrez de suite que
l'aire actuelle de at-atte-ot-otte, telle que nous la présente mou-
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES l6r
chatte-mouchotte-essatte-essotte « abeille » \ ne représente pas le
tiers de ce qu'elle a été autrefois, qu'elle est, de toutes parts,
entourée d'une zone, où les suffixes patois s'égrènent, et, en géné-
ral, en raison directe de leur aptitude à être convertis en leur
forme française correspondante.
Dans la conversion au français qui se produit en cette zone —
vous me pardonnerez de prendre comme exemple un mot dont
j'ai en longuement à parler, et sur la nature duquel cette zone
vient apporter une singulière confirmation de ma thèse — mou-
chatte-mouchotte « abeille », qui y a existé sûrement, puisque la
présence de ce type lexical ne saurait avoir été confinée à l'ori-?
gine seulement dans Taire atte-otte, puisque, d'ailleurs, tous les
pariers gallo-romans à l'est de Paris l'ont eu, mouchatte-mouchotte,
dis-je, devait se convertir en mouchette. Or, si ce mouchette con-
verti n'existe en aucun point de la zone de conversion, n'est-il pas
mathématiquement démontré que mouchette, en tant que « abeille »,
mais apparaissant comme « petite mouche », était banni de tout
parler français, et qu'il ne pouvait vivre qu'à la condition d'être
mouchai le-mouchotte.
Exemples : Le point 36 a mouche à miel « abeille ». Il a eu
mouchotte « abeille », puisqu'il a encore uyot « oie », bruyot
« brouette », huso « coq » (= cochet), fyœto « sifflet » ( = flû-
tet), ou il a eu mouchatte « abeille », puisqu'il a encore gà\a
masculin « jars ». Ses elmette « allumette », émolette « omelette »,
etc., etc. sont des mirages, des mensonges phonétiques. Son
mouchette, où est-il ? Son mouchette est mouche à miel.
Le point 22, pour les mêmes raisons que le point 36, a eu
mouchotte « abeille » (ou mouchatte ?), puisqu'il a luette « ivraie »
(diminutif de lœ masculin de 23). Ses omoulette « omelette »,
allumette et tutti quanti sont des mirages, des mensonges pho-
1. D'où vient au français populaire de la Suisse son suffixe verbal —atter,
de valeur diminutivo-fréquentative correspondant aux suffixes français -eter et
•oter (lunalter, couratter, etc) ? Du Jura bernois ? Exclusivement de l'aire
actuelle de at-ot-alle-otte ? Quel est son rapport avec -otter {pleuvotter, jamboler,
buvoUr, crachoter, etc.; ?
l6l PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
nétiques. Son mouchette, où est-il ? Son mouchette est mouche à
miel.
Les points 40 et 939 ont eu culatte « culotte », puisqu'ils ont
culat « culotte » masculin, << culatte sous l'influence de pantalon
masculin. Et si les points 40 et 939 ont aveille « abeille » — et
non mouchatte qu'ils pouvaient avoir et ont eu, aussi bien que dans
l'aire actuelle de mouchât te-mouchotte, où mouchette est à l'abri —
me dira-t-on encore que aveille est le latin apicula indigène en ces
points ? Et leur mouchatte n'est-il pas un nouveau soupirail de la
voie souterraine qui va de mouchette « abeille » valaisan à mou-
chette lorrain l ?
La zone de conversion de at -ot -atte -olte en et -ette nous fait
assister à la décomposition d'une aire phonétique, en même
temps qu'à la composition d'une nouvelle aire phonétique (et
-ette). Il y a là matière à une étude pleine d'avenir. Mais cette
étude doit se baser sur une enquête préalable de chacun des
mots qui constituent l'ensemble de at -ot -atte -otte. Ce travail
est trop vaste pour que, à mon âge, j'aie le courage de l'entre-
prendre.
Tous ces mots sont l'objet d'une révision plus ou moins con-
sciente. Si l'on reconnaît dans violatte-violotte une « petite fleur
violette », il deviendra violette, et, en réalité, il le devient ou ne
1. Voilà, ce me semble, assez de preuves mathématiques qui nous montrent
à l'évidence tous les mensonges phonétiques que disent les patois aux phoné-
ticiens crédules ..et habiles.
Tous les travaux phonétiques et étymologiques basés sur les patois sont ce
que M. Merlo appelle de la « letteratura farraginosa » ..en parlant des études
basées sur la géographie linguistique.
Je ne crois pas que culat, signifiant « culotte », soit un diminutif réel ou
caritatil de cul. Je crois que mes constatations obligeront les rédacteurs du
Glossaire romand à « reviser toutes les considérations phonétiques et étymo-
logiques basées sur leurs matériaux » — il y a exactement 25 ans, je conseil-
lais à M. Gauchat, alors unique rédacteur prévu du Glossaire, de s'abstenir de
recherches étymologiques dans l'œuvre qu'il allait entreprendre. Je crois que
« toute la base de leur travail a encore besoin de preuves historiques » avant
d'être publié. Je crois qu'il en est d'eux — et plus particulièrement d'eux —
comme de tous les romanistes se mêlant de dialectologie et qui veulent nous
faire prendre pour vérités des mirages et des mensonges.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES [63
le devient pas. Le poulet, le cachet patois sont-ils psychiquement
des « coqs » et non des « cochets » ou « poulets », ils pourront
alors, et peut-être, participer à la loi du retour à et ; dans le cas
contraire, ils en seront proscrits; dans les deux cas, poulet pourra
rester « robinet » (cf. robin et robinet}, il ne restera « coq » que
dans le premier cas, et encore faudra-t-il que, comme poulet,
il soit assez puissant pour se dérober à la dictature du français,
qui fait de ces deux mots des diminutifs réels1. Si mouchatte-
mouchottt « abeille » retournait à moucheite, il serait une « petite
mouche » . Aussi ne passe-t-il pas ! Et voilà pourquoi on ne
trouve pas mouchette « abeille » en dehors de l'aire atte -otte.
Et alors ce coulât nous donne une date approximative
du retour de atte -otte -at -ot à ette et à et aux points 40 et 939 ?
= Evidemment, ce retour à ette et et, aux points 40 et 939,
ne peut remonter au delà de 1680, époque, où, selon le Dic-
tionnaire général, le pantalon (qui a fait culatte >> culat) a été
introduit dans l'usage. Pour obtenir une date plus exacte, il y a
lieu d'ajouter à 1680 le temps qu'il a fallu au pantalon pour aller
détrôner la culotte aux points 40 et 939, et le temps qu'il a
fallu à la phonétique pour que pantalon exerçât une influence
masculinisante sur culotte — ce qui d'ailleurs a pu être instan-
tané.
Quoi qu'il en soit, le retour de subyat à subyet, de mouchatte à
ntouchette (de tous nos moucheite français — corrélatif de celui de
elmatte à elmettè) est, on le voit, bien récent.
Votre culat « culotte », masculinisation sous l'influence
de pantalon, est un fait bien isolé, qui n'a pas son pareil. Sa
nature lexicale est, nous le voulons bien, appuyée par ce que
vous nous avez dit de hôtel « cuisine » féminisé sous l'influence
de maison « cuisine », en est le pendant avec renversement des
genres — renversement conforme au rôle de maison et de pan-
talon, tous deux triomphant d'anciens mots tombés en désuétude.
1. On verra notamment que, dans le Jura bernois, on se trouve en face d'un
état lexical de « coq » comparé à « robinet » qu'il serait absurde de faire
remonter directement au latin.
164 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Peut-être serions-nous persuadés que votre explication est bonne,
si d'autres faits identiques se présentaient dans l'aire atte -otte
-at -ot.
== Qu'à cela ne tienne !
VI. — POMMETTE > POMMET
Voici un fait absolument identique : pommette originai-
rement = « pomme de terre «, puis « pomme », est devenu
pomme t masculin.
Dans l'article précédent « Fantasmagorie étymologique »,
vous paraissiez n'attacher aucune importance à cette masculini-
sation de pommette.
== En effet, sachant que, d'une part, dans le nord de la
France, pomme apparaît et dans « pomme » et dans « pomme de
terre » sous la forme concurrente pon masculin, d'autre part,
que cette forme masculine existait autrefois et existe encore
aujourd'hui dans le Midi — ainsi d'ailleurs que poire masculin
— je m'imaginais avoir aflaife à un problème ne se rattachant
pas exclusivement à l'aire atte -otte, par conséquent, à un pro-
blème étranger à mon sujet. Culat « culotte » m'a montré que
le problème qui se pose à nous dans le Midi, est indépendant de
celui de pommette ^> pommet masculin — mais se rattache à pon
« pomme » wallon, ainsi que nous allons le voir dans le chapitre
suivant.
Pommette ;> pommet est un fait identique à culâtte >> culat.
C'est ce second qui me fournit l'explication du premier. L'ar-
ticle précédent (Fantasmagorie étymologique) n'étant pas encore
entre les mains de l'imprimeur, j'aurais pu le modifier en con-
formité avec la nouvelle donnée. Si je ne le fais pas, c'est que
je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous rendiez compte
des tâtonnements qui précèdent... soit mes erreurs,... soit mes
vérités. Je crois ainsi m'être excusé d'avoir inconsciemment com-
mis une faute que j'ai reprochée à mon ami Jaberg en excluant
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 165
pommei « pomme » de mon enquête, comme il a négligé de
prendre en considération l'aire valaisanne de manchette « abeille »
en expliquant celle de manchette lorrain. J'avoue d'ailleurs que
j'ai trop souvent à rétracter mes erreurs. A vous de juger si
je les redresse, ou si, au contraire, je m'enferre dans de nou-
velles.
Pammet « pomme » est né par un accident phonétique sur-
venu à potnmette de terre, ou plutôt est né d'une forme de la
phonétique syntactique, et c'est sur la forme apprêtée par la
phonétique qu'un concurrent masculin de « pomme de terre »
a pu lui imposer son genre.
P(am)mat(tc) d(e) terre, so\t pm a tdterre, mot composé tendant
à devenir simple conformément à sa sémantique simple, pré-
sente trois dentales successives qui peuvent se fondre en une
seule, quand le mot n'est pas contrarié par une résistance de
nature étymologique. Donc : pmaterre va pouvoir apparaître
comme un masculin, s'il est à la merci d'une influence mascu-
line. C'est ce qui pouvait arriver, et ce qui est partiellement
arrivé dans la région vosgienne. Est-ce, dit le Vosgien, pmadter
ou pmatdter ? Il en est résulté le pommet de terre, forme qui peut
naturellement amener pommet « pomme ».
Que pommet « pomme » soit secondaire et non primaire dans
l'évolution de pommette à pommet, cela ne résulte pas seulement
du fait que seul, en la situation syntactique qu'offre pommette de
terre, se pouvait produire l'apprêt phonétique nécessaire à la pos-
sibilité d'une masculin isation, cela est mathématiquement démon-
tré par le fait que :
Le masculin pommet, né inopinément dans pommette de terre
sous l'influence masculinisante d'un autre « pomme de terre »
— il va se révéler qu'il s'agit de canada —
1) existe en six points (68, 86, 87, 88, 160, 180), où il est
resté logiquement et fidèlement limité à son lieu d'origine
(« pomme de terre ») ;
2) n'existe que concurremment avec le féminin au point 89, où
il ne prévaut pas encore, ou, bien plus probablement, il résulte
de sa situation géographique intermédiaire entre les six points
qui ont pammet de terre et le point suivant (180) ;
l66 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
3) n'a entraîné pommette « pomme » pour en faire pommet
« pomme »... qu'en un seul point (180) et en un point douteux
(88), ce point douteux étant géographiquement et lexicalement le
pendant du point 89 ci-dessus.
Quel est le terme de « pomme de terre » qui a provoqué
certains Vosgiens à opter pour kmadter de préférence à kmatdter,
à faire pommet de pommette ? Je vous prie de me laisser remettre
cette question au chapitre suivant qui va nous fournir de nou-
velles données.
VII. — MAISON > MAISONNE > MAISON.
POMME > PON (masculin).
Il en a été de même de pomme de terre au nord de la France
(Nord et Wallonie). J'entends prouver que pomme de terre y a
produit un masculin pon de terre (comme pommet de terre dans les
Vosges), et, par répercussion un masculin pon « pomme » (comme
pommet & pomme » dans les Vosges).
Ma démonstration va vous paraître longue ; mais je vous prie
d'y prêter toute votre attention. Car, si elle nécessite un long
préambule et une argumentation probablement pénible à suivre,
elle nous réserve une surprise : elle nous montrera jusqu'à quel
point la géographie linguistique peut faire approcher de la certi-
tude absolue la solution d'un problème linguistique.
Un fait singulier s'est produit dans les départements du Pas-
de-Calais et du Nord et en Wallonie : maison, que nous savons
être emprunté au français, y est devenu maisonne en huit points
limitrophes de la langue flamande, et formant deux aires sépa-
rées (297, 296, 287, 284 — 199, 197, 19e, 194). Ces deux aires
sont séparées par une aire de treize points où la pomme est le pon
(comme dans les Vosges pommette >► pommet).
A priori : la séparation des deux aires maisonne est un fait
récent, les deux aires maisonne se relient par un souterrain qui
passe sous pon « pomme », ne formaient qu'une aire autrefois
■ 67
à moins que la nature de maison >• maisonne soit telle que
l'évolution subie puisse se produire indépendamment en plusieurs
points de la Gaule romane, ou, disons seulement dans le
domaine où l'article féminin la est devenu le ; car il se pourrait
que la neutralisation de l'article défini joue un rôle dans la nais-
sance de maisonne.
Il importe donc de savoir comment a pu naître maisonne, si
nous voulons être renseigné sur l'importance de la séparation
actuelle en deux tronçons d'une ancienne aire maison, si elle
est un fait assez singulier dans l'aire la >> le, ou très singulier,
improbable, voire même impossible dans le domaine entier de la
Gaule romane.
Comment donc s'explique maisonne ? Maisonne ne peut être
qu'un des aspects sous lesquels maison se présente : je vais à la
maison ; mais la maison n est proche qui a pu s'être dit, si cela ne
se dit plus ?
Une foule d'autres mots se présentaient sous le même
aspect que maisonn, si, d'ailleurs, cet aspect s'est réellement
présenté dans les patois. Admettons que cet aspect se soit pré-
senté seulement dans les mots terminés en -on — nous réservant
de vous objecter pourquoi pas dans des mots à autre terminai-
son — avez-vous la moissonne « moisson », la saisonne « saison »,
la raisonne « raison », la rationne « ration », et cent autres ?
===== Je n'ai à vous soumettre ni moissonne, ni saisonne, ni
raisonne, ni rationne, ni cent autres formes. Je n'ai que la chan-
sonne que je trouve dans les lettres de Gosseu de Vermand
(point 262), alors qu'Edmont, à Vermand, ne signale que maison,
et non maisonne. Gosseu, dans sa lettre d'envoi à l'imprimeur,
dit quatre fois maisonne, à l'état de forme suivie de pause, jamais
maison, trois fois chansonne et deux fois chanson, indifféremment
comme forme isolée et comme forme syntactiquement suivie...
et Edmont, à ce point 262 nous donne chansonne, qu'il signale,
en outre, au point 274 et à Saint-Pol même (284). Chansonne,
d'après l'Atlas, se trouve donc en deux points qui n'ont pas mai-
sonne et en un point (262) où Gosseu disait chanson et chansonne.
Donc maisonne avait une extension géographique plus grande
1 68 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
autrefois et enclôt au sud l'aire pon « pomme », enclose à l'est,
enclose à l'ouest par le même maisonne. Quant à chansonne,
qu'Edmont a retrouvé au point 262 et relève aux points diver-
sement distants 274 et 284, il est vraisemblable que, comme
maisonne, il formait une aire cohérente, et que tous deux ont subi,
différemment, le retour à chanson et à maison, maisonne beaucoup
moins que chansonne, maisonne restant en deux aires de trois
points contigus à l'est et de cinq points contigus à l'ouest (y
compris Saint-Pol où il coexiste avec maison, comme chansonne
avec chanson au point 262, selon Gosseu), chansonne ne présen-
tant plus l'aspect d'une aire.
La cohérence de maisonne est beaucoup plus certaine que ne
l'a été celle de chansonne, s'il se trouvait que chansonne ne fût
qu'une analogie de maisonne, analogie pouvant se produire ou ne
pas se produire — remarque faite en prévision d'une vraisem-
blance que j'aurai à vous soumettre.
Chansonne et maisonne' étant, à ma connaissance, les seuls cas
de la conversion de -on en -onne d'entre cent qui auraient pu se
produire aussi bien, et ne se produisent pas, ma supposition de
leur naissance par phonétique syntactique est fausse, et cepen-
dant, si l'on ne veut pas admettre qu'elle est due à une analogie
venant d'un mot qui leur est étranger de forme, il nous faut
trouver une solution particulière aux formes chanson et maison.
En présence de la foule de mots en -on qui ne subissent pas le
sort de maison et de chanson, une solution, parente de celle que
nous inspirait la phonétique syntactique, va restreindre considé-
rablement le domaine des suppositions plausibles : ne seraient-
ce pas les diminutifs féminins maisonnette et chansonnette qui
auraient naturellement fait évoluer les primitifs en leur donnant
une forme plus essentiellement féminine, ce qui écarterait la
possibilité d'une production de moissonne, saisonne, raisonne,
rationne et de cent autres, qui n'ont pas de diminutifs suscep-
tibles de les produire ?
Ce n'est pas possible ; car toute la Gaule romane était,
quant à maison et chanson dans les mêmes conditions de produc-
tibilité lexicale que l'extrême nord, et maisonne, chansonne se pro-
duisent seulement dans le nord.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 69
===== Je n'insiste pas. Aussi bien, si je vous disais que le nord,
avant perdu, par la neutralisation de l'article, le signe le plus
distinct du genre des substantifs, aurait pu avoir des velléités de
recouvrer, par d'autres moyens, une distinction de genre (mai-
son, chanson rejoignant colonne, couronne, personne, etc.), vous me
répliqueriez avec raison : pourquoi le nord n'en aurait-il pas
fait autant de toute autre catégorie de mots masculins à allure
plutôt masculine et, enfin et particulièrement, pourquoi n'en
aurait-il pas fait autant de tous les mots en -on, dont maison et
chanson ne sont qu'une infime partie ?
Aussi bien suis-je absolument de votre avis : j'ai simplement
voulu écarter les possibilités d'une explication de maisonne et de
chansonnt par le triomphe d'un des aspects sous lesquels ces mots
se présentent syntactiquement, ou par une dérivation de leurs
propres dérivés. Je crois que vous avez écarté toutes les possibi-
lités d'une naissance intrisèque de maison et de chanson.
C'est donc une cause extrinsèque qui a fait naître maisonne et
chansonnt.
Une cause extrinsèque, particulière à un maison, en
même temps qu'à un chanson ? Quel peut bien être le rapport
particulier qui lie l'un de ces mots à l'autre, et les divorce de
toute la catégorie des mots féminins se terminant par -on ?
= Il n'y en a aucun qui soit bien apparent : tout au plus
retiendrai-je de la discussion sur ces mots le fait qu'ils ont en
commun une dérivation de diminutifs {maisonnette, chansonnette)
que ne partagent pas les types que nous leur avons opposés ci-
dessus, moisson, saison, raison, ration, dérivation mettant sous un
jour de possibilité plus grande maisonne et chansonne que ne le
font moissonneur, saisonier (?), raisonnable, rationnement.
Nous voyons où vous voulez en venir. Vous voulez
réduire le double problème à un problème simple : l'un de ces
mots n'est né que par analogie avec l'autre
= et ce mot né analogiquement est chansonne.
X'avons-nous pas vu que chansonne n'existait qu'en trois
points (262, 274, 284), que ces trois points sont distants l'un
de l'autre, ne forment pas une cohérence comparable a celle de
I7O PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
maisonne, qu'au point 262 (Vermand) Gosseu ne le donne que
concurremment avec chanson, tandis que maison est, chez lui,
toujours maisonne ? J'en conclus que chansonne est une forme
analogique, qui peut n'être née que timidement, qui peut n'avoir
jamais constitué une aire cohérente, ou qui — si elle a jamais
constitué une aire cohérente — a, en tout cas, été disloquée,
et bien plus rapidement et plus complètement disloquée, que
celle de maisonne. Précisément — dans le cas d'une apparition
secondaire,- analogique et originairement isolée, aussi bien que
dans le cas d'un reliquat d'une aire plus étendue et cohérente
— en raison de sa nature analogique lui venant de maisonne, lui
venant de maisonne par lequel elle est entraînée en raison d'une
affinité que ne présentent pas moisson et cent autres mots en -on.
Le problème à résoudre est un, à mon sens : comment mai-
sonne est-il né ?
Et la solution en est bien simple : maisonne est né de maison,
parce que maison est, ou a été, « cuisine », et que c'est cuisine
qui est appelé à remplacer maison-maisonne « cuisine » — on va
voir plus loin que les aires maisonne « cuisine » de l'est et de
l'ouest se relient par un souterrain qui passe sous maison « mai-
son » (constituant en même temps l'aire pon <C pomme) qui
était une aire maisonne « cuisine », mathématiquement démon-
trée.
Maisonne est né de maison, parce que -onne constitue à maison
un uniforme qu'il a revêtu pour combattre cuisine — -onne
n'étant que la réplique à -hic — ce qui distingue formellement
les combattants des civils indifférents, n'est-ce pas l'uniforme ?
Chanson >> chansonne n'a pas de raison d'être autre qu'une
consonance et une aptitude dérivatrice, une transparence, com-
munes avec maison >> maisonne.
Maisonne a pour excuse d'avoir été provoqué par un mot dont
il est ou a été le synonyme et avec lequel il s'est battu.
L'alignement sur cuisine est la seule raison pour laquelle mai-
sonne est né, et c'est aussi son excuse, sa raison d'être, tant qu'il
sera en concomitance avec cuisine. Chansonne n'est qu'un cauda-
taire, et le lien qui le lie à maisonne n'est qu'un fil d'araignée.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 17I
Quand cuisine aura cessé d'être en compétition avec maison dans
le sens de « cuisine », maisonne reprendra sa forme française,
qu'il n'a d'ailleurs peut-être jamais entièrement perdue dans la
région pour signifier « maison » par opposition à « cuisine ».
Aussi maisonne a-t-il eu la vie plus dure que chansonne, et cons-
titue-t-il des aires, tandis que chansonne se révèle dans notre carte
comme une scorie de maisonne.
Le point 262 qui dit maison et chansonne n'est qu'une de ces
exceptions dont on dit avec raison qu'elles confirment la règle.
Et, au point 287, on a dit à Edmont que la maison était une
maisonne, et que la cuisine était une maison — ce témoignage ne
serait pas plus véridique qu'il est, s'il disait le contraire : mai-
sonne « cuisine », maison « maison » — tandis que, au point 284,
Edmont s'est dit à lui-même maison et maisonne = « cuisine »
et « maison » (cf. Gosseu : chansonne et chanson).
Maison en face de cuisine s'est comporté comme à Paris mou-
che-avette en face de mouche a miel et cédant la place à mouche-
abeille.
Ainsi, dans la même région picarde, à Saint-Pol, par
exemple, où d'après vous, maison, venu du français, que le picard
a appelé à son secours pour différencier son hôtel « maison » de
hôtel « hôtellerie », a féminisé hôtel, patois d'abord « maison »,
puis « cuisine », et le maintient féminin, entraînant dans son
genre autel (d'église), quand hôtel ne désigne plus que ce qu'il
signifie en français actuel (voir ci-dessus), dans cette même
région picarde, a Saint-Pol, par exemple, cuisine français, appelé
pour divorcer maison et hôtel patois signifiant tous deux « cui-
sine », a
aligné formellement maison sur cuisine, en en faisant maisonne
= aussi bien « cuisine » que « maison » !
=== Si maison féminin a fait hôtel féminin (comme ailleurs,
en Franche-Comté, par exemple, il l'a fait féminin, et, en Suisse,
l'a rudoyé au point qu'il y est devenu la toa) cuisine n'a pas à
opérer génériquement sur maison « cuisine », ce dernier étant
du même genre que cuisine ; mais pourquoi son influence latente
de belligérant ne se manifesterait-elle pas en transformant for-
172 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
mellement le mot ? Ce n'est qu'un juste retour des choses :
transformant génériquement hôtel qu'il supplante, maison est
transformé dans ce qu'il a de transformable par cuisine qui le sup-
plante .
Et cette dernière transformation témoigne-t-elle d'une puis-
sance analogique supérieure émanant de cuisine et s'exerçant sur
maison à celle émanant de maison et s'exerçant sur hôtel ?
Impossible de le dire, ces transformations étant de nature
toute diverse. Si vous penchiez en faveur de la première supé-
riorité, je vous rendrai attentif à la puissance de la seconde par
un exemple bien représentatif : le mot espèce devient masculin,
dans la langue populaire, sous l'effet de tout substantif masculin
(un espèce d'ivrogne; par contre, non pas une type de mégère, mais
une types se (!) de mégère) l.
Comme cette influence de cuisine sur maison ne s'est pas
manifestée ailleurs, ne s'est pas manifestée dans les aires de mai-
son « cuidne », ni dans celle de l'est, ni dans celle de l'ouest,
il faut que, dans celle du nord, elle ait trouvé un terrain favo-
rable à sa manifestation, bien que vous n'y ayez pas admis la
présence d'un terrain autre qu'ailleurs.
= Pas le moins du monde ! Si j'en crois mes matériaux,
dans l'est, la lutte de maison-hôtel avec cuisine français a eu lieu
dans des conditions particulières, différentes de celles où elle se
présente dans le nord : avant d'adopter cuisine, qui, je vous le
rappelle, a été dédaigné tout d'abord à cause, sans doute, de son
équivoque, les parlers ont tenté de lui opposer des substituts
(Jeu, foyer, afeu, la ton). Tant qu'ils opposaient à cuisine des
substituts de leur crû, cuisine n'était en lutte ni avec maison, ni
avec hôtel, et la concomitance de cuisine, concomitance qui ne
i. C'est ainsi qu'à Saint-Pol maison est étymologiquement et sémantique-
ment = mansionem ; maison = pièce où est la maie, « cuisine » ; maisonne
étymologiquement et sémantiquement = mansionem, influencé par cuisine
français ; maisonne == pièce où est la maie « cuisine », influencé par cuisine
français ; hôtel = hospitale perdu, après être devenu « cuisine », réadopté du
français, et devenu féminin sous l'influence de maison (entraînant avec lui autel
qu'il fait féminin).
RÉALITÉS ETYMOLOGIQUES I 73
s'établit qu'après la lutte « régionaliste », y a donc été de plus
brève durée, et probablement même date d'une époque où le
patois ne lutte plus avec le français. Maison n'y pouvait devenir
maisontte — alors que hôtel devenait la toa !
Dans Faire ouest, il en a été de même.
Les termes boulangerie, fournil « cuisine » y représentent feu
foyer, afeu, la toa de l'est. J'ajouterai à ces deux substituts
régionaux la salle « cuisine » de Thaon (Calvados) que me
fournissent les matériaux de M. Jud. Et combien d'autres
encore y pourrait-on ajouter, si une enquête était poussée à
fond dans le sens de nos desiderata (rappelez- vous celle de
M. Bruneau, en Ardenne) ? Si les patois devaient poursuivre
leur vie d'il y a un siècle (ou moins même), rien ne s'oppose-
rait à ce que, à Thaon ou dans la région, une salle de danse ne
pût devenir une cuisine de danse, voire un hôtel de danse, voire
une maison de danse.
Dans notre aire du nord, par contre, où cependant les points
d'enquête sont plus rapprochés qu'à l'ouest, il n'y a pas trace
d'un substitut de « cuisine », et c'est à cuisine français que hôtel
et maison ont eu affaire sans un intermédiaire pour former
tampon et différer le heurt — étant admis naturellement que le
besoin d'un substitut à maison-hôtel, « cuisine » soit apparu
dans les trois régions à la même époque. Dans l'aire du nord,
maison a été plus longtemps en tête à tête avec cuisine que dans
les autres aires, et cette circonstance a dû favoriser l'emprise de
cuisine sur maison.
Jusqu'ici, nous ne tenons pas la preuve que vous vouliez
nous fournir de l'impeccabilité de vos déductions géographiques.
= Cela est vrai ; mais attendez un peu ; laissez-moi, tout
d'abord, rassembler toutes les données du problème : plus les
éléments en seront nombreux, plus la certitude sera parfaite.
Nous les aurons en mains, quand je vous aurai exposé la genèse
de pon < pomme « pomme », et que vous saurez que l'aire
constituée par ce pon « pomme » sépare les deux aires maisonne
dont il vient d'être question.
Je dis que pomme est devenu pon masculin. Comment et sous
quelle influence ?
174 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Je ne vois aucun nom de fruit qui puisse influencer pomme et
en faire un masculin. Bien au contraire.
Pomme a une seconde existence dans un composé dont il est
souvent le synonyme, c'est pomme de terre. Ils sont parfois
synonymes à Paris. Ils sont synonymes dans les Vosges. A
Evolénaz (Valais) Edmont a relevé pomme de terre, le Glossaire
romand pomme tout court \
Dans ce composé la préposition de a été absorbée par le / de
terre : on a, au point 273 pèm ter, au point 296 pœm 1er, points
qui sont dans le voisinage immédiat de pon masculin. Il a le
même sort aux points 10, 21, 505, et dans les formes plus
estropiées qui remontent à celles des points précédents, aux
points 510, 609, etc.
La forme pomterre (273, 296) n'est pas appropriée à une
double conception générique. C'est une forme pônterre qu'il me
faut pour faire évoluer pon à pô. Or, cette forme est bien
suffisamment authentiquée par le point 293, qui fait partie de
l'aire pon « pomme », qui est dans un territoire où et vendre les..,
devient et vin les, qui a pœn ter, reproduisant une seconde fois
le fait pômter > pônter, qui s'est produit déjà en ce même point.
Elle est authentiquée par pon ter (65), par pômne ter (128), où
nous avons une forme hybride de pométer et de ponéter, etc.
Comme maisonne est rappelé à maison, après avoir cessé d'être
« cuisine », (le mot qui l'avait produit), pon est rappelé à pô, qui
peut apparaître ainsi sous une forme masculine {pô de terre) et
évoquer naturellement pô masculin = « pomme », comme
pommet de terre a évoqué pommet « pomme ». Pônterre évoque
d'autant plus facilement pô que sa présence en « pomme de
terre » était constante, tandis que maison et chanson étaient dans
des conditions moins favorables à une évolution, puisque ces
deux derniers apparaissent souvent isolés et non pas seulement
en combinaison syntactique, comme l'est pô en « pomme de
terre ». C'est ce qui cause, du côté de pô « pomme » masculin
1 . Indication que donne M. Spitzer dans l'appendice à son travail sur la
pomme de terre.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 75
une prépondérance absolue — s'affirmant par une plus grande
extension — comparée à l'éphémère chausoune, réduit géogra-
phiquement à trois points, et une prépondérance relative, com-
parée à ma 1 son ne dont l'aire géographique est plus restreinte.
Mais cette prépondérance lui était avant tout assurée par le fait
que pomme avait pris un autre genre (masculin), et qu'un genre
ne s'échange pas aussi facilement qu'une forme — d'ailleurs
coexistante peut-être — contre une autre légèrement autre et
du même genre. Maisonne redevenait facilement maison, chan-
sonne facilement chanson ■— d'ailleurs encore coexistant, selon
Gosseu; mais le pon ne pouvait redevenir la pomme.
C'est donc dans pomme de terre que se serait effectué le
changement de genre de pomme, qui, disiez-vous, ne pouvait
s'être effectué dans pomme lui-même — du moins vous ne
reconnaissiez dans le rayon de pomme « pomme » aucun élé-
ment sémantique ou formel qui pût l'inviter à changer de genre.
Vous nous dites comment pomme dans pomme de terre est, par la
forme qu'il y prend, plus susceptible d'être considéré comme un
masculin. Mais quel est l'agent qui — primitivement étranger à
pomme — agit sur pomme de terre pour en faire un mot masculin ?
Nous vous tiendrons quitte de nous expliquer la répercussion
de pomme de terre masculin sur pomme « pomme » masculin,
après ce que vous nous avez dit de pommet « pomme » masculin
dans les Vosges < pommet de terre.
= De même qu'il a fallu à hôtel la présence d'un synonyme
maison pour faire de lui un féminin (la ioa), de même qu'il a
fallu à culotte la présence d'un synonyme pantalon pour faire de
lui un masculin (le culot), de même qu'il a fallu à maison la
présence d'un synonyme féminin cuisine pour faire de lui un
maisonne, il a fallu à ponne de terre un synonyme pour faire de
lui tin masculin pon de terre, et, par répercussion pon « pomme »,
et il a fallu au vosgien pommatte de terre un synonyme pour
taire de lui un pommai de terre, et par répercussion, un pommât
« pomme ».
Le synonyme propre à agir sur la forme ponne de terre, prête
à échanger son genre, ce synonyme prêt à agir comme maison
Ij6 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
sur maisonnc et chanson sur chansonne. . . est contigu à pon
« pomme » : c'est canada, le seul mot masculin qui désigne le
tubercule « pomme de terre » '.
La contiguité de pon « pomme », maisonne « maison » et
canada fait toute la force persuasive de mon explication. C'est ce
que j'appelle une démonstration mathématique, n'en déplaise à
mes contradicteurs, et une démonstration mathématique telle
que seule la géographie linguistique peut en fournir à l'histoire
de la langue :
8/63 8e de la Gaule romane nous présentent — fait exceptionnel
et pouvant apparemment se produire partout ailleurs — mai-
sonne en contiguïté géographique des points ;
13/638° 2 de la Gaule romane nous présentent — fait excep-
tionnel et pouvant apparemment se produire partout ailleurs —
pon « pomme » en contiguïté géographique des points ;
8 à 10/63 8e de la Gaule romane nous présentent — fait
exceptionnel et pouvant apparemment exister partout ailleurs —
canada « pomme de terre » en contiguïté géographique des
points.
Ces trois fractions représentent trois faits qui sont sans aucune
connexion apparente entre eux, et. . . je les mets en fonction les
uns des autres. Si vous trouvez leurs rapports plausibles, tels que
je les établis, allez demander à un mathématicien si leur conti-
guïté est un effet du hasard, et quelle somme de probabilités
représente mon explication, en y ajoutant encore le parallélisme
parfait de pommette de terre vosgien > pommet de terre > pommet
« pomme » 5.
1. Cbervis, qui a servi aussi à désigner la « pomme de terre », est en un
point du département delà Meuse, et n'entre pas en ligne de compte. D'ailleurs,
les glossaires meusiens en donnent des formes féminines, conformément au
genre de pomme de terre. Cf. la tupi « pomme de terre », originairement
« topinambour », dans l'Atlas de M. O. Bloch.
2. Je devrais, à la vérité, déduire les points qui, dans le Midi, ont un pon
« pomme » non étudié.
3. Mon interprétation de commenquer « commencer » (Path. et thér. ver-
bales II) reposait sur une explication du même genre. Ce qui n'a pas empêché,
plus tard, les lexicographes de voir dans commenquer un mélange apocalyptique
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 177
Il n'y a pas que la cohérence géographique des trois faits qui
soit démonstrative de leur fonction. Leur situation géogra-
phique, relative de L'un à l'autre fait, est elle-même représentative
de leurs rapports historiques, chronologiques, de dérivation.
Essayons de suppléer à l'impossibilité où nous nous trouvons
de publier des cartes, par un exposé avec chiffres à l'appui.
Soit 13 points ayant pon « pomme » masculin, 8 points ayant
maisonne, en tout 21 points qui longent bien exactement le front
germanique, et vont de la Manche à la limite orientale de Bel-
gique. Or, de ces 20 points, 4 maisonne (Nord et Pas-de-Calais)
ouvrent la marche à l'Ouest, sont suivis, en allant vers l'est, de
la totalité des points à pon « pomme » masculin, puis les 4 points
restants maisonne terminent le cortège. Pon « pomme » est enclos
entre la frontière germanique au nord, à l'est par maisonne, à
l'ouest par maisonne, et, j'ajoute, au sud par maisonne, si j'adjoins
aux matériaux de l'Atlas ceux de Vermand (voir ci-dessus).
Canada « pomme de terre » est, au sud-est, contigu, et même
inhérent aux points 270, 197 (concurremment avec patate au
point 270).
Pon « pomme » forme donc le fond d'une cuvette dont tous
les rebords sont soit la langue flamande, soit maisonne.
Sauf au point limitrophe 197, où l'on a pon et maisonne,
maisonne exclut pon ; c'est donc — comment s'expliquerait un
maisonne né indépendamment à l'est et à l'ouest ? — que mai-
sonne a fait retour à maison dans l'aire pon. Et il est nécessaire
que maisonne (et chansonnè) fasse retour à maison (et chanson),
si l'on veut que ponne (de terre) puisse simuler un retour à pon,
en réalité puisse être traité formellement comme maisonne et
devenir génériquement ce qu'est canada, il faut que ponne > pon
ait eu un modèle.
de commencer avec un inchoare, mot qui a, en effet, existé dans l'ancienne
langue provençale ; mais ce commenquer, ainsi interprété., ne se rencontrerait
plus que dans une zone intermédiaire entre le français et le provençal, ou l'on
fabrique des k avec des c français !
Et puis, un de mes auditeurs de cette année ne prétendait-il pas qu'il y a
deux sortes de mathématiques, celle de la linguistique, et., l'autre?
I78 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
Il a fallu que maisonne devînt maison, pour que pomme devînt
pon. Dans l'aire pon « pomme », maison français a été d'abord
maison, est devenu maisonne et est redevenu maison. Bien entendu,
il ne s'ensuit pas que maisonne n'est redevenu maison que dans
l'aire actuelle pon ( < ponne (de terre) ; car, pour que résultât
pon, il fallait à « pomme de terre » une vie lexicale et phonétique
particulière. Il résulte, au contraire, des renseignements ci-dessus
exposés, que maisonne est, dans le pourtour de pon « pomme »
masculin, redevenu maison, sans qu'il y eût de « pomme » qu'il
pût entraîner dans son évolution de retour, et, à plus forte
raison, sans que canada — dont nous pourrions admettre la
présence (cf. le point 26e) dans toute la zone — ait eu à faire
valoir analogiquement sa puissance générique.
De cet examen, je conclus en passant :
Les patois actuels ne présentent point la totalité des produits
qui y sont nés.
Si le patois peut retourner de la maisonne à la maison sans
cesser d'être patois, il ne peut retourner de pon à pomme sans
abdiquer sa nature et son nom de patois.
N'était la géographie linguistique, qui nous dirait que mai-
sonne a précédé maison ?
N'était la géographie linguistique, qui nous dirait comment
pon est né de pomme ?
Mais, est-il bien sûr que pon « pomme », qui a existé
en provençal, n'ait pas aussi existé en français, ou dans l'un de
ses dialectes ?
. Littré en donne un exemple du xme siècle : « De le
navée de puns, [on payera] une coupe [sorte de mesure] de puns,
Tailliar, Recueil p. 475 ».
Et quel cas faites-vous de ce masculin, qui est de la
région septentrionale de la France où se trouve encore pon mas-
culin, pon devenu masculin, selon vous, après l'importation de
la pomme de terre, donc bien après le xme siècle ?
= Celui qu'en fait le Dictionnaire Général, qui ne s'en
prévaut pas pour donner au français pomme une autre origine que
« du latin pçma, pluriel de pomnni, employé comme féminin
singulier ».
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 1 79
Littré rattache le français à pomum, Meyer-Lùbke rattache
pomme français à pomum, et ne parle pas d'un pon masculin de
langue d'oui. Je suis enchanté de voir qu'il y a, pour les lexi-
cographes, des accommodements avec la rigueur des textes. Vous
ne supposez pas que j'aille faire valoir les droits de ce pon du
\mc siècle, tout-à-fait isolé, que les historiens lexicographes
dédaignent, et qui est absolument contradictoire de ce que me
dit la géographie linguistique. Pour ce faire — si je doutais de
mon explication — j'attendrais que les dits lexicographes m'aient
tout d'abord renseigné sur les rapports de pomme « pomme »
avec un ancien mot, dont l'étude n'est pas de mon ressort,
avec pom « pommeau ». Le Dictionnaire général, à pommeau,
dit : « dérivé de l'ancien français pom, forme masculine de
pomme, latin pomum » l. Tiens! il y avait donc un pom
« pomme » masculin en ancien français — que je ne trouve pas
dans Godefroy — et le français moderne pomme « est du latin
poma, pluriel de pomum, employé comme féminin singulier » !
Mais, pas de digression ! Y eût-il un pom « pomme » en ancien
français et dans la région du pon actuel, que je persisterais à
croire que ce pom n'a rien à faire avec notre pon « pomme », et
que je réclamerais un pommet « pomme » tiré de textes vosgiens
antérieurs à l'importation de la pomme de terre 2.
Si, d'ailleurs, ce texte avait une importance telle qu'il pût
contre-balancer celle de tous les témoignages postérieurs sur la
forme féminine de « pomme » — sans parler de ceux de la
géographie linguistique — il y aurait lieu d'examiner si une con-
fusion de pom « pommeau » (cf. le français pomme d'arrosoir,
pommé de l'arçoti) avec pome « pomme », tous deux sentis étymo-
logiquement comme équivalant à pomum latin, ne pouvait pas
hanter l'esprit d'un auteur et lui faire dire pom « pomme ». Ce
pon du xme siècle n'a eu aucun écho dans la langue parlée.
Question : pon provençal n'est-il pas de la nature de notre pon
français du xme siècle ?
i. En supprimant forme masculine de pomme on établirait la vérité, je pense.
2. Un pommet plus authentique et plus significatif que celui de Godefroy,
qui est tiré de la chronique de Monstrelct.
l80 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
C'est donc par canada, mot masculin, que pomme de terre
aurait été masculinisé, et à sa suite pomme « pomme » ; mais,
est-ce le même mot qui a masculinisé pommette de terre dans les
Vosges, et à sa suite pommette ?
== Ma réponse va vous surprendre : je prétends que c'est
également canada, quoique la présence de ce mot ne soit attestée
ni par l'Atlas, ni par M. Oscar Bloch, qui, outre pommette et
poirette n'a relevé dans sa région que le mot féminin tupi (< topi-
nambour).. A défaut de tout autre mot masculin, il faut bien
croire à canada. Deux raisons militent en sa faveur : i) canada
« pomme de terre » existe encore au point 266, où il est isolé,
je l'ai signalé, isolé aussi, dans l'Oise — c'est pourquoi, dans le
calcul ci-dessus, j'ai fait varier le numérateur de ma fraction de
8 à 10 — on le relèverait sans doute ailleurs encore, mais
évidemment isolé, et non en une aire pareille à celle de Wal-
lonie ; 2) nous l'avons dit plus d'une fois, les patois vosgiens
étaient autrefois beaucoup plus apparentés avec les parlers wallons
qu'ils ne le sont actuellement, ne servant plus qu'un maître : le
français.
Une troisième allégation, plus démonstrative que ces deux,
va suivre; mais permettez-moi auparavant de me résumer et de
vous préparer à prendre en considération la valeur de cette troi-
sième allégation.
Je prétends que la situation géographique de pon a pomme »
entre maisonne à l'est, maisonne au sud, et maisonne à l'ouest, le
tout formant une aire où maisonne — né sous l'influence de cui-
sine, son compétiteur sémantique en « cuisine » exceptionnelle-
ment favorisé ici par une plus longue concomitance qu'ailleurs
avec maison « cuisine » — retourne, en grande partie, à maison
français1 , fait de pô < pônterre une vérité relative, devenant
1. Qu'il s'agisse de maison « cuisine » ou de maison « maison », peu im-
porte, il n'y a aucune différence sémantique entre maison et maisonne : à Saint-
Pol (284) tous deux signifient « maison » et « cuisine » ; au point 287, on
répond maisonne « maison » et maison « cuisine » (!) ; au point 275, on répond
maison « cuisine », et ajoute que cuisine ne se dit que de la cuisine des châ-
teaux et des maisons à la ville.
REALITES ÉTYMOLOGIQUES l8l
mathématique par la présence de le canada (« pomme de terre »
masculin), constituant, en cette partie du gallo-roman seulement
et exceptionnellement une aire (et non une apparition isolée).
Le retour de maisonne à maison — retour qui s'est effectué en
tous les points de l'aire pô «pomme», sauf en 197, point
limitrophe — négligeable — où l'on a maisonne, pô (et canada
a pomme de terre ») — ce retour, dis-je, sous l'action de canada
masculin, a entraîné pônterre ou pôn d'terre à devenir pô d'terre
masculin et, par conséquent, la pomme à devenir le pô — cf.
vendre > ven (dans la phrase et vendre les deux..) où vendre est
dans des conditions syntactiques semblables à celle de pomme de
terre et qui est dans l'aire pô « pomme », comme aussi à l'ouest
de cette aire.
Si pô « pomme » constitue une aire cohérente de treize points,
que ce pô « pomme » soit logiquement consécutif de « pomme
de terre » féminin devenu masculin sous l'influence de canada
masculin et se prêtant phonétiquement à une conversion iden-
tique à celle de maisonne redevenant maison (et de chansonne
redevenant chanson), que s'ensuit-il au point de vue géographique
pour « pomme de terre » dans cette aire ?
Il s'ensuit évidemment que ces treize points doivent
avoir aussi la forme masculine pon de terre qui a fait naitre celle
de pon « pomme ». Et si cela n'est pas, votre démonstration perd
toute la prétendue vertu mathématique que vous lui attribuez.
Eh bien ! cela n'est pas., et ma démonstration ne perdra
cependant rien du caractère mathématique qu'elle a acquis.
Ce n'est que par sa fonction sémantique et lexicale dans
pomme de terre que pomme féminin est devenu pon masculin :
pomme de terre, sous sa forme particulière de phonétique syntac-
tique (pônd'terre), prêtait formellement le flanc à une conversion
identique à celle de maisonne {chansonne) en maison (chanson) qui
s'opérait, et en même temps subissait l'attraction générique
qu'exerçait sur lui son compétiteur masculin canada. Pon de terre
masculin oblige son chef lexical « pomme » à se conformer à
lui. Or, il se trouve que « pomme » converti en pon masculin,
bien malgré lui, en dépit de ses propres accointances sémantiques
l82 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
{poire, prune, etc.) est « lâché » par pon de terre masculin, qui le
laisse occuper toute son aire, qui le charge, en quelque sorte, de
témoigner pour lui de son ancienne présence..
Quel roman !
= sauf en quelques points qui ont pu le retenir — fort
heureusement pour la confirmation de notre explication et le salut
de la géographie linguistique menacée (?).
Voici les faits bruts :
Dans l'aire pô « pomme », se composant de treize points con-
tigus les uns aux autres, et où pô masculin s'est produit par
ricochet de pb~n(d)terre >> pô de terre, il n'y a que trois points
qui aient pon de terre (281, 282, 293); trois autres points l'ont
encore, mais en concurrence avec un autre terme, avec trut
(272), avec patate (294, 295). Les autres points ont : patate
(290, 291, 292, 280), patate et canada (270), canada (197), enfin
tru-e (271).
On voit que pon de terre se trouve encore en minorité, même
en comptant les points où il est en concurrence avec d'autres
« pomme de terre », dans une aire où nous disons qu'il a été
exclusif de tout autre terme.
Pon de terre est en concurrence avec patate, avec canada,
avec truffe. .'
. mais non pas avec pomme de terre, bien entendu.
Et pourquoi pas avec pomme de terre ?
= Parce que pomme de terre y serait fatalement pon de terre,
soit par traduction, tant que le patois existera, soit même phoné-
tiquement et à nouveau (cf. 293 pcèn ter). De pomme de terre, en
patois, il n'en faut plus dans l'aire pon.
Raison de plus pour que pon de terre vive intact dans
votre aire « mathématiquement démontrée » de pon de terre !
===== Laborieusement mis au monde — tandis que pô
« pomme », mis au monde plus laborieusement encore, était
viable et définitif tant que le patois existerait — pon de terre ne
peut vivre là où il est né, ne peut vivre là où il a donné naissance
à pon « pomme » qui s'y ébat, y proclame l'existence passée de
pon de terre et s'y rebiffe contre un français qui ne peut le culbuter
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES l83
qu'à la condition que le patois ne soit plus un patois, mais du
français.
Et pourquoi pon de terre ne peut-il y vivre ?
. parce que pon de terre devenant nécessairement pô terre
(soit phonétiquement pô ter) y signifie « pomme tendre», et
qu'une « pomme de terre » n'est pas une « pomme tendre »
(tenerum y aboutissant à ter).
Et l'aire où vous dites que régnait, exclusivement de
tout autre terme, pon de terre « pomme de terre » coïncide avec
l'aire où « pomme tendre » est phonétiquement />ô ter ?
Coïncide absolument, à trois points près. De nos treize
points, constituant l'aire pô « pomme », dix points ont pô ter
« pomme tendre ».
Et les trois autres ?
. Les sujets s'appliquent à concilier les deux existences
impossibles. L'un (291) a bien ter «tendre» : il dit e Ûrjâ
pour une pomme tendre. Pensez-vous qu'il puisse dire epâ ter
pour une « pomme de terre » dans des parlers où la préposition
de l'adjectif fait de plus en plus place à la postposition ? !
L'autre (292) dit tir pour « tendre », qui n'est pas phonétique,
et le troisième dit 0 puni tedr, qui l'est encore moins. Aucun ne
s'avise de prendre pomme de terre, et, dans leur lutte de pomme
tendre avec pomme de terre, ils dénaturent et dépaysent phonétique-
ment et syntactiquement leur mot « tendre ».
Mais alors, dans de pareilles circonstances, c'est un
miracle que « pomme de terre » ait pu persister à côté de pô ter
« pomme tendre » ; comment font les six points pour garder
« pomme de terre » ?
== Ils usent de trucs. En pleine aire terre « terre », le point
282 dit pon de tierre et répond terre à la question « terre ». De
même, le point 281, mais à la question « terre », il répond par
terre et tierre (cette dernière forme absolument disparue de la
région). Le point 293 dit pœn ter « pomme de terre » et pœ ter
« pomme tendre » !
Les trois points où pon de terre est en concurrence avec un
autre terme, voulant garder le contact avec le français qui les
184 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
harcèle, s'efforcent de maintenir la préposition de (pomme de
terre), laquelle, au point 294 se trouve réduite à è ! (pœè ter
« pomme de terre », pœ ter « pomme tendre »). Tous ces points
témoignent d'une lutte de « pomme de terre » avec « pomme
tendre ».
Et les autres que font-ils ? Recourent-ils à des substituts,
à des mots nouveaux, comme nous avons vu des patois recourir
à feu, foyer, à feu, logis, boulangerie, fournil, salle pour éviter
l'équivoque de maison-hôtel = « maison » et « cuisine » ?
= Tous ces remplaçants de « cuisine » que vous citez
(sauf à feu) sont empruntés au français, et détournés de leur
sens français habituel. Dans le cas qui nous occupe, le français
n'était d'aucun secours aux patois : pomme de terre était impos-
sible. Tout au plus, le français a-t-il pu leur fournir patate : celui-
ci n'a pas encore disparu du parisien populaire, qui n'a guère à
redouter l'équivoque avec la véritable patate et qui, peut-être,
ne le trouve pas superflu en présence d'un pomme, qui est
« pomme », en même temps que «pomme de terre » (cf. pomme
de Vair, pomme-pomme, pomme- fruit).
Si l'adoption de patate et de canada, lors de la défaillance de
pon de terre, est facile à comprendre, il n'en est pas de même de
tru-e.
Tru-e remonte évidemment à une forme régulière de truffle de
l'Ouest et, peut-être,, de l'Est (truffle > trufy > truçy > true
et, dans une aire ou £ français est = k >» truk) \ Il soulève un
problème d'importance capitale dans l'histoire de la « pomme de
terre ». Il ne suffit pas, en effet, d'en expliquer la forme : il
importerait d'en rendre plausible le transport dans le nord, où il
est exceptionnel. Un transport d'un patois à un autre patois très
distant ! Et encore à une époque où pomme de terre s'est perdu !
Alors que nous voyons les patois toujours recourir au français,
en cas de détresse lexicale ! Cela est impossible : tru-e « pomme
de terre » n'a pu parvenir aux deux points du Nord, s'il n'est pas
1. Voir : Spit^er, Die Namengebung bei neuen KulturpflanzeD im Franz.
Wôrter und Sachen,IV, p. 155.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 185
parisien — et il ne l'est pas. Aussi bien, son compétiteur canada
va-t-il, à l'instant, nous rendre explicable sa présence dans le
département du Nord.
Patate, canada, truffe sont des intrus dans l'aire pon « pomme »,
qui a été exclusivement une aire pon de terre, ils ont succédé à
pomme de terre et ne l'ont pas précédé — à moins que l'on n'ad-
mette la présence d'une triple strate pour chacun d'eux : patate >-
pomme de terre > patate ; canada >> pomme de terre > canada ;
truffe >> pomme de terre > truffe ! !
Alors — en attendant l'explication de true dans le
Nord — l'Atlas n'offre pas une base solide à des études d'ordre
économique ?
= Pas plus qu'aux recherches d'ordre phonétique ou éty-
mologique, si l'emplacement qu'occupent les formes dans nos
cartes n'est pas, au préalable, contrôlé par l'histoire, lorsque
celle-ci veut bien parler et, à son défaut, par la géologie qui n'est
que l'histoire de la géographie. Canada, truffe, patate constituent-
ils des couches « en place » ou sont-elles apportées ?
Nous avons tablé sur un canada « pomme de terre » en place,
en tant que contigu à l'aire pon « pomme », apporté, en tant
qu'inhérent dans l'aire pon. True « pomme de terre » se révèle
comme apporté, et non en place, un terme pour désigner la
« pomme de terre » ne pouvant provenir par importation d'un
parler populaire lointain. Comment concilier ces deux dires con-
tradictoires de deux substituts récents d'un même mot en une
même aire, ayant la même destination, le même âge.
J'ai dit ce que trm nous laissait entendre : voyons si canada
ne nous livrera pas plus clairement son secret qui doit être aussi
celui de tru£.
Canada est le seul « pomme de terre » masculin. D'où tient-
il sa masculinité ? Quand je dis la Hollande, je sais que la
représente le genre de pomme de terre (et de pomme), que je
n'hésiterais pas à dire le Hollande si, au lieu de pomme de terre, je
sous-entendais le fromage, et je le dis en effet du fromage de
Hollande, comme je dis le Champagne, le Gruyère ', le Brie.
I. Venant de la Gruyère, région dont Gruyère est le chef-lieu, perché sur une
l8é PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Le Canada est un pays. Si le peuple dit le Canada, il n'entend
pas désigner par là le pays, mais le X de Canada — comme nous
avons vu que son l'afeu est soit == la maison à feu, donc un
féminin, soit l'hôtel à feu, donc un masculin, à quelques kilo-
mètres de distance l'un de l'autre. Que représente X ? Évidem-
ment un mot masculin sous-entendu. Ce mot n'est donc ni
pomme, ni truffe, ni patate, ni aucun autre terme désignant la
« pomme de terre », puisque tous sont féminins. Alors il faut
que ce soit un sous-entendu masculin désignant un autre végétal
tubéreux, susceptible, comme l'ont été patate et truffe, d'évoluer
sémantiquement à « pomme de terre », et s'effaçant économique-
ment — cela est bien naturel, vu la préférence marquée donnée
à la culture de la pomme de terre — et lexicalement devant la
pomme de terre. Cet X ne peut-être., que Y artichaut, doit être
Y artichaut, puisque le « topinambour » qui, sous la forme topi-
nambour, devient « pomme de terre » porte le nom vulgaire
ft artichaut de Canada. Donc le canada est l'abréviation de Y arti-
chaut de Canada, qui est le « topinambour », et le successeur du
malheureux pon de terre, est « le topinambour » qui est « pomme
de terre ». Ce n'est pas canada « pomme de terre » que l'aire
pon de terre-pon a emprunté, c'est canada « topinambour »..
qu'il a emprunté ?
===== Non pas qu'il a emprunté, mais bien qu'il a appelé à
devenir « pomme de terre ».
Et le canada à l'est de l'aire pon de terre-pon, que vous
disiez avoir été prêté à cette aire..
== est lui-même, non pas originairement « pomme de
terre », mais « topinambour » appelé à devenir « pomme de
terre ».
Parce que ?
= Parce qu'une raison semblable à celle qui a fait aban-
éminence, et non de Gruyère-x\\\z, qui n'est même pas un entrepôt de fro-
mages. Les dictionnaires répètent à l'envi cette erreur.
Quelle est la forme qui triomphera de le frigo (= « le bœuf, le mouton
frigorifié») ou de la frigo (= « viande frigorifiée ») ?
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 187
donner pon de terre (> « pomme tendre ») a obligé l'est de l'aire
pou à abandonner pomme de terre.
■ Qui vous dit que l'est de l'aire pou avait pomme de terre}
Le bon sens : car je ne puis croire aux impossibilités. C'en
serait une que de croire que la pénétration de pomme de terre —
ou la présence de pomme de terre — soit conditionnée par le sort
qui lui a été fait dans l'aire pou, vu qu'il a fallu, une aptitude
phonétique particulière, et même exceptionnelle, à pomme de
terre pour devenir pou. Croyez-vous donc vraiment que pomme
de terre a pris le souci de savoir s'il allait, oui ou non, devenir
pon de terre et donner pon « pomme », reculer ou s'arrêter devant
un danger . . inconnu et insoupçonnable ? Pomme de terre n'a pas
pour limite celle de pon à l'est, et s'il n'est pas à l'est de l'aire
pon « pomme », il y a été, je l'affirme, et il en a été chassé.
Chassé par qui ?
. Chassé par une équivoque plus rapprochée encore, bien
plus rapprochée, que dis-je, imminente, si imminente même que,
n'était l'impossibilité d'arrêter pomme de terre à la limite de pon
« pomme », je dirais chassé le jour même de son arrivée, ou de
sa naissance — mais les pon de terre retenus avec instance, malgré
leur équivoque, par l'aire pon m'obligent ci admettre l'invasion
ou la naissance de pomme de terre. Il a été chassé par le fait que
pomme de tierre l était une « pomme de tertre », et que c'est
canada « topinambour » qui a dû le remplacer : il y est devenu
sur place « pomme de terre » pour sauver cette région de l'équi-
voque.
Vous prétendez toujours que c'est sous l'influence de
canada que s'est masculinisé pomme de terre, mais d'un canada
« topinambour », naissant « sur place » à la vie sémantique de
« pomme de terre ».
= Comme topinambour, lui-même, est devenu sous des
formes estropiées « pomme de terre » (cf. la petite région vos-
1. On va voir tout à l'heure pourquoi, et dans quelle mesure, je fais inter-
venir cette forme, dont il n'a pas été question jusqu'ici, quoique l'aire pon
« pomme » se trouve en partie dans l'aire e > ie.
l88 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
gienne où M. O. Bloch a relevé tupi féminin « pomme de
terre » en compagnie de pomme de terre, pommette, poiretté).
Canada « pomme de terre » surgit comme une apparition récente:
il n'a pas perdu son genre, comme tupi l'a perdu au milieu de
mots féminins. C'est comme « topinambour » qu'il a influencé
« pomme de terre » (> pon de terre, pon).
Considérez ce parallèle :
canada « topinambour» influence pomme de terre, ancien mot,
le fait masculin ;
maison, mot nouveau, influence hôtel, ancien mot, le fait
féminin ;
cuisine, mot nouveau, influence maison, et en fait maisonne.
Maisonne, hôtel, pon de terre patois ont disparu. Cuisine, maison,
canada ont triomphé : c'est la loi du plus fort, c'est la loi du
vainqueur.
Et true ?
= Vous me le demandez maintenant ! Si je me refuse à
admettre un transport de truffe « pomme de terre » (produit
commun et répandu), puis-je refuser de reconnaître à truffe
« truffe » (produit sans doute bien rare dans le Nord et connu
par ouï-dire) le droit de vivre dans le Nord sous une forme qui
ne lui vienne pas des magasins de comestibles de Paris, mais
sous une forme qui lui vient des pays où il y a des truffes ?
Comme topinambour, patate sont les noms de végétaux tubé-
reux appelés à être des « pommes de terre » du tac au tac,
puisque la « pomme de terre » est un tubercule sans nom, et
qu'il lui en faut un d'emprunt, s'il n'en a pas de personnel,
truffe est exactement, quant à sa vie d'autrefois et à sa vie nou-
velle, le pendant de canada, le pendant de patate, le pendant de
crompire, qui, lui aussi, a été un « topinambour » avant d'être un
« pomme de terre » (Bouillet).
J'affirme que l'aire de pomme de terre a dû préexister dans l'aire
canada « pomme de terre »
i) parce qu'il est impossible qu'une invasion, ou une naissance
autochtone de pomme de terre, se soit arrêtée, ou limitée, exacte-
ment à la limite que lui aurait prescrite l'état phonétique néces-
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES t8ç
saire pour que pomme de terre devînt pon, invasion ou naissance
n'étant en aucune connexion avec un fait phonétique, et surtout
pas avec un fait phonétique ne se produisant que dans une cer-
taine combinaison syntactique, c'est-à-dire particulièrement,
singulièrement, sinon exceptionnellement, c'est-à-dire restreint
à certaines conditions du mot ;
2) parce que cette impossibilité est confirmée par l'histoire de
terre = terra en Wallonie.
Voici cette confirmation.
La Wallonie — comme aussi les Vosges, dont nous ne devons
jamais perdre de vue l'étroite parenté linguistique avec la Wallo-
nie, parenté qui va nous permettre une nouvelle démonstration
d'une valeur que je vous laisse apprécier — la Wallonie, dis-je,
y compris le département du Nord, c'est-à-dire la partie de la
France qui a pon « pomme » en commun avec la Wallonie, a un
caractère phonétique particulier qui affecte terra latin .
Le parler wallon diphtongue Yè accentué en te — nous ne
parlons ici que de cet e accentué — même lorsqu'il est entravé.
Le fait est bien connu : terra doit y être et y est devenu tierre.
Le vosgien a traité cet e absolument comme le wallon ; mais,
tandis que le wallon a conservé la diphtongue jusqu'à nos jours
relativement intacte, le vosgien, sous des influences diverses —
invasion française, retour à e pour cause de lexicalité impropre
à persister et particulière à certains mots — l'a conservée beau-
coup moins.
C'est ainsi que des mots tels que perdre, fête, tête, fer (et fer
blanc), hiver, herbe, herse, etc . occupent dans le wallon et le vos-
gien des aires dont l'extension géographique varie à l'infini selon
les mots. Mais le vosgien, qui, entre parenthèses, pousse ses
ramifications jusque dans le Jura bernois, jusque dans le terri-
toire où il participe avec lui à l'aire pommette « pomme de terre »,
manchette « abeille » (et culat — « culotte » !), n'a gardé de son
ancien état que beaucoup moins de traces que la Wallonie — je
le répète. C'est ainsi que, dans les Vosges, on chercherait vaine-
ment la moindre trace de la diphtongaison dans les mots tête,
fête — on en pourra contrôler l'absence dans les relevés de
190 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
M. O. Bloch — , c'est ainsi que la diphtongaison wallonne des
autres mots cités ci-dessus apparaît égrenée, dans les Vosges, plus
ou moins, selon les mots. L'étude de chacun de ces mots exige-
rait une monographie.
Il est un mot cependant, un seul à ma connaissance, qui
témoigne, au contraire, d'une vitalité maxima dans le vosgien et
..d'une absence à peu près complète en wallon. Ce mot est préci-
sément notre lierre « terra ». On avouera que ce renversement
de rôle dans « terre », comparé à . .tous les autres mots suscep-
tibles d'avoir la diphtongue ie, est bien significatif : lierre renverse
tous les termes de la donnée et les renverse plus radicalement
que l'appauvrissement de ie dans les Vosges ne se confirmait par
l'égrènement des mots avec diphtongue.
En effet, prenant pour exemple le mot diphtongue le plus
régulièrement dans les Vosges, « herbe », j'y constate une dou-
zaine de formes avec diphtongaison contre une vingtaine de
wallonnes, et, en face d'une dizaine de lierre vosgiens, trois lierre
wallons, dont deux — nouveau fait significatif — dans l'aire pon
« pomme » — encore l'un d'eux (281) ne le présente-t-il que
dans pomme de terre, où il est de valeur utilitaire x), et . .non pas
dans terre (pon de tierre, mais terre), l'autre (282) dit pomme de
tierre — même valeur utilitaire qu'au point 281 — et terre ou
tierre, un troisième, bien éloigné, 182, où la « pomme de terre »
est une crompire, et où tierre a pu se conserver grâce à l'absence
de l'équivoque que nous allons constater dans la plus grande par-
tie de la Wallonie et qui n'existe pas dans les Vosges.
En présence de ces faits, aucun doute n'est possible : tierre
« terre » est intolérable dans toute la Wallonie, comme nous
1. Tierre avait une valeur utilitaire pour sauver pon de terre d'une chute en
« pomme tendre ». C'est une conservation exceptionnelle de la diphtongue,
autrefois régulière . Ce tierre, utilitaire aux points 281 et 282 est, ailleurs en
Wallonie, la cause directe pour quoi « pomme de terre » y est intolérable
{tierre = « terre » et « tertre »).
Ce ne sont partout que des mirages phonétiques : parfois une ancienne
loi n'est représentée que par un mot, et encore est-ce à un hasard que nous
devons sa conservation !
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 191
avons trouve terre intolérable dans l'aire pon de terre-pon, parce
que pomme de terre y aboutit au même produit que « pomme
tendre ».
Mais l'aire wallonne pon « pomme » est en sa plus grande
partie dans l'aire phonétique è entravé >> ie, et, par conséquent,
pomme de terre, s'il était né autochtone dans cette aire serait aussi
Pomme de tierre qui ne se serait pas télescopé avec pomme ter
« pomme tendre », ou même, si, importé, il avait été, comme
cela est plus que vraisemblable, traduit en patois, il ne se serait
pas non plus télescopé avec « pomme tendre » .
== Qu'il soit autochtone, qu'il soit importé, peu importe ;
car, même importé, il est évident qu'il eût été analysé, et il l'a
été effectivement, puisque pomme, la première partie du composé
pomme de terre devient pon « pomme » par analyse du composé.
Quant à pomme de tierre antérieur à pomme de terre, sur lequel
nous avons tablé dans l'explication de la genèse de pon de terre
masculin et de pon « pomme » masculin, il a sûrement existé
dans l'aire pon de terre-pon, comme vous le dites. Il est sûrement
le substratum de pomme de terre qui a été le point de départ de
notre démonstration. Dans sa plus grande partie, dites-vous : je
dis, dans la totalité de l'aire, vu que la diphtongue ie s'est cons-
tamment retirée géographiquement, et que nous en trouvons
encore des traces dans l'aire entière pon de terre-pon, là où elle ne
se manifeste pas dans la plénitude de son déploiement comme à
l'est wallon. Vu, notamment, que nous avons tierre, lui-même,
aux points les plus extrêmes de l'aire ie, aux points 281 et 282,
où ce tierre était encore présent à l'esprit, et utilisable pour
empêcher que pon de terre n'arrivât à être équivoque avec
« pomme tendre », et où, par conséquent pon de tierre actuel a
été précédé de pon de terre, précédé lui-même de pomme de tierre,
lequel était impossible, parce que, en ces deux points, il était
équivoque avec un homonyme que nous allons à l'instant recon-
naître et auquel déjà j'ai fait allusion ci-dessus. Naturellement,
à ces points, ce n'est pas en « pomme de terre » que tierre s'est
conservé, mais en tierre « terre », non aligné à terre par l'évolu-
tion utilitaire de pomme de tierre à pomme de terre.
192 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
Donc pomme de terre n'est pas, dans l'aire pon de terre-pon, la
première couche apparue de « pomme de terre » et sur laquelle
sont venues se superposer celles de canada, truffe, patate. Elle n'est
que secondaire, et la primaire est pomme de tierre .
Or, cette couche primaire pomme de tierre, substratum de pomme
déterre, est aussi celle de tout le reste de la Wallonie, sur laquelle
sont venus se superposer, comme sur l'aire pon de terre-pon, les
mêmes noms de végétaux tubéreux analogues à la pomme de
terre, et auxquels il faut ajouter particulièrement crompire, qui,
avant d'être « pomme de terre », a été « topinambour »
(Bouillet).
Ces noms de la « truffe », de la « patate », du « topinam-
bour » ont été invoqués, parce que pomme de tierre n'était pas
viable, et que, de concert avec le triomphe économique de la
pomme de terre sur eux, ils s'adaptent lexicalement à leur nou-
velle fonction sémantique à peu près comme boucle d'oreilles à
« pendant », à « bouton » etc., qui deviennent boucles d'oreilles
quoique n'étant rien moins que des boucles.
Et pour quelle raison pomme de terre n'était-il pas viable ?
Allez-vous nous exposer une nouvelle intolérabilité, semblable à
celle de pôter = « pomme de terre » et « pomme tendre »,
laquelle serait venue se greffer sur une ancienne intolérabilité de
pomme de tierre = « pomme de terre » et « pomme X ».
. C'est précisément ce que je veux démontrer, ou plus
exactement une intolérabilité de pomme de tierre = « pomme de
terre » et « pomme de X ». Une intolérabilité de pomme de tierre
qui, à l'est de pon de terre-pon fait place à des substituts de
« pomme de terre » désignant originairement d'autres végétaux
tubéreux, et qui, dans l'aire pon de terre-pon, a fait place à un
pomme de terre de nature thérapeutique, lequel se révèle bien vite
comme lui-même intolérable à cause de son télescopage avec
« pomme tendre », et est remplacé, comme à l'est, par les
mêmes noms de végétaux propres à être « pomme de terre »
(chute de Charybde en Scylla), tandis qu'à l'est cet état théra-
peutique, trouvé bien vite illusoire, ne se manifeste plus à nos
yeux dans pomme de terre, mais que son passage nous est révélé
par un vestige, .. par l'évolution de tierre en terre.
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 193
je m'appuie, dans cette nouvelle démonstration,
i) sur le fait — par ailleurs inexplicable — qu'un lierre
u terre a commun à toute la Wallonie (y compris le départe-
ment du Nord) a évolué à terre « terre » actuellement commun
à toute la Wallonie (y compris le département du Nord) ;
2) sur la présence particulière dans ce même territoire d'un
u X », qui ne peut avoir pour limite celle d'un événement pho-
nétique (pomme > pan), qui, signifiant tout autre chose, est abso-
lument identique à lierre, mais pourrait coexister avec celui-ci
..sauf en une affectation ..qui est précisément celle qui devait
nécessiter l'évolution de bomtne de tierre en pomme de terre et
(conséquence à peu près fatale) celle de tierre en terre.
A vous de juger si je suis sur la piste de la vérité et du
nombre de probabilités qui va en résulter en faveur de mon
explication.
Et cet X est ?
C'est le mot wallon tierre « tertre » < lierne. Godefroy
n'en donne des exemples que du wallon, il ajoute qu'à Mau-
beuge on dit encore [ou disait ?] tieme. Les lexiques wallons
attestent bien la forme tierre (lier dans Grandgagnage), et sa pré-
sence à Maubeuge, qui est dans l'aire pon de terre-pon, nous
montre que tierre « tertre » ne s'arrête pas à la limite de cette
aire, par conséquent, que tierre a dû produire les mêmes effets
dans l'aire pon de terre-pon que dans l'est de cette aire.
Mais la présence de tierre « tertre » avec tierre « terre »
ne constitue pas une intolérabilité de coexistence, tierre « tertre »
étant masculin, tierre « terre » étant féminin. Le livre coexiste
avec la livre, le moule avec la moule, le page avec la page, et même
dans les patois où l'article la est devenu le.
Aussi, n'est-ce pas en tierre « terre » que s'est montrée
l'intolérabilité d'une existence commune. C'est dans pomme de
tierre ; car si le tierre était « le tertre », si la tierre était « la terre »,
la pomme de tierre était intolérablement et une « pomme de
terre », et une « pomme de tertre » ! Il fallait donc, pour que
pomme de tierre ne fût pas une pomme de tertre, de monticule,
de montagne, pour que pomme de terre pût vivre, qu'il restât ou
'3
194 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
devînt pomme de terre et non pas pomme de tierre dans Taire ou
lierre « tertre » existait.
Pomme de tierre devenant pomme de terre entraînait tierre « terre »
à devenir terre (comme pommette de terre, dans les Vosges deve-
nant pommet de terre entraîne pommette « pomme » >> pommei) —
plus ou moins infailliblement (nous avons vu les points 281 et
282, dans Taire pon de terre-pon pouvoir recourir encore à un
tierre « terre » pour sauver un pon terre qui leur apparaît comme
« pomme tendre »).
Alors, de même que dans Taire pon « pomme », qui
n'est que la résultante d'une aire pon de terre < pomme de terre,
nous vous avons réclamé un pon de terre intact, de même, ici,
nous vous réclamons dans Taire terre (pour tierre), qui n'est que
la résultante d'une aire pomme de terre < pomme de tierre, un pomme
de terre intact.
= Que je n'ai pas à vous présenter : dans cette aire je n'ai
même pas une seule trace de pomme de terre triomphant de pomme
de tierre, à Tencontre de ce qui s'est — d'ailleurs bien pauvre-
ment — trouvé dans Taire pon de terre-pon ; dans cette aire, il
n'y a pas un seul pomme de terre.
Alors ?
■ Pomme de terre en a disparu, ..après avoir laissé comme
trace de son passage terre <C tierre.
— — Et disparu pour quelle raison ?
= Parbleu, pour la même raison que pon de terre a disparu,
- c'est-à-dire parce que ce pomme de terre né de pomme de tierre deve-
nait, lui aussi, pomter = « pomme tendre », et que, si la prépo-
sition de l'adjectif qualificatif pouvait permettre, comme vous le
pensez peut-être, une concomitance pomme terre « pomme de
terre » et terre pomme « pomme tendre », je vous réplique que
c'était blanc bonnet pour bonnet blanc ; car, dans cette aire vous
trouverez pomme terre et terre pomme signifiant tous deux
« pomme tendre » ; et si, dans cette aire, il y a des formes fer
pour ter « tendre », qui peuvent faire croire à une origine régu-
lière — quoique elles soient sujettes à caution — je vous
réplique que la seule confusion en cette aire de « pomme
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES I 9 5
tendre 0 avec « pomme de terre » est une raison bien suffisante
pour que, en Belgique, pomme de terre ait été complètement
banni des patois, d'autant plus que tenerum a été traité diffé-
remment selon qu'il était préposé au substantif (= protonique)
OU qu'il était postposé.
Donc, l'unique succès durable et persistant qu'a eu pomme de
ferre <C pomme de lierre a été de transformer définitivement lierre
en terre. Parallèle : pon de terre transforme ponne « pomme » en
pou qui reste — pomme de ferre transforme lierre « terre » en terre
qui reste.
Tant que les patois wallons existeront et posséderont ter
«tendre » et lierre « tertre 2, ils ne pourront ni faire naître
pomme de ferre, ni le recevoir. Quand les patois wallons auront
phonétiquement disparu, le français wallon pourra fort bien
avoir pomme de terre et, s'il lui plaît, le français provincial lierre
0 tertre ».
Je n'exclus pas la possibilité que l'aire pon de terre-pon ait pu
avoir autrefois une extension plus considérable et que pon de terre
ait pu retourner à pomme de terre, pon à pomme (admis que pon
« pomme » n'ait pas pu rester à l'abri de l'influence masculini-
sante de pon de terre — cf. 281 et 282) : au point 272, par
exemple, on dit pon ter « pomme tendre », des pommes « des
pommes » et des pons de terre en concurrence avec tru-e « pommes
de terre » (mélange bien compréhensible en un point limitrophe
d'une aire).
*
* *
Résumé et notes complémentaires. Il n'y avait aucune raison dans
les Vosges d'échanger lierre contre terre : aussi y est-il remar-
quablement conservé, tandis qu'il a disparu de la Belgique
wallonne et du département du Nord, où cependant ses congé-
nères phonétiques se maintiennent beaucoup plus que dans les
Vosges. Tierre, sorti récemment de tierneen wallon, n'existe pas,
à notre connaissance, dans les Vosges. Il pourrait coexister avec
tierre « terre » à la condition de ne pas avoir subi l'évolution
wallonne en tierre.
196 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
C'est, avons-nous prétendu, le canada qui, dans les Vosges, a
provoqué pommette de terre à devenir pommet de terre et, par suite,
pommette à devenir pommet, bien que nous n'en ayons trouvé
aucune trace.
Cependant les matériaux recueillis par M. O . Bloch dans les
Vosges méridionales laissent entrevoir la possibilité d'une
influence émanant d'un autre masculin que canada. Outre pomme
de terre, poirette, pommette, M. Bloch signale tupi féminin, signi-
fiant tous quatre « pomme de terre ». Ce tupi est une abréviation
de topinambour, qui est devenue féminine dans l'ambiance fémi-
nine des autres « pomme de terre » (cf. le frigo et la frigo). Il
confirme l'évolution de canada « topinambour » à canada
« pomme de terre », puisque et canada et topinambour sont évi-
demment à l'origine des topinambours. Écarte-t-il ma supposition
d'après laquelle ce serait, dans les Vosges, canada qui aurait
masculinisé la forme de pommette de terre, arrivée phonétique-
ment a un état où elle pouvait être considérée aussi bien comme
masculine que comme féminine ? La question est, on le voit,
de minime importance : que ce soit canada ou topinambour qui
soit la cause directe de la masculin isation de kma(t)tyer, c'est,
dans un cas comme dans l'autre, « topinambour » qui en est la
cause. Influence de canada en wallon, influence de topinambour
dans les Vosges, ici, soit influence de h topinambour (non abrégé),
soit de le tupi, abréviation familière, devenue la tupi, après avoir
évolué sémantiquement à « pomme de terre » pour une raison
qui n'est pas contradictoire de la création de pommette « pomme
de terre ».
Quoi qu'il en soit, tupi de M. Bloch est, ce me semble,
démonstratif de la justesse de notre démonstration : en l'absence
de pommelle et de poirette — notons, en passant, que, à l'origine,
poire de terre, selon Bouillet, a aussi désigné vulgairement le
« topinambour » — la « pomme de terre » est un topinambour.
Si je maintiens la probabilité d'une influence de canada, soit
concurremment avec celle de topinambour, soit exclusivement, dans
les Vosges — question, je le répète, d'une minime importance —
c'est, parce que le siège principal de pommet de terre est plus au
Kl \i JTÈS ÉTYMOLOGiaUES 197
nord que le territoire exploré par M. Bloch, et, par conséquent,
plus voisin du wallon, dont il est séparé par une zone de parlers
très francisés (« trouée de la Meuse) ».
Dans toute la Belgique wallonne (y compris le département
du Nord), où nous avons actuellement terre « terre » — lequel
terre est contraire à la phonétique conservative de la région, alors
que lierre est conforme à la phonétique vosgienne, beaucoup
moins conservative, qui témoigne cependant par lierre du maxi-
mum d'extension géographique de ie — on a eu, comme subs-
tratum de canada, patate, truffe, crompire l, cartouche (terre-trufte),
le terme pomme de terre (< pomme de lierre) ; tous ces substituts
wallons sont originairement et « en place » des termes dési-
gnant des plantes tubéreuses auxquelles on a assimilé la pomme
de terre.
Car je ne puis croire que ces substituts, dont seul patate pour-
rait provenir directement de la langue de Paris qui l'a conservé
concurremment avec pomme de terre, aient été empruntés, après
l'évolution récente de tierne à lierre, à des patois de France, avec
lesquels ceux de la Wallonie auraient été en communication.
Vu la diversité de ces substituts, il me paraît même absurde
d'émettre l'hypothèse d'une importation en Belgique de mots
venant des quatre points cardinaux par le canal de parlers qui
devaient être aux wallons aussi étrangers que les parlers de
l'Afrique.
Grâce à l'impossibilité où étaient les parlers wallons de main-
tenir le terme de pomme de terre2, qui forme le substratum de
tous les autres qu'ils ont actuellement, ils nous montrent, en
raccourci géographique, tout le déploiement des termes aptes à
devenir « pomme de terre », et qui étaient originairement des
végétaux tubéreux.
Loin de contredire la première solution apportée à pon de
terre, la seconde solution, que je donne à canada « pomme de
i. Bouillet dit que le topinambour porte le nom vulgaire de crompire.
2. Ainsi se décomposent les aires phonétiques. Un ou deux mots du genre
de tierre. > terre, et toute la loi t; entravé > ie disparaît. (Cf. l'aire atte-otte-
at-ot).
I98 PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE VERBALES
terre » à l'est de pon « pomme », à la conversion wallonne — et
non vosgienne — de tierre à terre, à l'absence complète de pomme
de terre en Wallonie, vient, ce me semble, confirmer la première,
et je crois avoir ainsi multiplié à l'infini les probabilités qui mili-
taient en faveur de ma première solution, laquelle, déjà, me
paraissait équivaloir à une certitude.
Veuillez maintenant récapituler toutes les modifications lexi-
cales qui sont survenues à la suite de l'importation de la pomme
de terre, et tous les bouleversements qu'elle a causés dans la
sémantique des noms de plantes tubéreuses dans une partie du
gallo-roman, partie qui n'en est pas la dixième, — et jugez par
cela de la tâche qui incombe à celui qui veut tirer parti d'une
carte de l'Atlas, de quelque ordre de recherches qu'il s'agisse,
historiques, économiques, phonétiques, étymologiques, ou
autres.
Est-il bien vrai, ainsi que le croit M. Spitzer, que, pour étu-
dier l'histoire de l'importation de la pomme de terre en France,
le géographe ait besoin de l'historien ? Cela est indubitable ;
mais il me semble que l'historien qu'il nous présente nous parle
bien souvent de la truffe, de la patate, du topinambour, croyant
parler de la pomme de terre !
C'est un trésor précieux que la France laisse se perdre, en
négligeant de recueillir ses derniers patois. Les bibliothèques,
qui, elles, « ne s'en vont pas », ne sauraient-elles attendre une
génération de linguistes mieux avertis ?
VIII. — RÉSUMÉ SUCCINT DE MAISON
ET HOTEL EN PATOIS
Mansionem « demeure » est l'origine de maison dans le fran-
çais littéraire et maison y est resté fidèle à cette origine. J'appelle
cette étymologie latine, à laquelle l'Ile-de-France est restée fidèle,
étymologie I
RÉALITÉS ÉTYMOLOGIQUES 199
Transporté en province dans les aires hôtels mansionem »,
pour mettre fin à une intolérable équivoque de hôtel = « hôtel-
lerie » et « maison •>, mansionem reste tout d'abord étymolo-
gie I, mais est bientôt soumis à Pétymologie populaire (cf. férir,
ferme?, pervenche, violette, mouche ep > mouchette, et cent autres)
qui en fait « pièce où est la maie » — étymologie II ou étymo-
logie française.
Cette étymologie populaire entraîne nécessairement le syno-
nyme parfait de maison qui est hôtel, lorsque le français littéraire
vit sur pied d'égalité avec le patois ou est même prépondérant
dans l'usage. Maison, en province, a cessé d'être mansionem
latin, hôtel, en province, est bien hospitale, mais un hospitale
qui signifie « cuisine » de par l'injonction de maison.
La province patoise n'a plus —déjà elle avait maison « maison »
littéraire comme complément équivoque de maison « cuisine » —
qu'à se plier aux ordres du français littéraire, elle n'a plus qu'à
être française de langue. L'étymologie II, ou étymologie fran-
çaise, fait place à l'étymologie I, ou étymologie latine. L'étymo-
logie II n'aura été qu'une étymologie éphémère.
Hôlel patois a été tout d'abord sapé par hôtel français (> hôtel
patois = « hôtellerie » et « maison »), puis, une nouvelle fois,
sapé par maison qui était accouru pour détruire l'équivoque
hôtel = « hôtellerie » et « maison », et qui fait de hôtel une
« cuisine », parce que maison est lui-même étymologiquement
(étymologie II) une « cuisine ». Il disparaît en tant que « cui-
sine », où il est synonyme de maison qui est, lui aussi, « cui-
sine ».
Plus de lexicalité patoise pour « maison » !
Maison français — coexistant comme « maison » à côté de
maison « cuisine», existant en français comme « maison » — se
rétablit, conscient de sa sémantique littéraire, réapparaît sous sa
forme étymologique et sémantique de mansionem ; et ... hôtel
patois, hôtel « cuisine », qui a pour correspondant lexical le fran-
çais hôtel « hôtellerie, demeure somptueuse », n'a plus rien à
faire. Il ne peut ni redevenir ou rester « maison » (d'ailleurs
inutile à côté de maison, ou impropre vis-à-vis de hôtel français),
200 PATHOLOGIE ET THERAPEUTIQUE VERBALES
ni être « cuisine » (dernier refuge sémantique où il expire) ; car
hôtel français s'y oppose. Il ne sera plus hospitale latin > oté
« maison » >» oté « cuisine » : à sa place, il y aura un hôtel litté-
raire qui a une histoire tout autre que la sienne.
Cuisine remplacera et maison « cuisine a et hôtel « cuisine »,
devenus impossibles dans un parler pénétré de français.
La nature sémantique équivoque de cuisine littéraire a été la
cause pour laquelle les parlers populaires ont hésité à l'adopter :
son imposition est de nature dictatoriale, témoigne d'une inva-
sion à laquelle les parlers populaires n'opposent plus de digue.
Aussi, les parlers populaires qui, cependant, ont sans hésita-
tion réadopté maison « maison », ont-ils, pendant un certain
temps, fait obstacle à la pénétration de cuisine, et ont-ils cherché
à y suppléer par des substitutions empiriques, que nous avons
longuement exposées, et qui témoignent de la vanité de leurs
efforts, soit qu'ils créent (afeu), soit qu'ils empruntent (Jeu,
foyer, boulangerie). Ces efforts manifestent que le moment était
venu pour eux de se rendre sans condition, à la merci du fran-
çais. Le glas pour les patois, le carillon pour le français !
Là où cuisine a été en un plus long contact de français à patois
avec maison « cuisine », là où « cuisine » n'a pas de substituts
que le patois ait cherchés, là où cuisinez été adopté sans que son
équivoque (« il fait la cuisine dans la cuisine ») ait paru être
un obstacle dirimant à son adoption, cuisine français a amené
sur sa ligne maison « cuisine » disparaissant, et par contre-coup
maison « maison », en faisant d'eux maisonne « cuisine » et
« maison » (qui évoque un plus éphémère chansonne). Mai-
sonne « cuisine » détruit, maisonne « maison » redevient maison,
après s'être attardé quelque temps en maison « cuisine », et, dans
son retour, entraîne un ponne (de terre primitivement, puis ponne
« pomme » à sa suite) à devenir pon, un masculin, de concert
avec un « pomme de terre » masculin (canada, topinambour), qui
est le nouveau « pomme de terre ». Maisonne a agi sur chanson
(> chansonne), comme maison, revenu de maisonne a agi sur
ponne (de terre) et ponne « pomme » (> pon).
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Puissance analogique d'à// répondant aux questions où et quand.
I. Point de départ de l'enquête : Vombre>le lombre à Saint-Pol. i
II. Ce n'est pas, dans le Nord, le substantif qui a une puissance
analogique sur un autre substantif ; c'est la formule gram-
maticale avec au analogiquement puissant : au soir > au nuit. 8
III. Puissance analogique d'au sur des mots français invariables:
auprès, autour, auparavant, aujourd'hui 10
IV. Au réclame en français l'agglutination de l'article 12
V. Au réclame en français le pluriel du substantif 14
VI . Ait conservateur de vieux mots français : au clair de la lune. . 21
VII . Aperçu rétrospectif 22
Essette-mouchette dans l'est du domaine gallo-roman 29
La diminutivité d'« abeille » et d'« oiseau » 53
L'hypnotisme phonétique en Suisse 67
I . Clavellus 53
II . Abeille -g
Fantasmagorie étymologique.
I . Pommette « pomme de terre » lorrain 82
Le mûier à la lumière d'une documentation plus
complète 07
Appendice Io8
II . Pommette •< pomme de terre » valaisan n6
Réalités étymologiques.
I . Holtl, maison = » cuisine » ,24
202 TABLE DES MATIERES
II. Matériaux justificatifs.
i) Hôtel « maison » , 132
2) Hôtel, maison « cuisine » 134
III. Hôtels « cuisine », ou maison > « cuisine » ? 136
IV . Le feu, le foyer, Yafeu, la toa ■=. « cuisine » 145
V. Culotte > culot. Extension de l'aire at-ot-atte-otte 156
VI . Pommette > pommet , 164
VII . Maison > maisonne > maison. Pomme l>pon (masculin) 166
VIII . Résumé succinct de maison et hôtel en patois 198
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS.
<€
o!L, Gillieron, «Iules Louis
2571 Pathologie
G5
PLEASE DO NOT REMOVE
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